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Gérald Darmanin ministre de l'intérieur
Gérald Darmanin ministre de l'intérieur
©Thomas COEX / AFP

Ministre de l'Intérieur

D'après la rédaction du Figaro, Gérald Darmanin aurait indiqué en coulisses que les polémiques autour de l’article 24 n’intéressent que le « microcosme » parisien et les « lecteurs du Monde ». Les habitants des métropoles sont-ils les seuls à s’intéresser aux libertés publiques ?

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico.fr : Selon des indiscrétions révélées par Le Figaro, Gérald Darmanin explique en coulisses que les polémiques autour de l’article 24 n’intéressent que le « microcosme » parisien et les « lecteurs du Monde ». Les habitants des métropoles sont-ils vraiment les seuls à s’intéresser aux libertés publiques ?

Christophe Boutin : Commençons par rappeler qu'il y a naturellement dans une société une sorte d'équilibre qui se crée entre la recherche de la sécurité, d'une part, et la protection des libertés d’autre part. En effet, il n'y a pas de sécurité sans la limitation d'un certain nombre de libertés. Hobbes nous le rappelle : homo homini lupus, l’homme est un loup pour l’homme, et le règne de la liberté absolue est donc celui de la force et de la peur. Pour y échapper, nous acceptons que nos libertés soient limités par des textes – ce contrat ne nous conduisant cependant pas nécessairement, contrairement à l’auteur anglais,  jusqu'à tout abandonner au Léviathan -, acceptant donc que nous soyons placés sous la double protection des forces de sécurité et des juges. Dès lors, la question est donc celle de la position du curseur, vers la sécurité totale au risque de perdre toute liberté, ou vers l’absolutisation des libertés au risque de l'insécurité permanente.

Dans ce cadre, il est vrai qu'il semble naturellement plus facile de prôner les libertés… quand on sait que sa sécurité est de toute manière assurée. Une impression de sécurité qui ne vient pas uniquement de la sécurité physique, qui n'est pas toujours directement menacée en permanence dans notre société, même si nous connaissons une dangereuse dégradation de la situation. Car le sentiment d'insécurité naît aussi des insécurités économique ou culturelle, et c'est donc sur cet ensemble qu'il faut penser une articulation entre sécurité et liberté qui peut  éventuellement, effectivement, toucher de manière différente des groupes sociaux distincts.

Or dans ce cadre dans lequel, finalement, les libertés sont un luxe pour privilégiés qui vivent dans une ambiance sûre dans les domaines des sécurités culturelle, économique et physique, il y a effectivement une différence notable entre les métropoles d'une part et la France périphérique d'autre part. Les habitants des métropoles ne connaissent pas l'insécurité culturelle, puisqu'ils participent pleinement de ce « Nouveau Monde » voulu par Emmanuel Macron. Parfaitement à l'aise dans la mondialisation heureuse, leur culture est déjà celle des nomades internationaux du progressisme. Sur le plan économique ensuite, ils bénéficient généralement d'une situation privilégiée, rendue plus agréable encore par la possibilité d'utiliser une main-d'œuvre à bas coûts, celle de l’immigration – légale ou pas -, que ce soit dans leur bars et restaurant – quand ils sont ouverts – ou comme petit personnel domestique s'occupant de leurs enfants et du ménage de leurs appartements. Reste bien sûr la sécurité physique, mais leur manière de vivre, dans l'entre soi des zones préservées, leur évite de courir des risques que, par ailleurs, ils tendent à effacer psychologiquement et à nier pour pouvoir continuer à vivre sans stresser.

Tout autre est la situation de la France périphérique, plongée elle dans l'insécurité : insécurité économique - nous sommes très loin ici des winners de la start-up nation -, insécurité culturelle, tous leurs cadres de référence étant détruits par la doxa progressiste, et insécurité physique - souvent moins évidente que dans les métropoles, mais ressentie ici de manière beaucoup plus violente car il n'y a pas d’occultation psychologique dans ce monde où l’on ose encore dire ce que l’on voit.

On pourrait donc penser que l'analyse que fait Gérald Darmanin est la bonne : c’est dans les métropoles que l'on va se préoccuper des libertés, quand, dans la France périphérique, la question primordiale reste celle de la sécurité.

D’où viennent pourtant ses erreurs de perspective ? D’abord, des choix faits par le gouvernement depuis le début de la crise sanitaire. Des choix limitant les libertés publiques, et les limitant sans raisons valables dans un trop grand nombre de cas, dans cette incohérence qui vaut aujourd’hui à notre pays le surnom glorieux d’Absurdistan. Interdiction des plages, des forêts, des parcs, des sports nautiques, obligation de se signer à soi-même une autorisation de sortie, stations de ski sans remontées mécaniques, voyageurs punis par une quarantaine, application des règles à la tête du client, certaines zones étant peu concernées par leur respect, tout cela a un nom : l’arbitraire, un arbitraire qui choque au moins autant, sinon plus, la France périphérique que celle des métropoles. La première erreur de perspective de Gérald Darmanin est de ne pas comprendre que l'ensemble des Français ne supporte plus ces petites règles tatillonnes et grotesques qui encadrent leur quotidien soit disant pour leur bien, et sont donc particulièrement sensibles à toute nouvelle limitation sécuritaire.

