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Angoisse économique et territoriale pour les classes moyennes : voilà pourquoi il n’y a pourtant pas de fatalité
©REUTERS/Thomas Peter

Inégalités et fracture territoriale

La dérive des classes moyennes occidentales tel que la montre la courbe de l'éléphant construite par Branko Milanovic semble confirmée par une étude publiée lundi par l'Institut d'aménagement et d'urbanisme sur les inégalités territoriales croissantes en Ile-de-France.

Laurent  Chalard

Laurent Chalard

Laurent Chalard est géographe-consultant. Membre du think tank European Centre for International Affairs.

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Marc de Basquiat

Marc de Basquiat est consultant, formateur, essayiste et conférencier. Fondateur de StepLine, conseil en politiques publiques, il est chercheur associé du laboratoire ERUDITE. Il préside l’Association pour l’Instauration d’un Revenu d’Existence (AIRE) et intervient comme expert GenerationLibre. Il est diplômé de SUPELEC, d'ESCP Europe et docteur en économie de l'université d'Aix-Marseille. 

Son dernier ouvrage : L'ingénieur du revenu universel, éditions de L'Observatoire.

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Atlantico : Une étude publiée lundi 3 juin par l'Institut d'aménagement et d'urbanisme souligne à quel point les inégalités se sont accrues dans la région parisienne. A quel point peut-on dire que les inégalités se creusent en Ile-de-France ?

Marc de Basquiat : Toutes les études sont convergentes. Nous assistons à une accélération du phénomène de ségrégation spatiale du territoire, particulièrement dans et autour des grandes villes françaises, Paris en premier lieu. Les riches vont vivre au milieu de ceux qui leur ressemblent. Les pauvres sont accueillis dans les quartiers qui correspondent à leurs moyens financiers. Autrefois, riches et pauvres cohabitaient dans le même immeuble, les pauvres ou sous-sol ou dans des appartements sans conforts sous les toits. Mais « grâce » à l’installation d’ascenseurs et du confort à tous les étages, un immeuble parisien est désormais valorisé à son plein potentiel (et donc cher) du haut en bas ! Le phénomène de gentrification de quartiers entiers se poursuit, en évacuant inexorablement ceux qui n’ont pas les moyens de suivre. Toute l’infrastructure évolue en conséquence, écoles, commerces et services de toutes natures.

D’un autre côté, la délinquance, la drogue et le chômage endémique font fuir les classes moyennes des quartiers « populaires », qui s’enfoncent dans le marasme. La mixité sociale disparaît des deux côtés. Ce tableau est sinistre, décrit par Jérôme Fourquet dans L’archipel français : notre pays est morcelé comme jamais et on ne voit pas comment cela pourrait s’arranger. Les maires ont un rôle clé en pilotant une politique d’urbanisme qui tente d’équilibrer les populations sur leurs territoires, mais ils se battent face à une vague de fond. La République peut être reconnaissante envers ceux d’entre eux qui déploient toute leur intelligence et une immense énergie dans ce combat, à l’image de Xavier Lemoine à Montfermeil.

La loi SRU a créé en 2000 l’obligation de réserver une part significative au logement social dans les grandes agglomérations. Même si beaucoup d’habitants de quartiers favorisés préfèreraient voir les logement sociaux se créer ailleurs que dans leur rue, il ne fait aucun doute que cette obligation est une nécessité vitale pour conserver un peu d’unité à ce pays. Il faut aller plus loin, assainir les ghettos et y recréer une mixité vécue positivement par toutes les catégories de population. Plus facile à dire qu’à faire ! Cela passe nécessairement par « plus d’Etat » : plus de sécurité, des écoles de qualité, des services publics accessibles, etc. Mais avons-nous les moyens moraux et financiers de ce combat ?

