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Bruno Retailleau a annoncé sa candidature à la présidence de LR. Suite à cette annonce, certains observateurs de la vie politique ont évoqué le handicap politique que représenterait son conservatisme.
Bruno Retailleau a annoncé sa candidature à la présidence de LR. Suite à cette annonce, certains observateurs de la vie politique ont évoqué le handicap politique que représenterait son conservatisme.
©Alain JOCARD / AFP

Ligne politique

Bruno Retailleau a annoncé sa candidature à la présidence de LR, suscitant un certain nombre de commentaires relevant le handicap politique que représenterait son conservatisme. Alors que 50 années de déconstruction « progressiste » méthodique des piliers de notre société produisent des effets ravageurs, pourquoi le conservatisme a-t-il encore aussi mauvaise presse ?

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Bruno Retailleau a annoncé sa candidature à la présidence de LR, suscitant un certain nombre de commentaires relevant le handicap politique que représenterait son conservatisme. Mais sait-on en France, dans la population, ce qu’est réellement le conservatisme ? Ce dernier semble souvent caricaturé en un puritanisme ou un immobilisme. Qu’est-ce que les Français ne comprennent pas à propos de ce qu’est le conservatisme en réalité ?

Christophe Boutin : Le conservatisme, ce « mot qui commence bien mal », pour reprendre la grande formule de Thierry Maulnier, est mal connu ou mal compris en France. Il semble à certains une importation du monde anglo-saxon, à d’autres le paravent d’une dictature de classe, il symboliserait encore l’immobilisme et flirterait avec la réaction. Les conservateurs ont par ailleurs souvent refusé de s’appeler comme tels pour ne pas subir les foudres des révolutionnaires ou progressistes, bref de cette intelligentsia de gauche qui nous sert aujourd’hui encore d’arbitre des élégances politiques et morales.

En France, Chateaubriand publie à partir de 1818 Le conservateur, et un demi-siècle plus tard, aux débuts de la IIIe République, ce terme de « conservateur » est revendiqué aussi bien par des hommes politiques de droite, qui souhaitent une restauration monarchique, que par des républicains modérés. Le terme est ici antithétique de celui de « révolutionnaire », porteur de potentiels bouleversements violents dont les Français sont las. Mais avant la fin du XIXe siècle pourtant, « conservateur » est clairement catalogué à droite, et présenté comme le seul paravent d’une bourgeoisie libérale ancrée sur ses privilèges. La domination intellectuelle, sinon politique, de la gauche tout au long du XXe siècle va alors conduire à ce que le terme tombe politiquement en désuétude, nul ou presque ne s’en réclamant explicitement.

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Mais il ne s’agit ici que du conservatisme politique, et il y a par ailleurs une vision du monde conservatrice qui dépasse largement le seul politique, et à laquelle, avec Frédéric Rouvillois et Olivier Dard – et une centaine de collaborateurs -, nous avons consacré en 2017 un Dictionnaire du conservatisme. Pour faire court, disons que ce conservatisme est un réalisme qui considère que l’homme a naturellement des qualités et des défauts et qu’il faut en tenir compte pour bâtir une Cité. Pour lui, le temps a permis l’apparition de formes sociales – famille, collectivités locales, corporations, nations… - qui ne sont jamais parfaites, mais qui sont autant de tuteurs permettant à l’homme de progresser, et il est donc tout à fait illusoire de vouloir écarter d’un revers de main ce qui nous a finalement permis d’être ce que nous sommes. La progression, l’évolution existent bien, mais se font nécessairement lentement, et la notion de Progrès ne fait pas ici l’objet d’un culte, car on en saisit les côtés positifs mais aussi les faces sombres.

On comprend dès lors qu’en face du conservatisme se dresse, comme Emmanuel Macron l’avait clairement énoncé dès 2017, le progressisme (cf. cette fois, avec Olivier Dard et Frédéric Rouvillois, notre Dictionnaire du progressisme), dont le nom dit bien qu’il s’agit d’une idéologie du Progrès, ce dernier étant conçu tout à la fois comme inévitable et nécessairement positif. Il permettrait en effet de faire advenir l’idéal d’un homme nouveau, libéré de toutes les contraintes après une déconstruction généralisée, et qui aurait une perfection quasi-divine. La distinction fondamentale entre les deux visions du monde antagonistes est donc là : au conservatisme réaliste qui tient compte des réalités humaines s’oppose l’idéalisme progressiste qui imagine un homme nouveau qui n’a jamais existé – et n’existera sans doute jamais, quelles que soient les « augmentations » technologiques ou génétiques mises en œuvre.

