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Acte XI des Gilets jaunes : malgré le Grand débat, violences, incertitudes et confusion
©ALAIN JOCARD / AFP

Divisés

La baisse de la mobilisation des « Gilets jaunes » ce week-end, est sans doute plus la conséquence de cette difficulté que rencontre tout nouveau mouvement à déboucher sur une forme politique, comme on l’a vu durant toute la semaine, que la victoire conjointe du trio improbable formé par Emmanuel Macron, Marlène Schiappa et Cyril Hanouna.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Quel est le bilan de cet Acte XI des mobilisations hebdomadaires des Gilets jaunes ?

Christophe Boutin : Pour cette onzième journée – et presque nuit cette fois – de mobilisation, le ministère de l’Intérieur avait rassemblé 3.000 hommes des forces mobiles à Paris et 5.000 en province, avec, comme d’habitude maintenant, notamment à Paris, des renforts venus d’autres unités moins spécialisées dans le maintien de l’ordre.

Quant aux conditions d’encadrement des manifestations, on sait que les précédentes ont conduit à un certain nombre de blessés graves - pour prendre le seul chiffre du ministère, 4 blessés graves à l’œil, quand le journaliste David Dufresne en compte 17, et 81 enquêtes internes. La CGT et la Ligue des droits de l'homme (LDH),ayant en ligne de mire (si l’on ose écrire) les manifestations à venir, à Paris comme dans le reste de la France, avec l’appel à la grève générale lancé pour le 5 février, ont alors saisi le tribunal administratif de Paris pour lui demander de suspendre l'usage du lanceur de balles de défense (LBD), un armement non létal dontle Défenseur des droits, Jacques Toubon, avait lui aussi demandé la suspension.

Le juge administratif a refusé. Il a d’abord rappelé pour ce faire que la préfecture de police  avait donné comme consignes l’accompagnement des personnels dotés de LBD par d’autres pourvus de caméras piétons. Mais cette garantie restaitbien limitée si l’on tenait compte du fait que le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, avait annoncé que les dites caméras seraient activées « en situation normale » et non« en cas d’agression », ce qui semble pourtant être le cadre d’usage le plus fréquent. C’est pourquoi, surtout, le tribunal administratif s’est déclaré incompétent, considérant que la requête aurait du être présentée devant un Conseil d’État que les requérants comptent effectivement saisir.

À Paris, quatre manifestations différentes avaient été déclarées, trois devant se rejoindre place de la Bastille. Ceux qui prirent pour point de départ le ministère des Outre-mer, en signe de solidarité avec les Gilets jaunes des DOM-TOM, dont notamment le médiatique Étienne Chouard ou PriscilliaLudosky, purent débattre avant de commencer leur marche avec la ministre, Annick Girardin, sortie à leur rencontre contrairement à tant d’autres membres du gouvernement plus habitués ces derniers temps aux sorties discrètes. Des heurts ont ensuite eu lieu à la Bastille – où a été blessé à l’œil un militant proche d’Éric Drouet, Jérôme Rodriguez, l’IGPN étant saisie.

Comme les autres semaines, des manifestations avaient lieu aussi dans de nombreuses villes de province, avec plus ou moins de succès et de violences : Strasbourg (300), Montpellier, Romorantin, Évreux (avec des heurts), Bordeaux (5.000 et des heurts), Lyon (1.500), Dijon (2.500), Quimper, Valence, Le Mans, Rouen, ou Marseille (4.000).

En tout, le ministère de l’Intérieur retenait 69.000 manifestants en France(84.000 la semaine précédente, soit une baisse de près de 20%) dont 4.000 à Paris (7.000 la semaine précédente, soit sensiblement une baisse de plus de 40%).

Nouveauté de cet Acte XI, Éric Drouet avait aussi appelé à une « nuit jaune », déclarée de 17 heures à 22 heures place de la République à Paris - mais d’autres nocturnes étaient prévus, comme à Bordeaux, Montpellier ou Oloron-Sainte-Marie, et le premier s’était déroulé à Dunkerque dans la nuit de vendredi à samedi. Mais le rassemblement parisien a très vite été très tendu et a été dispersé, et à 19h30 il n’y avait plus de « nuit jaune »

En conclusion, l’Acte XI montre une mobilisation en baisse en France en général, et notamment en forte baisse à Paris, même si dans certaines villes de province – Bordeaux ou Marseille par exemple – elle reste forte.

Que traduit cette baisse de la mobilisation ? Est-on en face d’un mouvement fragilisé, divisé ?

