Attentats de Bruxelles : le double discours de Tariq Ramadan continue à dessein d’entretenir la confusion<!-- --> | Atlantico.fr
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Tariq Ramadan tient un double discours sur les responsables des attentats de Bruxelles.
Tariq Ramadan tient un double discours sur les responsables des attentats de Bruxelles.
©Reuters

Zizanie

A la suite des attentats du 22 mars à Bruxelles, l'intellectuel musulman Tariq Ramadan a publié une tribune sur le site de Politico, dans laquelle il revient notamment sur les raisons de cette violence et pointe du doigt les responsabilités occidentales, tout en minimisant l'impact religieux.

Jean Lafontaine

Jean Lafontaine

Jean Lafontaine est l'auteur de l’ouvrage L’islam de France (et d’Europe). Un message de paix ?, aux éditions 7écrit. Il a également publié Les sources doctrinales de l’État Islamique, aux éditions UPPR.

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Tariq Ramadan a publié une tribune sur le site de Politico à l’occasion des récents attentats de Bruxelles. Je vous propose d’en analyser quelques passages qui semblent importants. Le texte intégral est disponible à cette adresse : http://www.politico.eu/article/attentats-en-belgique-tariq-ramadan/

  • "Il importe de déceler les raisons de cette dérive de la violence extrémiste qui n’est pas seulement “folle,” “irrationnelle” et “barbare.” De tels propos, en plus de répandre la confusion terminologique, n’offrent aucune clarification politique aux termes de l’équation. Ils ajoutent de l’aveuglement à la réaction émotionnelle nourrie par la peur alors que nous avons besoin aujourd’hui de raison, de rationalisation, de propos raisonnés, fermes certes, mais nécessairement raisonnables."

Tout à fait d’accord : cette dérive est sous certains aspects raisonnée, rationnelle et violente mais non "barbare" contrairement à la présentation qu’en fait le monde politique et médiatique. Il convient effectivement d’en analyser la nature profonde pour sortir de la confusion et de l’aveuglement.

  • "Comment expliquer cette violence extrémiste ? Pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi sur tous les continents dans des lieux chargés de sens et de symboles ? La première raison est politique. On ne peut pas aujourd’hui vouloir déconnecter ces actions de la scène internationale avec la violence, la terreur et la mort qui se sont installés depuis si longtemps en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Lybie et plus largement en Afrique et en Asie. Les politiques européennes et américaines à l’étranger ne sont pas coupées du monde et ceux qui les ciblent le répètent à longueur de vidéos : “vous avez répandu la guerre et la mort dans nos pays, nous vous rendons la monnaie de votre pièce.”"

Il est assez curieux que Tariq Ramadan pose comme première raison la responsabilité du monde occidental, et en particulier des européens et des américains. Même si cela rentre en ligne de compte, on s’attendrait d’abord à un mea culpa au nom de l’islam dont le lien avec la violence religieuse s’exprime depuis de nombreuses années dans des contextes très variés. D’ailleurs, si cette violence religieuse peut s’appuyer sur des motivations politiques en fonction des théâtres d’opération, il n’en reste pas moins qu’elle est première et existe sans cela, puisque la doctrine même de l’islam prône le djihad, "combat dans la voie d’Allah", et promet le paradis à tous les "martyrs".

Rappelons en outre que la violence entre les multiples courants du monde musulman, et au premier chef desquels les sunnites et les chiites, est une constante depuis 1.400 ans, pour des motifs religieux.

  • "La seconde raison est exprimée à demi mots dans les différents communiqués des cerveaux commanditant ces opérations : il s’agit de provoquer des fractures dans les sociétés occidentales entre les musulmans et tous les autres citoyens. Aux musulmans, il s’agit de faire comprendre et sentir qu’ils ne seront jamais le bienvenu dans les sociétés occidentales. Le but étant également que ces dernières nourrissent une peur de l’islam et des musulmans et qu’elles assimilent leur présence au danger et à la violence."

Tariq Ramadan rejoint avec cette analyse beaucoup de "sociologues islamologues" français qui ont finalement l’audace de vouloir nous empêcher de réfléchir. D’après leur vision, nous ne serions que des marionnettes manipulées par l’État Islamique et on nous dit : "puisque vous êtes manipulés, vous devez faire le contraire de ce que prétend vous faire faire le manipulateur". Et l’on nous demande donc d’exprimer une solidarité sans faille avec l’islam de France qui, bien entendu, n’a aucun rapport avec tout cela (si ce n’est la religion…).