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Pour projeter les hommes dans le monde de la Cité idéale, le progressisme doit donc trancher, couper, araser, « déconstruire » tout ce qui est passé, histoire, héritage, tradition, qui sont selon lui autant de chaînes ou d’obstacles. Il lui appartient, pense-t-il, de « libérer » un individu qui sera ainsi laissé à l’état de monade isolée et jeté dans le monde sans aucun de ces cercles d’appartenance qui soutenaient les générations précédentes. Et c’est ici que le bât blesse actuellement, quand cette fuite en avant aboutit à une destruction généralisée dont il est de plus en plus évident que les effets délétères produits sont supérieurs à ses avantages. Mais si les Français ont conscience de cela, ils ne l’ont pas encore du fait que leur réaction naturelle et légitime de défiance et de rejet s’appelle… le conservatisme. 

Alors que 50 années de déconstruction « progressiste » méthodique des piliers de notre société produisent des effets ravageurs, pourquoi le conservatisme a-t-il encore aussi mauvaise presse ? N’aurait-il pas, à l’heure actuelle, tous les moyens de s’imposer ?

Le conservatisme est une réaction face à la déconstruction. Le premier véritable penseur conservateur, Edmud Burke, dans ses Considérations sur la révolution de France publiées en 1790, réagit face à l’idéologie révolutionnaire qui est, déjà, celle de la table rase, avec pour ambition, là encore, de construire de toutes pièces une société, et, au-delà, un homme nouveau. Ce déconstructionnisme progressiste est de nos jours en pleine accélération car les progrès de la technique lui permettent de s’affranchir non seulement des veilles règles sociales, des traditions multiséculaires, mais encore de règles naturelles qui semblaient il y a peu intangibles – que l’on pense par exemple à la différence entre les sexes, quand une récente campagne publicitaire affirmait qu’un homme peut être enceint. Nous connaissons tous par cœur les discours et les méthodes du déconstructionnisme, dont il est évident qu’il s’agit d’une fuite en avant qui ne saurait avoir de fin – à preuve, pour rester sur la question des genres, ce sigle LGBT auquel on ajoute toujours plus de lettres, pour finir par un + qui indique en fait le caractère illimité de ces distinctions.

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Car autant le conservatisme est, par définition, le monde de la limite, autant le progressisme est celui de l’illimité : le premier pense à modérer les désirs en pensant à leurs conséquences, le second à les satisfaire quelles qu’en soient les conséquences ; le premier, s’il n’est pas immobiliste « se hâte lentement », le second considère que toute pause dans le mouvement est synonyme de décadence et de mort. C’est d’ailleurs pourquoi ce dernier est condamné à s’auto-dévorer, car il y a toujours une déconstruction nouvelle qui ringardise les anciennes : dans un monde où ce qui est nouveau est conçu comme nécessairement meilleur, il faut toujours aller plus loin dans la déconstruction. Le jeu intellectuel débouche en fait sur une pulsion de mort, car c’est de haine de soi qu’il faut souvent parler derrière celle que le progressisme dirige contre ceux qui entendent seulement continuer à vivre comme ils le souhaitent, comme leurs parents ou grands-parents, et dans un cadre qui leur reste familier.

Cette capacité de nos sociétés à se lancer dans une fuite en avant fait de nos jours l’objet de vives critiques, de droite ou de gauche. Citons, pêle-mêle, les ouvrages d’auteurs catalogués à droite comme Éric Zemmour, Philippe de Villiers ou Patrick Buisson, mais aussi les analyses venues de la gauche, celles d’un Michel Onfray ou d’un Jean-Claude Michéa, et l’on peut évoquer aussi, là encore à droite comme à gauche, les thématiques de la décroissance ou du localisme.

En fait, en 2020, le monde progressiste est de plus en plus un « monde Potemkine », du nom de ce ministre russe qui, pour faire croire au progrès du pays et flatter sa tsarine, lui faisait traverser des villages dont les maisons n’étaient que des façades. C’est aujourd’hui tout un monde virtuel qui est imposé aux Français par le progressisme, dans lequel, par exemple, l’insécurité n’est jamais qu’un sentiment, l’art contemporain est foudroyant de beauté, où l’immigration, soit n’existe pas, soit est contrôlée, soit est une chance pour la France, soit va accoucher d’une merveilleuse société nouvelle, selon son degré de visibilité, dans lequel encore l’Union européenne « c’est la paix », une bénédiction, car le nationalisme ne cause que guerres et tourments – sauf en Ukraine -, et où le productivisme serait la seule solution pour lutter contre nos maux sociaux, le néolibéralisme étant une corne d’abondance qui fait ruisseler l’argent tout au long de l’échelle sociale. Mais le fil blanc est trop visible sur les coutures, et, aujourd’hui, plus personne ne croit à ce discours. 

L’assimilation entre conservatisme et bourgeoisie, et la quasi absence dans le débat d’un conservatisme populaire, joue-t-elle trop en défaveur de cette ligne politique ?

