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2019-2020 : quand les clivages français se transforment en fractures ouvertes
©ANNE-CHRISTINE POUJOULAT / AFP

Prévisions 2020

A l'occasion de la fin de l'année 2019, Atlantico a demandé à ses contributeurs les plus fidèles de se pencher sur l'année à venir. Bruno Cautrès aborde la question des clivages français.

Bruno Cautrès

Bruno Cautrès est chercheur CNRS et a rejoint le CEVIPOF en janvier 2006. Ses recherches portent sur l’analyse des comportements et des attitudes politiques. Au cours des années récentes, il a participé à différentes recherches françaises ou européennes portant sur la participation politique, le vote et les élections. Il a développé d’autres directions de recherche mettant en évidence les clivages sociaux et politiques liés à l’Europe et à l’intégration européenne dans les électorats et les opinions publiques. Il est notamment l'auteur de Les européens aiment-ils (toujours) l'Europe ? (éditions de La Documentation Française, 2014) et Histoire d’une révolution électorale (2015-2018) avec Anne Muxel (Classiques Garnier, 2019).

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L’année 2019, celle où rien ne s’est passé comme prévu. A commencer par son début : l’année 2019 n’a pas commencé le 1er janvier 2019, mais six mois avant, exactement en fait le 24 Juillet 2018. « S’ils veulent un responsable, il est devant vous. Qu’ils viennent le chercher. Je réponds au peuple français », avait lancé ce jour-là Emmanuel Macron lors d’un pot de fin de session parlementaire de la majorité LRM-MoDem à propos de « l’affaire Benalla ». C’est cinq mois plus tard que l’on réalisera que cette phrase, un tantinet bravache, avait allumé une mèche dans un entrepôt de poudre. 2019, l’année de l’explosion sociale la plus spectaculaire qu’ait connue la France au cours des dernières décennies : aucun autre pays de l’Union européenne n’a connu, à ce jour, une crise sociale et démocratique aussi forte, marquée par autant de colère et de violence que ce que nous avons vécu entre l’automne 2018 et le printemps 2019.

2019 n’en est pas sortie indemne et n’en est pas sortie du tout, d’ailleurs. A peine 2020 parait que la nouvelle année est déjà rattrapée par 2019. On ne peut séparer la crise des Gilets jaunes et la contestation sociale qui s’exprime à travers la mobilisation contre la réforme des retraites. Une coulée de mécontentement social, de peurs et de de craintes face à trop de réformes en un temps trop rapide, d’incompréhensions. Pourtant, 2019 fut aussi l’année de l’expression publique, de toutes les formes de l’expression publique: la colère, la violence, le débat et la délibération, le vote, l’abstention, la rue, le dialogue social, les rapports et les paroles d’experts, les écrans de télé saturés de débats. Un observateur qui se serait absenté du pays pendant quelques années, le retrouverait fin 2019 à la fois tel qu’en lui-même (avec notre goût pour les grands débats, les grandes crises, les grandes réformes, la dramatisation sur le thème de l’urgence à réformer une France toujours présentée comme menacée de déclin) et clivé, profondément, comme jamais. 

2019, l’année où les  clivages sociaux, territoriaux, politiques se sont transformés en craqures, fractures, murs d’incompréhension. Comme une curieuse guerre froide avec ses rideaux de fer internes. France « archipélisée », France « fracturée », France « clivée ». 2019, l’année où la politique semble avoir tant de mal pour combler ces fractures béantes. Au sortir de ce Grand débat, Emmanuel Macron restitua les grandes conclusions qu’il en tirait avec solennité. D’importantes mesures sociales et de pouvoir d’achat furent annoncées, mais n’ont pas suffi à éponger la crise. Car cette crise n’est qu’en partie une crise sociale. Si la politique a tant de mal avec cette crise, c’est que c’est la politique qui est elle-même en crise. 2019 a fait voler en éclat la puissante fiction sur laquelle repose nos institutions depuis 1962. Depuis que nous élisons notre chef de l’Etat au suffrage universel direct, le résultat de cette élection donne au vainqueur un pouvoir souverain plus important encore que dans le modèle original de 1958. Ce modèle est entré en crise sous l’effet de différents facteurs, depuis une vingtaine d’années ; le projet d’Emmanuel Macron était de répondre à cette crise politique latente. Mais les conditions de son élection n’ont pas permis à la crise de se dénouer: d’après le panel électoral du CEVIPOF une écrasante majorité des électeurs de Benoit Hamon et une très forte majorité des électeurs de Jean-Luc Mélenchon ont voté pour Emmanuel Macron au second tour. Il n’est pas besoin de rentrer dans une difficile controverse de philosophie politique ou de droit constitutionnel pour voir qu’un problème politique existe à partir de là. La légitimité politique et institutionnelle rentre à un moment donné en tension, voire en conflit avec les conditions mêmes de sa source et de son origine. 2019 nous a envoyé l’addition d’une note de frais que personne ne voulait voir à la sortie de la séquence électorale de 2017. Et avec les intérêts. 

Emmanuel Macron tira de la crise des Gilets jaunes la conclusion que c’était davantage la méthodologie de ses réformes que le contenu de celles-ci qui avait posé problème : changement de style, volonté de manifester l’écoute, retour en grâce des élus locaux et des partenaires sociaux, concertations et débats, conférences citoyennes. Pour notre modèle démocratique qui ne va pas très fort, cela va dans la bonne direction. Mais force est de constater que là encore cela n’est pas parvenu à éponger le trop-plein de colère, de sentiment de ne pas être écoutés et compris. Sans compter que 2019 a accentué le formidable clivage d’image à propos d’Emmanuel Macron dans l’opinion : deux blocs qui se font face et sont irréconciliables. 

A partir de toutes ces tensions de 2019, formulons un vœu pour 2020 et proposons une idée. Le vœu, c’est que l’on ne puisse plus voir dans un pays riche, puissant et démocratique comme le nôtre des images de violence comme 2019 nous en a donné à profusion. Yeux éborgnés, mains ou pieds arrachés, coups de poings de boxeur sur les ponts parisiens, matraques voltigeuses, coups portés à nos forces de l’ordre ou statues profanées. Quel désastre, quel coût humain, quelles images tristes cela laissera aux nouvelles générations ! L’idée c’est que l’on expérimente sérieusement avant de réformer, que l’on évalue le coût des réformes, que l’on soumette les projets de réforme à des démarches sérieuses d’évaluation d’impact, vous savez les méthodes scientifiques qui ont (entre autre) permis à Esther Duflo d’avoir le Prix Nobel. Mais aussi que l’on réforme en écoutant vraiment les paroles et attentes des citoyens. Plus que jamais, la réforme la plus urgente c’est la profonde refondation de notre modèle de démocratie politique et de démocratie sociale : essayons de mieux mettre en correspondance l’ambition française et la promesse républicaine d’égalité et la fraternité ; essayons d’améliorer encore notre système de décisions politiques, ça vaut le coup vraiment. Bonne année à toutes et à tous !

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