Laurent Chalard : L’étude de l’IAU de la région Ile de France repose sur l’analyse de l’évolution de plusieurs critères sociologiques, dont le revenu médian des ménages et le taux de pauvreté, sur la période 2001-2015, qui permettent de différencier les territoires franciliens en cours d’embourgeoisement de ceux en voie de paupérisation. Si nous étions dans un contexte de réduction des inégalités socio-spatiales au sein de la région, les résultats de cette étude auraient dû pointer une hausse des revenus plus importantes dans les territoires les plus pauvres que dans ceux les plus aisés, c’est-à-dire une réduction des écarts. Or, malheureusement, ce n’est pas du tout le cas. En effet, quel que soit le critère utilisé, le constat est implacable, les communes les plus pauvres ont vu la situation économique de leurs ménages se dégrader au cours des quinze dernières années, en particulier dans la banlieue nord-est, alors que les communes les plus riches des Hauts-de-Seine ou des Yvelines ont connu une forte progression du niveau de revenus de leurs habitants. S’il faut garder en tête que les habitants d’une commune ne sont pas les mêmes en 2015 qu’en 2001, en particulier dans le cœur de la métropole francilienne où se constate une forte mobilité des ménages d’une année sur l’autre, il n’en demeure pas moins qu’une spécialisation se fait de plus en plus jour. Certaines communes voient se renforcer leur vocation de territoire d’accueil privilégié des plus pauvres, en règle générale, des populations issues de l’immigration internationale extra-européenne, jouant le rôle de sas avec l’étranger, comme l’avait montré à la fin des années 2000 le géographe Christophe Guilluy dans son ouvrage Fractures Françaises. A contrario, à l’autre extrémité du spectre social, des communes concentrent de plus en plus les cadres, dont Paris intra-muros, l’appauvrissement d’une partie de la région accentuant les comportements grégaires au sein des populations les plus aisées, qui souhaitent de plus en plus « se protéger » des populations les plus pauvres issues de l’immigration extra-européenne, comportement que l’on retrouve aussi chez les personnes en phase d’ascension sociale elles-mêmes d’origine extra-européenne.

La situation telle qu'elle est géographiquement ressemble par certains aspects à celle décrite par l'économiste Branko Milanovic dans son "graphique de l'éléphant", qui montrait l'impact sévère qu'avait pu avoir la mondialisation sur les classes moyennes occidentales. Dans quelle mesure peut-on considérer que l'évolution actuelle se situe dans une dynamique structurelle globale ? Quelles réponses pourraient être apportées sur ce point ?

Marc de Basquiat : Le graphique dit « de l’éléphant » est remarquable. Sur une période de 20 ans, on visualise l’évolution des conditions de vie sur l’ensemble de la planète. On constate que les catégories modestes à moyennes des pays occidentaux n’ont tiré aucun bénéfice financier de la mondialisation. Cette atonie massive est particulièrement visible en France, où les « amortisseurs sociaux » sont aussi des obstacles au dynamisme des phases de croissance. Cette même population, classe active modeste à moyenne, se voit ainsi privée de perspective de croissance et menacée de relégation territoriale hors des quartiers prospères, devenus inaccessibles.

Doit-on se résigner à cet horizon bouché ? La puissance numérique du mouvement des Gilets jaunes – avant qu’il ne soit abimé par la violence de certains groupes – peut être comprise comme un appel désespéré : nous voulons des perspectives pour nous et nos enfants ! La réponse politique ne doit pas l’ignorer, même si cela nécessite des réformes très ambitieuses. Posons le problème de façon schématique : des millions de personnes voient leur carrière professionnelle bloquée, avec des petits salaires, alors que le coût des dépenses incompressibles augmente, en particulier le logement, leur faisant craindre une forme de « déclassement social » pour eux et leurs enfants. Comment peut-on leur donner les moyens de se relancer dans la vie ? Probablement en élargissant leur capacité à faire des choix de vie, pour sortir d’une « assignation à résidence » désespérante.

Laurent Chalard : La comparaison ne paraît pas pertinente à l’échelle de la métropole parisienne car les franges les moins aisées des classes moyennes occidentales y sont de moins en moins représentées du fait du processus de dualisation inhérent au phénomène de métropolisation. En effet, les dynamiques socio-économiques actuelles conduisent à une dualisation du marché de l’emploi des grandes métropoles, entre d’un côté une main d’œuvre très qualifiée travaillant dans le secteur tertiaire supérieur aux revenus appréciables et de l’autre une main d’œuvre peu qualifiée issue de l’immigration internationale, qui occupe les emplois que ne souhaitent plus accomplir les autochtones (restauration, gardiennage, services à la personne…), aux faibles revenus. Pour résumer, dans la métropole parisienne, on retrouve soit le sommet de la hiérarchie sociale mondiale, les classes dirigeantes d’un pays développé, en l’occurrence la France, et de l’autre un lumpenproletariat immigré, qui se rattache beaucoup plus aux pays en voie de développement, dont il est largement originaire, qu’aux classes moyennes occidentales. Cette dynamique structurelle s’accentue d’année en année du fait du départ massif des franges les moins aisées des classes moyennes françaises, qui ne souhaitent plus vivre en région Ile de France car elles n’y trouvent plus leur place, se trouvant coincées entre des quartiers bourgeois qui leur sont inaccessibles et des quartiers paupérisés à dominante immigrée où elles ne souhaitent pas vivre du fait de l’insécurité qu’ils génèrent, qu’elle soit d’ordre sécuritaire à proprement parlé ou culturel. Dans ce cadre, on voit mal les réponses qui pourraient être apportées à ce problème, étant donné qu’il faudrait tout simplement inverser le phénomène de métropolisation en cours ! En gros, pour conserver les classes moyennes occidentales dans la métropole parisienne, il faudrait augmenter les emplois qui leurs sont destinés ainsi que les salaires qui leur sont versés, baisser le coût du logement, s’arranger pour que les logements soient situés dans des quartiers agréables à vivre, ralentir voire stopper l’immigration internationale, résorber l’insécurité...  

