Atlantico : A la suite des attentats de Paris et de Copenhague, on peut être tenté de se demander quelle est la capacité de résistance des sociétés européennes face à des agressions de plus en plus fréquentes. A partir de quel seuil, au bout de combien d'attaques la stabilité politique de nos démocraties pourrait-elle être menacée?
Michel Maffesoli : Je ne pense pas qu’on puisse évaluer ce type de risque quantitativement. Il s’agit en effet d’un conflit de valeurs, qui non seulement signe un combat opposant des Etats non démocratiques et même terroristes à de vieilles démocraties, mais également doit nous alerter sur la fragilité de la démocratie face à l’évolution du monde. La démocratie et l’une de ses caractéristiques, la liberté individuelle d’expression, est une invention d’une époque, l’époque moderne (18ème – 20ème siècles) et d’un continent, l’Europe.
Nous sommes à présent entrés dans la postmodernité, époque dans laquelle se manifeste un retour de l’esprit communautaire, c’est-à-dire un besoin d’appartenance des personnes à des groupes (un ou plusieurs), des “tribus”. Et ceci dans nos pays européens eux-mêmes. Ces tribus sont d’ordres divers, ethniques ou religieux, mais aussi musicaux, artistiques, sportifs.
Contrairement à ce qui se dit, il me semble que les actes extrêmes sont plutôt commis par des personnes en mal de communauté, quelle qu’elle soit, plutôt que par des personnes solidement ancrées dans une ou des communautés.
Certes, l’influence des guerres internationales est importante, mais il s’agit aussi d’un phénomène interne aux pays attaqués, un conflit interne qui incarne plus la recherche d’une appartenance communautaire que la guerre entre communautés.
Le degré de résistance des sociétés varie-t-il ? La France est-elle appelée à évoluer ?
Je pense que les pays les plus fragiles face aux conflits nés de cette évolution chaotique d’un ordre moderne vers un ordre postmoderne, sont les pays qui ont construit la “chose publique”, le vivre ensemble sur le principe individualiste et donc le contrat social liant les individus au niveau de la nation de manière monolithique.
En France, pour être Français, il faut abandonner toute autre identité ou identification plutôt. Au 19ème siècle, il fallut abandonner identification et langue régionales, en Bretagne, en Alsace par exemple. Au début du 20ème siècle, les Italiens, les Espagnols, les Polonais venus travailler dans les mines de charbon étaient sommés de ne plus parler que le français et d’oublier les racines de leurs parents.
Il me semble que cette volonté homogénéisante, qui est le propre de l’histoire de la République française est aussi celle des pays scandinaves.
Tous les pays qui ont voulu gommer les différences et cantonner le sacré dans la sphère privée individuelle, c’est à dire le bannir de la chose publique, courent le risque de voir revenir, sous forme perverse cette aspiration au particularisme et au sacré.
Ainsi de cette vidéo présentant un jeune Danois, sans racines musulmanes, parti faire le djihad et mourir dans un attentat suicide. Sans doute était-il dans la recherche d’une relation au sacré et à une identité communautaire qu’il ne trouvait pas dans un Etat trop policé où le rationalisme est érigé en “religion” d’état.
De par leur Histoire faite de violences, parfois extrêmes, on pourrait penser que les sociétés européennes sont douées d'une certaine résilience. Cependant les élites ont du mal à réagir. Sommes-nous finalement désarmés ?
Les violences extrêmes ne sont pas une particularité de l’Europe. Certes l’Europe dans les croisades externes et internes (contre les Albigeois, dans les guerres de religion au 16ème siècle), dans les grandes guerres du 20ème siècle et leurs génocides, dans les conquêtes coloniales en Amérique, Asie et Afrique a fait montre d’une grande violence.
Mais les Etats-Unis et le Canada ne sont pas en reste de violence dans le traitement des populations indigènes, l’Afrique a été le théâtre aussi de guerres internes allant jusqu’au génocide, sans parler de l’URSS, de la Chine et des Khmers rouges au Cambodge.
La folie meurtrière et l’hystérie collective sont hélas assez également partagées.
Il est vrai que 70 ans de paix en Europe même ont éloigné le spectre de la violence collective et que seuls les attentats donnent le spectacle du bain de sang.
Mais je ne pense pas que ceci soit la cause d’une frilosité de nos élites. Les mesures “guerrières” sont prises, la sécurité est de plus en plus protégée, même quand cette protection peut attenter aux libertés individuelles (sur Internet, avec les interdictions de sortir du territoire par exemple). En revanche, je ne vois pas de début de réflexion collective qui prenne en compte les changements de valeurs et notamment l’aspiration de nombre de nos concitoyens à s’identifier à une ou des communautés religieuses ou parareligieuses.
Ces tensions interrogent notre rapport à l'islam radical, mais aussi au religieux en général. En France, les élites insistent beaucoup sur "l'islamophobie", certes réelle, mais les faits recensés sont finalement peu nombreux. Nos propres tabous nous empêchent-ils de riposter efficacement ?
Je pense qu’on a raison de refuser l’amalgame entre les Musulmans qui expriment leur religion de diverses manières (il n’y a pas Une communauté musulmane, mais de nombreuses communautés, assez diverses dans leur interprétation des textes et des dogmes) et les terroristes qui se réclament d’un Islam radical.
D’autre part, il est vrai qu’il existe une méfiance plus importante de la population française vis à vis des Musulmans que vis à vis d’autres religions.
Ceci dit, la question est moins de défendre un Islam relativement abstrait que d’apprendre la tolérance mutuelle aux différentes communautés religieuses et non religieuses.
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