Nous retrouvons ici d’abord l’influence de la caricature qui est faite du conservatisme, et qui oublie nombre de réalités historiques. Celle, d’abord, que les lois sociales de la IIIe République ont été largement portées, à la fin du XIX siècle, par des parlementaires de droite, monarchistes et conservateurs, qui s’indignaient de la manière dont les ouvriers pouvaient être traités par cette bourgeoisie censitaire qui, à la Révolution, avait accaparé le pouvoir. Celle, aussi, que le libéralisme est un système qui est autant de  droite que de gauche. Celle enfin, que la gauche, lorsqu’elle a été au pouvoir, s’est contentée de s’emparer des postes et des prébendes et de former une nouvelle caste.

Mais la question la plus importante renvoie à cette idée d’un conservatisme diffus, ou de conservateurs l’étant sans vraiment s’en rendre compte, comme le prouve la dimension prise par un populisme, qui a de nos jours en Europe un sens différent de celui qu’il a pu avoir, à une époque plus ancienne, en Russie ou en Amérique latine, et dont en France le meilleur exemple récent aura été la révolte des Gilets jaunes. Une révolte de gens lancés malgré eux dans un futur donc ils ne veulent pas, par une oligarchie que le système politique ne permet plus de contrôler, car sans véritable contre-pouvoir populaire. La révolte de ceux qui voulaient simplement « persévérer dans leur être », se poser en héritiers d’une tradition, la faire évoluer et la transmettre à leurs enfants. Qui se refusaient à voir disparaître des cadres sociaux, et avaient la nostalgie de cette convivialité naturelle que l’on a vu réapparaître spontanément autour des ronds-points au début de la crise des Gilets jaunes.

C’est sur ce plan que devrait se produire une prise de conscience qui dépasserait les prétendus clivages entre « prolétaires » et « bourgeois », qui connaissent en fait de nos jours une même privation de leur histoire, de leurs traditions, de leurs manières de vivre ; et, derrière, un même déclassement, quand l’accès à la classe dirigeante, l’oligarchie endogame que nous connaissons, est rendue tous les jours de plus en plus difficile par l’absence de véritable méritocratie.

« Prolétaires » ou « bourgeois », plus un d’entre eux ne croit à ce monde virtuel chanté par les progressistes, car tous vivent dans la même réalité, celle de l’emploi intérimaire et incertain, des inquiétudes pour ses enfants, de la perte de pouvoir d’achat ou des agressions quotidiennes. Tous ces gens auxquels le progressisme impose de changer leurs habitudes de vie multiséculaires pour s’adapter à des habitudes de vie venues d’autres continents veulent au contraire conserver leur mode de vie, et sont donc bien tous, celui qui défend les acquis sociaux comme celui qui voudrait préserver son héritage, « celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas », des conservateurs, avec un même ennemi : le progressisme. Mais tant que cette prise de conscience d’une communauté de destin ne se fera pas, ce dernier, soufflant sur les braises de divisions qui n’en sont plus, ou qui ne sont plus que secondaires face à ce qui peut exister de commun, gagnera la partie. 

Briser la malédiction du conservatisme en France, est-ce mission impossible ? Quand même les candidats les plus ouvertement conservateurs peuvent estimer que cela va jouer contre eux, quelle possibilité de réhabilitation y-a-t-il ?

Que les candidats conservateurs, ou prétendus tels, osent ou non se réclamer du conservatisme peut finalement sembler bien secondaire. Peut-on espérer qu’un chef charismatique relève la bannière du conservatisme et fédère les conservateurs derrière lui ? Nul ne peut insulter l’avenir en disant que cela n’existera pas, mais est-ce-bien de là, « d’en haut », que partira le sursaut conservateur, ou « d’en bas » ?

Pour fédérer les élites – les véritables élites s’entend, qui existent à tous les niveaux de la société – et le peuple, il faut des craintes communes, et elles existent : ce sont celles du déclassement, de la perte des repères sociaux, de l’appauvrissement culturel et social de ses enfants. Sont-elles infondées ? Il semble bien que derrière le rideau de fumée progressiste il y ait une marche forcée vers un monde où une oligarchie mondialisée règnerait sur un troupeau d’ilotes, « pour leur bien », ce monde décrit par Alexis de Tocqueville dans une des pages les plus célèbres de la Démocratie en Amérique.

C’est le contact avec cette réalité qui permettra, éventuellement, cette prise de conscience qui pourrait lier élites et peuple dans un combat commun. La sensation de l’urgence les obligerait alors à dépasser certains clivages, et entre retour de la méritocratie et éléments de démocratie directe, entre respect des enseignements de l’histoire et garanties des valeurs sociales, le programme commun ne serait pas très long à bâtir. Et gageons enfin qu’une telle lame de fond si elle se produisait, qui ne se dirait d’ailleurs pas nécessairement conservatrice au sens doctrinal, mais qui le serait en fait par chacun de ses choix, trouverait sans doute naturellement ses chefs, locaux ou nationaux.

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