Ensuite, l’erreur vient de ce que ce fameux article 24 qui a posé tant de problèmes, et qui relève justement de ce déplacement du curseur entre sécurité et libertés, visait, au détriment de certaines libertés - ici la liberté de la presse -, à apporter plus de sécurité non pas à l’ensemble de la population mais à une catégorie particulière, celle des FSI, de laquelle se méfient de nos jours les bobos des métropoles, mais aussi la France périphérique des Gilets jaunes.

Gérald Darmanin semble vouloir opposer les Parisiens aux « provinciaux » qui eux, soutiendraient sa politique sécuritaire. L’histoire récente et la crise des Gilets Jaunes pourrait justement lui donner tort…

En effet, et ce essentiellement à cause de l’utilisation qui a été faite des forces de sécurité lors de cette crise. On ne reviendra pas sur tout ce que l’on a vu durant les manifestations des Gilets jaunes, mais notons quand même, en vrac, des moyens et des méthodes nouveaux – utilisation de drones et de blindés, technique de la nasse -, un laisser-aller certain vis-à-vis des groupes de casseurs de type black-blocs, ou une violence physique sans précédent en France en temps de paix. La preuve était faite pour nombre de représentants de la France périphérique que le gouvernement entendait utiliser un système sécuritaire particulièrement répressif pour imposer ses choix, et cela a altéré le rapport de confiance existant avec des FSI devenus de simples prétoriens.

C’est pourquoi, contrairement à ce que dit Gérald Darmanin, pour des raisons certes différentes, ce sont bien tous les Français qui se sont ici préoccupés des libertés publiques, estimant que l’article 24 pouvait offrir une protection excessive aux forces de sécurité lorsqu’elles ne font pas preuve de maîtrise. Et que le bobo parisien cherche ici à faire acte militant contre une police dont il prétend à tort qu'elle fait preuve d'un racisme systémique, quand la France périphérique se souvient elle des éborgnements bien réels des manifestations des Gilets jaunes ne change rien au fait qu'ils se retrouvent tout deux d'accord sur cette question. C’est d’ailleurs un point auquel doivent impérativement réfléchir les FSI que cette nécessité qui est la leur de renouer le lien avec la France profonde.

La demande pour plus de sécurité est effectivement forte parmi les Français. Mais sont-ils prêts à sacrifier les libertés publiques pour cela ?

Retrouvons Hobbes, qui disait avoir toujours eu peur : plus la peur est importante et plus une population est naturellement poussée à abandonner ses libertés au profit de la sécurité. C'est d'ailleurs ce qui est en train de se passer dans nombre de nos démocraties occidentales. Sous l’effet de la peur liée à la crise sanitaire, nous acceptons que l'État et/ou des sociétés privées collectent nos données individuelles ou contrôlent nos déplacements. Sous l’effet de la peur liée au terrorisme, nous laissons se mettre en place une surveillance de rue qui n’aura bientôt rien à envier à celle de cette grande démocratie qu’est la Chine. Et l’on glisse lentement mais sûrement vers la monnaie électronique, pour empêcher le financement de ce même terrorisme, ce qui fera hurler de rire n’importe quel hacker.

À chaque nouvelle atteinte le gouvernement nous explique que c’est au seul motif de nous offrir une meilleure sécurité, et l’on entonne le refrain bien connu selon lequel seul celui qui aurait quelque chose à cacher pourrait se plaindre de cette permanente inquisition qui va grandissant – oubliant la définition même du concept de « vie privée ». Par ailleurs, pour ne pas « stigmatiser » tel ou tel groupe, dont les statistiques montrent pourtant à l’évidence qu’il joue un rôle plus important que d’autres dans l’insécurité, on retire à tous, de manière générale et absolue, des libertés dont la plupart n’abusaient pourtant pas. Des libertés à jamais perdues : une fois mises en place en effet, de telles procédures sont très rarement enlevés lorsque la situation s'améliore sur le plan sécuritaire ; le contrôle de la société étant ainsi rendu plus facile, le pouvoir aime à continuer d’en user.

En fait, pour une rébellion (ici l’article 24), on a ces dernières années des dizaines d’atteintes aux libertés qui passent comme lettre à la poste – quand elle n’est pas en grève. Parce que les Français ne s’en rendent pas compte, parce que l’opposition ne fait que très mal son travail de gardienne des libertés, parce que le gouvernement, de toute manière, entend bien décider sans les Français et sans le parlement, réduit à la fonction de chambre d’enregistrement – et parfois de réécriture. Mais viendra un moment où la prise de conscience aura lieu, et le réveil sera nécessairement pénible. L’État le sait bien, qui entend donc mettre en place par avance une « sécurité globale » où les sociétés privées auront un rôle essentiel à jouer. Et c’est alors, et alors seulement, que nous saurons vraiment ce que les Français sont prêts à abandonner comme libertés…

Propos recueillis par François Blanchard

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