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À qui servent les milliards de la prévoyance des entreprises ?
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Bonne question, tiens

La prévoyance collective a été pensée dans l'idée d'apporter aux salariés une sécurité "indispensable" face à différents risques inhérents à la vie. Pour autant, son application favorise les corporatismes et protège les intérêts des quelques organismes paritaires au détriment du bien commun.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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La prévoyance complémentaire des entreprises est un sujet mal connu du grand public, et pourtant tout à fait essentiel dans le fonctionnement de la "démocratie sociale" à la française. On peut s'attendre à ce que les députés socialistes cherchent à sauver des meubles bancals dans la prochaine loi de financement de la sécurité sociale, en protégeant les intérêts des quelques organismes paritaires qui s'enrichissent discrètement depuis des années, de façon monopolistique et au nom de la "solidarité", grâce à cette mystérieuse prévoyance. Ce serait pourtant une erreur, car cette manoeuvre ouvrirait les portes à un scandale au moins aussi important que celui de l'assurance emprunteur.

Comment les salariés enrichissent quelques assureurs paritaires

Depuis de nombreuses années, quelques groupes d'assurance paritaires se partagent le gâteau de la "prévoyance de branche".

Moyennant des versements mensuels pouvant aller jusqu'à près de 2% du salaire, les entreprises ont en effet la faculté d'assurer leurs salariés contre les longues maladies, ou contre l'invalidité, en y ajoutant des rentes pour les enfants en cas de décès ou des contrats dépendance. Dans plus de 170 branches professionnelles couvrant la moitié des salariés (soit 8 millions de cotisants), un contrat unique est imposé au niveau de toute la branche.

Comme par hasard… les négociateurs de branche ont imposé dans 90% des cas comme assureurs monopolistiques ou oligopolistiques les groupes dont leurs syndicats sont administrateurs, et dont ils sont parfois eux-mêmes administrateurs. Ces petits conflits d'intérêts constituent un beau business : plusieurs milliards vont ainsi nourrir le chiffre d'affaires de ces groupes (AG2R et l'OCIRP sont les plus connus et les plus gros bénéficiaires de ce système), et retombent en pluie fine pour financer les organisations syndicales.

Même les organisations patronales en profitent… au nom de la solidarité et de la défense de la veuve et de l'orphelin, bien entendu.

La discrète manoeuvre des provisions et des fonds propres

Dans ce système bien huilé, les organismes paritaires n'y sont pas allés de main morte. La règlementation prudentielle les oblige en effet à constituer des réserves. Mais les spécialistes du domaine estiment que 50% des tarifs facturés aux salariés et aux employeurs servent à constituer des provisions qui n'ont pas de fondement juridique. Et, selon des rumeurs insistantes, les contrats de branche prévoiraient dans un certain nombre de cas que ces provisions, qui appartiennent en principe aux assurés, reviennent à l'assureur en cas de résiliation du contrat…

Autrement dit, les entreprises seraient définitivement prisonnières des organismes qui les assurent, sauf à devoir reconstituer les réserves techniques acquises depuis des années en cas de résiliation du contrat, ce qui revient à faire payer deux fois les salariés pour la même assurance.

Ce système va-t-il disparaître?

Au nom de la liberté contractuelle des entreprises, le Conseil Constitutionnel a considéré, en 2013, qu'une branche ne pouvait imposer un contrat monopolistique à une entreprise de son ressort. Cette décision annonce la mort de ce grand dispositif qui permet à des négociateurs de branche de se financer par le biais de contrats d'assurance négociés dans une parfaite opacité.

Pour les groupes qui profitaient du système, et spécialement ceux comme Klesia ou AG2R qui ont assis une part importante de leur chiffre d'affaires sur cette organisation proche du corporatisme des années 40, la décision des Sages constitue un défi, qui pose très vite la question de la propriété finale des réserves constituées. Si les entreprises choisissent un autre assureur dès lors que la branche ne leur impose plus un assureur discrétionnaire, peuvent-elles réclamer les réserves constituées pendant les années où elles ont été obligé de cotiser ?

Le gouvernement choisit de laisser un vide juridique

Cette question n'est pas nouvelle pour le gouvernement, mais il a choisi de ne pas arbitrer. C'est ce qui ressort du rapport rédigé en septembre 2015 par l'ancien directeur de la Sécurité Sociale, Dominique Libault. Celui-ci pointait notamment :

Le sort des réserves, souvent conséquentes, et dans plusieurs cas très importantes, constituées au fil des ans au sein des branches, pose des problèmes tels, qu’il pourrait rendre délicat, voire impossible, les changements d’organisme assureur. (…)

Le plus grand flou juridique préside actuellement aux destinées de ces différentes réserves en cas de transfert des engagements d’un ancien organisme désigné vers un nouvel organisme recommandé.

[89] Si le sort des provisions mathématiques ne pose pas de problèmes dirimants, dans la mesure où elles suivent le transfert des engagements ; en revanche, la situation se complique pour les provisions pour égalisation, aucune disposition légale ne permettant de déterminer à qui elles appartiennent. S’agissant de la participation aux bénéfices, les dispositions légales sont des plus dépouillées, et ne permettent pas davantage de déterminer à qui elles doivent revenir.

[90] Enfin, le sort des réserves globales est des plus incertains : il n’existe aucun cadre légal qui précise leur affectation en cas de changement d’organisme. C’est la négociation qui doit fixer les principes en la matière. Or, la grande majorité des accords ne contient aucune stipulation sur les réserves.

Curieusement, le gouvernement et sa technostructure, qui adorent tout réglementer, n'ont pas prévu de sortir de l'ambiguïté sur ce sujet… comme si freiner l'ouverture à la concurrence arrangeait les pouvoirs publics.

Le tir de barrage des députés

Face à la mise en péril des organismes paritaires par l'ouverture à la concurrence décidée en 2013 au détour d'une saisine du Conseil Constitutionnel par les parlementaires, c'est panique à bord. Alors que les "désignations" monopolistiques, prononcées le plus souvent pour une durée de 5 ans, tombent les unes après les autres, les syndicats de salariés ont tenté une manoeuvre de la dernière heure, relayée par les députés à l'Assemblée Nationale : faire fi de la décision du Conseil Constitutionnel et rétablir les monopoles.

Les sénateurs ont abrogé le 18 novembre l'amendement déposé avec la complicité du gouvernement. En deuxième lecture à l'Assemblée Nationale, le texte devrait revenir, et a de bonnes chances d'être adopté. Pour les groupes qui peinent à atteindre des marges de solvabilité conformes aux règles prudentielles, ce coup de pouce est une bénédiction.

Le symbole de l'archaïsme français

Obtenu au détour d'un amendement parlementaire sans véritable débat et sans consultation véritable des acteurs concernés, le retour des monopoles et des oligopoles illustre bien l'archaïsme français et le blocage économique dont les organisations syndicales sont productrices en France. Une fois de plus, le paritarisme de gestion prouve qu'il est le faux nez d'une bureaucratie qui profite d'une rente de situation totalement déconnectée de l'intérêt général, et même hostile à celui-ci.

Article originellement publié sur le blog d'Eric Verhaeghe

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