Ce qui est renversant dans ce discours est qu’à aucun moment n’est abordée de façon précise la question du contenu du discours du "manipulateur" alors que l’idée de manipulation implique nécessairement l’idée de tromperie. Car c’est bien le fond du problème : le discours de l’État Islamique est-il, oui ou non, une traduction correcte de la doctrine musulmane ? Si cela devait être le cas, faudrait-il parler de manipulation ?  Malheureusement, la question n’est jamais abordée sous cet angle.

Les lecteurs d’Atlantico qui seraient intéressés pourront sans doute trouver quelques informations intéressantes pour éclairer ce débat dans l’ouvrage "Les racines doctrinales de l’État Islamique" en cours de publication e-book aux éditions UPPR (2 tomes d’une quarantaine de pages chacun).

Par ailleurs, si des fractures dans les sociétés occidentales entre les musulmans et les autres citoyens existent bien, puisqu’on voit depuis longtemps fleurir un peu partout le communautarisme, elles n’ont visiblement pas attendu l’État Islamique pour apparaître. À lire les textes musulmans, on en déduit que l’islam est une religion fondamentalement communautariste. Le Coran est clair sur la supériorité de la communauté musulmane sur toutes les autres et la nécessité pour elle de ne pas se mélanger avec celles-ci. Par exemple :

Sourate 3, verset 110 : "Vous êtes la meilleure communauté suscitée chez les hommes (…). Si les gens du Livre croyaient, ce serait meilleur pour eux ; il y en a parmi eux qui croient mais la plupart sont des pervers."

Sourate 3, verset 139 : "Ne perdez pas courage, ne vous affligez pas alors que vous êtes les supérieurs, si vous êtes de vrais croyants."

Sourate 60, verset 1 : "Ô vous qui avez cru ! Ne prenez pas pour alliés Mes ennemis et les vôtres, leur offrant l'amitié, alors qu'ils ont nié ce qui vous est parvenu de la vérité. (…)"

Malek Chebel écrit avec clairvoyance dans son Dictionnaire encyclopédique du Coran (article "Amitié avec les incrédules") : "Tout lien avec un infidèle ou un incroyant est considéré comme une compassion pour ses idées, et parfois comme une adhésion pure et simple. Dieu défend aux croyants de se lier avec les infidèles."

Ce communautarisme va jusqu’au souci de ne pas ressembler au mécréant, de peur de devenir comme lui, comme le rappelle Yusuf Qaradawi dans Le licite et l’illicite en islam : "Ibn Taymiyya a affirmé à juste titre que le fait d’être différent des mécréants est une obligation visée par le Législateur : "L’imitation des autres extérieurement aboutit à les aimer et à accepter leur protection intérieurement. De même que l’amour intérieur aboutit à l’imitation extérieure. C’est une vérité dont témoignent les sens et l’expérience"."

Il n’existe pas aujourd’hui de pays, musulman (par définition) ou non, où la présence de l’islam ne se traduise pas par le communautarisme.

  • "Dans les faits, il ne s’agit pas à proprement parler d’une “radicalisation religieuse” puisque que les jeunes qui intègrent ces réseaux ont quelques semaines à six mois de pratique dans leur grande majorité. Le basculement est subi et il ne s’agit pas d’une progression de la pratique religieuse vers la violence et la terreur : certains de ces jeunes sont encore dans la délinquance, la boisson, la drogue et la vie des boites de nuit au moment même où ils organisent les attentats."

Sur quelles données s’appuie l’affirmation selon laquelle les personnes radicalisées auraient dans leur grande majorité tout au plus 6 mois de pratique de l’islam, que ce soit parmi celles qui sont musulmanes de culture ou parmi les récent(e)s converti(e)s ? Un certain nombre de kamikazés ont fréquenté les milieux salafistes depuis plusieurs années. D’autres ont eu le temps de parfaire pendant des mois leur formation au Moyen Orient comme on a pu le retracer a posteriori à travers leurs multiples déplacements.

Si des jeunes basculent dans l’action violente, quels éléments permettent de dire que ce basculement est nécessairement subi, c’est-à-dire la résultante d’une manipulation ? N’a-t-on pas entendu la veuve d’un des kamikazés du Bataclan (Samy Amimour) faire part de la fierté d’avoir été l’épouse d’un combattant du djihad mort en martyr au combat ? Faut-il parler de manipulation dès lors que quelqu’un adhère à des idées qu’on ne partage pas ?

