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75ème anniversaire de la libération d’Auschwitz : l’histoire de la Shoah prise au piège des réinterprétations politiques d’aujourd’hui
©Janek SKARZYNSKI / AFP

Mémoire

25 leaders mondiaux se sont retrouvés à Jérusalem pour commémorer la libération du camp symbole de l’extermination des Juifs d’Europe par les nazis. Avec une vision de l’histoire moins apaisée que lors d’anniversaires précédents

Serge Berstein

Serge Berstein

Serge Berstein est un historien français du politique. Docteur ès lettres, il enseigne à l'Institut d'études politiques de Paris. Membre des conseils scientifiques de la Fondation Charles de Gaulle et de l'Institut François-Mitterrand, il est  également l'auteur de nombreux ouvrages.

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Hagay Sobol

Hagay Sobol

Hagay Sobol, Professeur de Médecine est également spécialiste du Moyen-Orient et des questions de terrorisme. A ce titre, il a été auditionné par la commission d’enquête parlementaire de l’Assemblée Nationale sur les individus et les filières djihadistes. Ancien élu PS et secrétaire fédéral chargé des coopérations en Méditerranée, il est vice-président du Think tank Le Mouvement. Président d’honneur du Centre Culturel Edmond Fleg de Marseille, il milite pour le dialogue interculturel depuis de nombreuses années à travers le collectif « Tous Enfants d'Abraham ».

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Atlantico.fr: Alors que les grands dirigeants européens vont s’exprimer lors de la cérémonie commémorant le 75ème anniversaire de l’Holocauste, beaucoup partagent le sentiment d’un hommage qui sert davantage de tribune politique aux nationalistes européens qu’au souvenir des morts de l’histoire.

Le 75ème anniversaire de l’Holocauste devait être placé sous le signe de la lutte contre l’antisémitisme. Mais l’événement reste marqué par les tentatives de minimisation de la Shoah par les dirigeants de la Russie, présents à la commémoration, et de la Pologne, qui n’ont pas été conviés à l’événement. Pourquoi ces ré-interprétations historiques de l’Holocauste ont-elles lieu aujourd’hui?

Hagay Sobol : De nombreux pays est-européens, en particulier la Pologne, restent dans une relation ambiguë vis-à-vis de l’Europe et de la Russie. Morcelée par le régime nazi, mise sous une chape de plomb durant l’ère soviétique, puis brutalement lancé dans le libéralisme économique, la Pologne, désormais stabilisée, cherche aujourd’hui à réécrire son roman national. Pour les dirigeants polonais, il s’agit de construire une nouvelle image dans le paysage de la modernité, image d’un pays vainqueur de la seconde guerre mondiale, chasseur des nazis et des soviétiques. Se dédouaner de toute implication dans la Shoah fait partie de ce processus de reconstruction historique nationale.

La Russie, pour sa part, est une nation presque spécialiste de la réécriture de son histoire. Révolution de 1917, Guerre de Tchétchénie … les exemples ne manquent pas. Mais ce 75ème anniversaire de la libération d'Auschwitz  est un événement hautement symbolique, qui va donner une visibilité importante aux nations qui vont s’y exprimer. Et la Russie va se servir de cette tribune sur le monde pour réaffirmer sa puissance, tant en Europe qu’au Moyen-Orient, en se présentant comme les grands vainqueurs de la seconde guerre mondiale. L’objectif est double : tenter de garder une certaine aura auprès des anciens pays satellites de l’union soviétique et rappeler son rôle majeur dans le maintien de la paix au Moyen-Orient.

Serge Berstein : Le fait que l’on célèbre en 2020 le 75° anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz a une double signification. En premier lieu il indique que la Shoah appartient désormais à l’histoire et non à l’actualité. En second lieu, il révèle que la nécessité de ce rappel  est la conséquence d’un retour de l’antisémitisme que l’horreur de la découverte du génocide exécuté par les nazis semblait devoir condamner pour jamais en 1945. Comment, dans ces conditions comprendre les tentatives de minimisation de l’événement dont les exemples russe et polonais offrent le meilleur exemple ? L’explication majeure réside dans le fait que l’antisémitisme, certes présent en Europe occidentale, est beaucoup plus enraciné dans les traditions nationalistes des pays de l’Europe centrale et orientale et que l’effondrement du communisme à la fin du XX° siècle (lequel n’a pas toujours renoncé à faire vibrer la corde antisémite) a permis la renaissance progressive du nationalisme exclusif et de sa dimension antisémite. Si la Russie et la Pologne tendent à minimiser la Shoah, c’est qu’une partie de la population de ces pays à l’époque de l’occupation allemande a observé sans réaction hostile les arrestations et les déportations de juifs, voire y a quelquefois prêté la main. Si les autorités polonaises actuelles protestent avec une telle vigueur contre l’expression de « camps de la mort polonais », indiquant que c’est l’occupant allemand qui les a créés et non une quelconque autorité polonaise (ce qui est exact), c’est aussi qu’elles ne tiennent pas à ce que les historiens se penchent sur le comportement d’une fraction de la population polonaise. Et avec quelques nuances, l’analyse pourrait être la même pour l’Ukraine ou la Russie.