Le déroulement des manifestations parisiennes qui se succèdent depuis maintenant plus de deux mois est sans doute au moins partiellement révélateur dune évolution. Au début du mouvement on voyait des groupes – de vrais manifestants, sans évoquer ici les casseurs et/ou pillards - livrés à eux-mêmes, sans mots d’ordre. On a eu droit ensuite à des rassemblements plus structurés, jusqu’à l’encadrement constaté en début janvier. Et si lors de cet Acte XI on a à nouveau l’impression de divergences entre groupes, elles sont cette fois clairement voulues : PriscilliaLudosky d’un côté, et son soutien aux DOM-TOM, Éric Drouet et sa « nuit jaune » de l’autre, sans compter le fait que, dans le principal cortège, qui devait mener des Champs Élysées à la Bastille, certains manifestants choisirent de s’écarter du trajet déclaré, ce qui conduisit à deux itinérances de part et d’autre de la Seine, ni oublier ceux des Gilets jaunes qui, avec Ingrid Levavasseur, sont plus dans la préparation des élections européennes que dans le maintien de cette tension hebdomadaire.

Le mouvement des « Gilets jaunes » commence en fait visiblement à payer ce qui a longtemps fait sa force en le rendant aussi insaisissable qu’imprévisible : son inorganisation au sommet et son incapacité – mais, en même temps, chez certains du moins, sa volonté délibérée – à avoir sinon un leader, au moins une équipe dirigeante. On avait d’ailleurs déjà vu des oppositions très nettes se manifester chez les manifestants lorsque certains participants ou coordonnateurs du mouvement avaient été selon eux, soit « trop présents » dans les médias, soit trop manifestement tentés d’apparaître comme porte-paroles, et les déboires de JaclineMouraud ou de Benjamin Cauchy en sont des exemples.

Mais les choix de ces derniers portaient en fait déjà sur la nécessité de l’émergence d’une structure. Déstabilisés par la grogne du mouvement, Cauchy lançait donc un mouvement parallèle, « Les citrons », et JaclineMouraud créait un parti politique, « Les Émergents »ayant en vue les municipales de 2020. Reste que leur mise à l’écart ne réglait pas le problème. Quatre « leaders » clairement – ce qui veut dire médiatiquement – identifiés jouent actuellement un rôle important au sein de la nébuleuse Gilets jaunes : Éric Drouet, PriscilliaLudosky, Maxime Nicolle et Ingrid Levavasseur. Leurs troupes se fédèrent grâce à leurs groupes Facebook respectifs, mais certains ne s’en tiennent pas là : PriscilliaLudoskystructure, comme le prouve sa manifestation partiellement indépendante du 26 janvier, cette partie du mouvement baptisé « la France en colère », Éric Drouet promeut lui les « nuits jaunes », avec là encore un rassemblement particulier, quand Ingrid Levavasseur lance, on le sait, une liste « Gilets jaunes » aux européennes, le « Ralliement d’Initiative Citoyenne », qui reprend fort opportunément les initiales RIC de ce Référendum d’initiative Citoyenne qui reste l’une des revendications principales du mouvement. Querelles d’egos ? Sans doute un peu, mais l’on constate que l’on va bien au-delà, et que ce sont en fait bien des choix politiques essentiels pour tout nouveau groupe qui doivent être faits : ceux de la structure et des alliances.

Quels sont donc les choix importants qui sont à faire pour un tel mouvement né de manière informelle, et onze semaines après la première manifestation nationale des Gilets jaunes sur les ronds-points de France ?

D’une part, c’est la question de l’efficacité ou non de la structuration en parti : certains pensent aujourd’hui qu’il s’agit d’un passage obligatoire pour pouvoir peser sur la vie politique (Levavasseur, Cauchy ou Mouraud), d’autres que ce serait entrer dans un jeu dangereux qui figerait trop les lignes (Drouet ou Nicolle). Se structurer c’est en effet avoir un chef – ou des chefs – et un programme.L’actuelle évolution du mouvement va donc plutôt vers son éclatement entre des chefs et des programmes. On peut certes imaginer une structuration en courants, alliés sur un plus petit dénominateur commun, mais ce dernier peine à émerger tant certains points semblent rester tabou.

L’une des questions pour les partisans de la création d’une structure était ensuite de savoir s’il fallait commencer par exister pour les élections européennes de 2019, alors que la question européenne, centrale comme arrière-plan – il n’est quasiment pas une revendication des « Gilets jaunes » qui ne suppose, pour être satisfaite, un bras de fer avec l’Union européenne – n’est pas toujours clairement mise en avant, avant de continuer ensuite en 2020 sur les élections locales, ou s’il fallait plutôt attendre ces dernières pour que la solidarité nouvelle des ronds-points trouve sa concrétisation aux municipales. Sur ce plan, la lecture de sondages garantissant ou presque à une liste « Gilets jaunes » aux européennes 13% des suffrages a commencé à faire rêver, et pas seulement chez ces derniers : le chanteur Francis Lalanne, l’écrivain Alexandre Jardin, ou le « controversé », comme disent les médias, Bernard Tapie ont proposé de mettre la main à la pâte pour mettre en place une telle liste – et l’on sait que l’un des reproches fait à la liste Levavasseur est justement sa trop grande proximité avec Tapie.