Si certains jeunes sont dans la délinquance, il est évident que cet état prédispose plus naturellement à l’action qu’une réflexion religieuse purement intellectuelle ; c’est tout à fait logique. Il en est de même dans des périodes troubles (insurrection, luttes communautaires, révolutions,…) : il est plus facile à ceux qui ont l’habitude de se battre et d’agir de prendre les armes.

Quant au fait que certains jeunes "soient encore dans la boisson, la drogue et la vie des boîtes de nuit au moment même où ils organisent des attentats", c’est précisément ce que l’État Islamique leur demande : passer inaperçus, se fondre dans la masse, donner l’impression de partager ce contre quoi en réalité ils se battent. Il est étonnant que cela ait échappé à Tariq Ramadan.

Enfin, même si certaines personnes sont sans doute en manque de repères parmi ces djihadistes, il faut arrêter de dire que le problème de l’action violente en islam est seulement un problème psychologique. La violence en islam est un problème vieux comme l’islam, a des racines claires dans la religion musulmane elle-même (et dans les textes sacrés), l’histoire du monde musulman en est la preuve évidente.

  • "La religion est convoquée et il faut donc y répondre avec un discours religieux solide et rigoureux mais s’il ne faut pas se tromper de cible : la référence religieuse est un vêtement qui cache des aspirations politiques, des volontés de pouvoir et de divisions cyniques, machiavéliques et souvent inhumaines (…)."

La religion est effectivement "convoquée", terme un peu pédant mais on voit l’idée. Sans doute la référence religieuse cache-t-elle des motivations politiques, mais le problème est que, indépendamment de la question politique, la référence religieuse existe bel et bien. Depuis 1.400 ans que l’islam existe, il est surprenant qu’un discours clair et solide sur le rapport de l’islam à la violence n’ait pas encore été élaboré pour répondre à cette problématique.

  • "Comment répondre à une situation si complexe dont les causes sont si diversifiées dont la conséquence est une violence qui peut sévir partout et sous de multiples formes."

Tariq Ramadan fait partie des esprits les plus brillants et les plus instruits de la communauté musulmane mondiale. On est un peu surpris par sa difficulté à détricoter la complexité revendiquée de cette situation. Pourquoi vouloir introduire de la complexité si certains facteurs peuvent s’expliquer simplement, si ce n’est pour "noyer le poisson" ? Et si les Français lisaient la biographie originelle de Mahomet (Ibn Ishâq/Ibn Hîcham), n’auraient-ils pas matière à y découvrir de nombreuses clefs de lecture ? C’est une recommandation insistante qu’on ne peut que leur faire.

  • "Il s’agit de demeurer humbles tout en restant déterminés à combattre cette violence extrémiste en s’intéressant à ses causes autant qu’à son expression concrète. Cela commence, en Europe par exemple, par éviter de critiquer le modèle de société du voisin ou le manque de compétence de ses services de renseignements comme on l’avait entendu en Grande-Bretagne vis-à-vis de la France et aujourd’hui en France à l’égard de la Belgique."

Cette humilité est louable mais ce rappel est assez stupéfiant. Il faut en effet se souvenir que quelques jours après les attentats de Charlie (janvier 2015), Tariq Ramadan avait laissé entendre sur le plateau de "Salut les Terriens" que les services de renseignement français avaient laissé faire. Voici le verbatim de son intervention : "J’ai dit et je le répète avec force…parce que toute personne raisonnable, qui n’a pas des question à se poser sur ce qui s’est passé en 2001, sur ce qui s’est passé en 2004, en 2005…et même avec ce qui s’est passé avec Merah,….Il y a des questions, et j’ai demandé dès 2001 une commission d’enquête indépendante, non pas parce que je dis que c’est un complot, mais si vous voulez lutter contre les complotistes, apportez des réponses à des questions. Si aujourd’hui on sait qu’il y avait des menaces contre Charlie Hebdo, qu’ils aient pu aller aussi facilement…Moi je veux qu’on me dise comment ça se fait que les services de renseignement français aient laissé faire. Comment se fait-il que les renseignements français n’aient même pas vérifié les téléphones des femmes ce ceux qui allaient tuer ? Eh bien, j’ai des questions. Aujourd’hui, soit on me répond, par une enquête indépendante, soit on fait tous les imbéciles et on croit tout ce qu’on nous dit. Finalement, pour pouvoir être dans l’air du temps en France, faut la boucler."