La réappropriation politique de cette commémoration semble plus importante aujourd’hui qu’auparavant, comment l’expliquer?

Hagay Sobol : Il y a dans cette cérémonie une conjonction de valeurs symboliques.

Si les grandes puissances mondiales sont présentes, ce n’est pas pour faire plaisir à Israël. La présence de la France, de l’Allemagne, des Etats-Unis, démontre la prise de conscience du bouleversement profond qu’a connu la situation géopolitique du Moyen-Orient. Les cartes ont été totalement rebattues. Israël, en nouant des accords de non belligérance avec les pays du Golfe, est devenue une superpuissance régionale, qui seule peut s’opposer à l’hégémonie iranienne. Un haut dignitaire saoudien a visité Auschwitz. Le symbole est fort. 

La présence des grands dirigeants mondiaux à cette cérémonie est donc une prise de conscience de la précarité du monde devant des états totalitaires, comme la Turquie, la Corée du Nord et l’Iran, qui veulent en redéfinir la carte. Et je ne pense pas que les dirigeants mondiaux feront l’impasse sur les questions d’équilibres politiques, économiques et énergétiques à venir. Le plan pour la paix de Donald Trump sera d’ailleurs très probablement abordé dans les coulisses de la journée.

La symbolique de la cérémonie est d’autant plus forte que nous assistons sûrement à l’une des dernières commémorations d’une telle ampleur. Les survivants de l’Holocauste disparaissent, et la mémoire de la Shoah s'affaiblit progressivement avec eux. Le centième anniversaire n’aura certainement plus la même valeur. Pour cette raison, à mes yeux, l’événement ne méritait pas une telle récupération politique. Certains chefs d’états ont manqué de grandeur par rapport à la portée solennelle d’une telle cérémonie.

Serge Berstein : Si le problème de la Shoah appartient désormais à l’histoire, c’est aussi que son éloignement dans le temps fait que les survivants sont de moins en moins nombreux. Pendant longtemps, les tentatives de fausser l’histoire de quelques négationnistes à la Faurisson se sont heurtées à la réplique de ceux qui ont connu la déportation et ses horreurs ou de ceux qui ont vu le retour de déportation des véritables morts-vivants que la libération des camps a sauvés in extremis. Ceux-ci disparus, la porte est ouverte à toutes les dénégations et à toutes les thèses fantaisistes comme à toutes les récupérations qui servent les intérêts immédiats de ceux qui les produisent. C’est très exactement le stade où nous sommes parvenus aujourd’hui.

Peut-on enrayer ce processus de réécriture de l’Histoire?

Hagay Sobol : Tout est possible à condition de s’en donner les moyens. Il faut des actes politiques forts pour aller dans ce sens. Car il est toujours possible que le souvenir s’estompe. Il suffit de regarder cette génération de Polonais nés après la guerre qui ne savent plus aujourd’hui qui ils sont. Il y a comme une mise en abîme. S’il n’y a plus personne pour témoigner des événements, la question de leur existence vient se poser inéluctablement. Alors tout peut encore recommencer. C’est dangereux. 

À cela s’ajoute le problème de l’évolution permanente de l’antisémitisme. Aujourd’hui la majorité des actes antisémites est liée à l’islamisme. Quand un professeur d’histoire dans un collège laïc ne peut plus enseigner la Shoah, il y a un problème dans notre République, qui peut contaminer l’ensemble de notre société. « Il n’y a pas de degré minimal dans l’islamisme politique » disait Boualem Sansal. Il ne faut pas qu’un mensonge s’érige en vérité.

Serge Berstein : Or, il est bien évident que la connaissance de la Shoah est, pour la société humaine, un élément indispensable de formation en  mettant en évidence jusqu’à quel degré d’ignominie peut conduire la négation de l’humanisme, la volonté totalitaire d’imposer une race, une manière de vivre ou de penser et d’entendre supprimer toute altérité. Sans doute  les travaux incontestables des historiens qui ont travaillé sur le sujet et fondé leurs conclusions sur des preuves irréfutables constituent-ils un antidote au négationnisme, mais quelle est l’audience d’un livre que seuls quelques spécialistes liront face aux affirmations sans preuve émises sur un réseau social et reproduit à des milliers d’exemplaires. C’est pourquoi il n’est d’autre solution, fût-ce au risque de la lassitude, que de rappeler sans cesse  ces années noires où le nationalisme exacerbé s’est employé à tenter de détruire une part de l’humanité.

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