L'étude affirme que la "construction et les choix des types de logements nouvellement offerts sont des leviers de transformation sociale". Quelles pourraient être dès lors les solutions pour accompagner ces transformations demain ? 

Marc de Basquiat : Dans l’idéal, chacun devrait être en mesure de choisir à toute étape de sa vie s’il souhaite changer de métier, reprendre des études, déménager, avoir des enfants, les éduquer, aider ses proches… Mais pour beaucoup, ces choix sont financièrement inaccessibles. La contrainte économique qu’ils subissent est tellement serrée qu’elle ferme toutes les portes, bannit tous les espoirs de construire un projet de vie épanouissant. L’idée forte du revenu universel est d’installer un socle de revenu stable, garanti à vie, sécurisant pour chacun, l’incitant à se lancer dans les projets de vie qui l’inspirent.

Précisons que le revenu universel d’activité étudié actuellement par le gouvernement n’a rien à voir avec cela, se limitant à une (nécessaire) fusion de prestations sociales sur le modèle du Universal credit anglais. Ce serait une erreur d’en espérer trop.

Une autre réforme majeure doit être étudiée, sur l’enjeu de fluidité du logement. Certains discours politiques vantent « une France de propriétaires » : c’est un leurre dangereux. Lorsqu’on achète un bel appartement dans un beau quartier, la rentabilité de l’investissement est évidente. Il sera toujours facile de le revendre pour acheter ailleurs. Mais pour les catégories modestes à moyennes qui se lancent dans un achat immobilier souvent de qualité et localisation médiocres, la rentabilité est rarement au rendez-vous, la revente tournant parfois au cauchemar. La direction à privilégier est probablement une extension du parc locatif à caractère social, diffus dans tous les quartiers. Il sera difficile de faire l’impasse sur une redéfinition du modèle économique du logement social.

Ces deux réformes, revenu universel (fiscal) et logement social en sont encore à leur balbutiements. Difficile de prédire quand un gouvernement prendra à bras-le-corps ces sujets compliqués et politiquement délicats.

Laurent Chalard : Penser que seule une politique adéquate de construction de logements permettra de résorber la dynamique structurelle de ségrégation socio-spatiale en Ile de France, inhérente à la métropolisation, est une grossière erreur. Si c’était effectivement le cas, étant donné les objectifs fixés par la loi SRU du 13 décembre 2000, cette étude aurait dû montrer une réduction des inégalités socio-spatiales, aussi infime soit-elle, entre 2001 et 2015 ! En fait, le cœur du problème n’est pas là, relevant de deux principaux facteurs : un d’ordre économique, le processus de dualisation du marché du travail des grandes métropoles, et un autre d’ordre démographique, la très forte immigration internationale vers ces grandes métropoles. Il s’en suit que si l’on souhaite effectivement atténuer les dynamiques structurelles de fragmentation socio-spatiale de la région Ile de France, il ne s’agit pas tant d’agir sur le logement (ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut rien faire dans ce domaine), mais, à défaut de contrecarrer le processus de métropolisation (ce que personne ne souhaite), de tenter de l’accompagner par un meilleur accueil des populations immigrées, avec une réflexion en amont sur leur localisation optimale au sein de la métropole, et par une meilleure offre de services dans les territoires franciliens paupérisés. Plutôt que de vouloir déplacer les habitants au sein de la région parisienne pour aboutir à une homogénéité socio-spatiale utopique, il serait beaucoup plus pertinent et plus efficace de concentrer l’action sur l’offre de services par quartier. En gros, il s’agirait de proposer une offre sécuritaire, culturelle et éducative à peu près équivalente quel que soit le territoire où l’on habite (Neuilly-sur-Seine ou Neuilly-sur-Marne !), qu’il soit aisé ou paupérisé, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. Cela permettrait de rendre moins répulsif les quartiers les moins aisés alors que les quartiers les plus riches seraient mécaniquement moins attractifs. Cependant, une telle politique, remettant en cause les dogmes dominants en politique de la ville, demanderait du temps, puisqu’il faut tout repenser, et une forte intervention de l’Etat central, seul capable d’assurer une offre locale de services de qualité outrepassant la fragmentation politique métropolitaine.

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