Cette possible récupération amène l’autre question, essentielle dans le cadre des « Gilets jaunes », ce mouvement sorti de nulle part et dont une partie des revendications sont de nature sociale,celle des éventuelles alliancesnon pas tant avec les partis politiques qu’avec les syndicats. On rappellera que le mouvement, initialement, refusait aux syndicats de participer en tant que tels – avec leurs drapeaux par exemple – à ses manifestations. Puis, peu à peu, en commençant notamment par ces villes du Sud de la France où l’extrême gauche dispose de réserves – Toulouse, Marseille, mais aussi Bordeaux – on  a vu apparaître ces drapeaux dans les cortèges, en même temps que changeaient les tonalités de certains mots d’ordre. Totalement dépassés par une crise qu’ils n’avaient pas vu venir, et après avoir au début dénoncé,comme le gouvernement,le nouveau mouvement comme un repaire de l’extrême droite, certains syndicats s’y sont ensuite incrustés,dans le même temps que certains « Gilets jaunes » des premiers temps le délaissaient sous l’effet de diverses pressions – la fatigue, la crainte des violences, les forces de l’ordre sur les ronds-points… Structurés, professionnels, les syndicats espèrent bien retirer les marrons du feu et redevenir, comme le souhaiterait d’ailleurs un gouvernement qui a besoin d’interlocuteurs connus, les partenaires de ces tables rondes « de consensus » qui mettront en forme les résultats du Grand débat national. Mais Éric Drouet est pour l’instant le seul des leaders à avoir rallié l’idée de grève générale à partir du 5 février – qui n’est pas un samedi mais un mardi - lancée par la CGT. Ni Nicolle, qui s’est au contraire toujours clairement opposé à toute récupération syndicale, ni Levavasseur n’ont pour l’instant relayé cette idée.

Contre offensive devant les diverses tentatives de récupération ? Toujours est-il que l’on a tenté ce samedi dans la Meuse,à Commercy,de réunir une « assemblée des assemblées » de « Gilets jaunes », qui doit continuer ses débats sur la continuation et la structuration du mouvement dimanche 27 janvier, et 75délégations y sont venues de toute la France. Mais il encore trop tôt pour savoir ce qui peut en sortir et comment cela pourrait se combiner ou non avec l’existant.

Qu’est ce qui attend le mouvement demain et va avoir un impact sur son évolution ?

Plusieurs choses, ce qui explique que nous devions rester très prudents : par exemple, sur le court terme, l’existence ou non de listes concurrentes à celle de Levavasseur et à sa prétention à se poser comme la représentante de l’ensemble du mouvement aux élections européennes ; ou le succès ou non de la grève générale de la CGT, et le ralliement ou non des Gilets jaunes aux mots d’ordre de la centrale syndicale. À moyen terme ensuite nous aurons les résultats du Grand débat national, qui séduiront ou non les « Gilets jaunes » –non pas ceux qui, à cette date continueront de manifester, et qui pourraient être devenus moins nombreux encore qu’aujourd’hui, mais tous ceux du début.

Il n’est pas impossible que pendant quelque temps le mouvement cherche ses marques, que le Grand débat joue ce rôle de sédatif que l’on attend partiellement de lui. Mais un sédatif ne soigne pas, et le gouvernement aurait bien tort de croire que le shows de l’acteur doué qui préside aux destinées du pays ou les soirées télévisées avec Marlène Schiappa et Cyril Hanouna ont convaincu les « Gilets jaunes ». Le pouvoir le sait d’ailleurs, comme il sait que le Grand débat est censé déboucher sur des propositions. Il va donc, durant ce temps, chercher à les focaliser sur le social, pour faire rentrer les syndicats dans le jeu, en les panachant seulement à la fin de ces réformes institutionnelles déjà actées dans la pensée de Jupiter et qui visent en fait à augmenter son pouvoir. Les Gilets jaunes se laisseront-ils prendre à ce tour de passe-passe qui, ne touchant en fait à aucune de ces questions – Insécurité, Identité, Immigration, Souveraineté – qui minent la société française, ne saurait rien résoudre ? Bien malin qui prétendrait le savoir.

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