  • "Il nous faut une politique sécuritaire concertée sur toute l’Europe avec la double condition de comprendre, d’abord, qu’elle ne peut être qu’un moyen dans une stratégie plus globale et multidimensionnelle et, ensuite, qu’elle ne saurait justifier les stigmatisations de certains citoyens, les manquements aux droits humains (les migrants compris) et le non respect de la dignité égale des personnes."  

La politique sécuritaire n’est pas en soi un facteur de stigmatisation. Elle prend simplement acte de ce qui se passe et de la différence énorme de vision culturelle et humaine qui sépare les pays européens de celle des migrants en provenance des pays musulmans.

  • "On ne peut soutenir des dictatures, être les partenaires politiques et économiques des Etats produisant la pensée salafi littéraliste (…)."

Tariq Ramadan met avec raison en exergue la relation schizophrène que la France entretient avec certains pays du Golfe, au premier rang desquels l’Arabie Saoudite, dont la doctrine converge sur bien des plans avec celle de l’État Islamique. En politique, on peut être effectivement amené à traiter avec ses pires ennemis idéologiques pour des raisons bassement économiques, mais il faut alors être lucide et conscient de ce que cela veut dire en matière de soutien et de développement de l’islam sur le territoire de "la fille aînée de l’Église".

  • "Les citoyens musulmans doivent participer aux débats de société avec l’idée de penser et de construire la politique sociale de demain et non pas à être convoqués à se justifier, voire à se dédouaner après chaque attentat ou controverse."

C’est bien en référence claire aux textes sacrés musulmans que les attentats sont perpétrés. Les citoyens musulmans seraient donc certainement dans une position plus facile s’ils étaient collectivement capables de formuler leur doctrine de façon unifiée et dans un langage intelligible et qu’on puisse ainsi juger de la différence par rapport à celle de l’État Islamique. Or cela semble pour le moment impossible et aucune initiative aujourd’hui n’en prend le chemin. Quant aux manifestations de compassion à l’égard des victimes, on peut raisonnablement dire qu’elles sont d’une ampleur sans commune mesure avec l’émoi médiatique entretenu avec force ces dernières années au sujet du voile islamique et de la burka.

  • "Je le répète depuis 25 ans, il n’y a pas d’échec de l’intégration religieuse et culturelle en Europe, mais un déficit, voire une déroute, des politiques sociales relatives à l’éducation, à l’habitat et à l’emploi notamment."

L’échec est malheureusement patent. Tariq Ramadan ne semble pas beaucoup fréquenter les quartiers de Paris ou de la région parisienne où on circule beaucoup plus en djellaba qu’en jupe, où les femmes n’osent plus se promener seules, où un mauvais regard peut avoir des conséquences incalculables,… La France a-t-elle jamais connu les mêmes difficultés avec l’immigration européenne ?

  • "On le voit, il est nécessaire de clarifier les termes du débat, d’appréhender la complexité du phénomène et proposer des réponses multiples et complémentaires avec une approche holistique. Etre obnubilé par la seule question religieuse, refuser de voir l’aspect politique et espérer que les opérations guerrières et sécuritaires nous protégeront est un leurre aux conséquences dangereuses."

Avant d’écarter la question religieuse, encore faudrait-il l’avoir analysée. Or, comme elle est systématiquement évacuée par tous les analystes et islamologues, pour des raisons politiques et religieuses évidentes, comment prétendre qu’elle n’entre pour rien dans le débat ? Ce n’est donc pas du tout comme cela qu’on apportera de la clarté et de la vérité dans le débat. La vérité intéresse-t-elle ?

Ces propos de Tariq Ramadan illustrent la subtilité d’un double discours qui semble particulièrement bien élaboré : la dialectique consiste en effet à constater certains faits problématiques, "donnant le change" et laissant croire à l’objectivité et à la sincérité de la démarche, mais en orientant systématiquement l’analyse sur des pistes "acceptables", c’est-à-dire qui ne nuisent pas trop au système religieux qu’on veut défendre quoi qu’il arrive, et donc aux dépens de l’exploration d’autres voies beaucoup plus intéressantes mais qui sont censurées ou occultées.

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