La violence des attentats de janvier est-elle la conséquence de notre légèreté ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Aucune société n’ignore les fêtes, les plaisanteries, l’art, la comédie…
Aucune société n’ignore les fêtes, les plaisanteries, l’art, la comédie…
©Reuters

Un livre, un débat

Des matériaux à nos propres corps, en passant par la technologie, la culture, la politique, les relations humaines, tout s’allège autour de nous et en nous, constate, dans son nouveau livre, Gilles Lipovetsky. Dans la "civilisation du léger" qui est la nôtre, comment interpréter les drames des 7, 8 et 9 janvier ? Est-ce justement parce qu’il a "perdu de son poids" que notre monde est confronté à une telle violence ? Quel est le prix de la légèreté qui gouverne nos vies ?

Barbara Lambert

Barbara Lambert

Barbara Lambert a goûté à l'édition et enseigné la littérature anglaise et américaine avant de devenir journaliste à "Livres Hebdo". Elle est aujourd'hui responsable des rubriques société/idées d'Atlantico.fr.

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Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky est philosophe et sociologue. Il enseigne à l'université de Grenoble. Il a notamment publié L'ère du vide (1983), L'empire de l'éphémère (1987), Le crépuscule du devoir (1992), La troisième femme (1997) et Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d'hyperconsommation (2006) aux éditions Gallimard. Son dernier ouvrage, De la légèreté, est paru aux éditions Grasset.

 

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BL : Nous sommes entrés dans la "civilisation du léger", dites-vous. Que l’on parle de matériaux, de nouvelles technologies, de politique, de culture, de nos corps ou même de nos idéologies, tout s’allège, selon vous, dans tous les domaines…

Gilles Lipovetsky : Dans tous les domaines, oui, mais de manière inégale…

En vous lisant, on a le sentiment que tout ce que l’on gagne en allègement, on le paie d’une autre façon…

Tout à fait. Mais il y a une nuance à apporter, qui est importante. Dans le domaine énergétique, on n’est pas encore dans le léger. La production d’électricité, pour l’essentiel, sur la planète, provient du charbon. Le charbon, ce sont les mines, l’empreinte carbone qui provoque le réchauffement climatique. C’est aussi les centrales nucléaires dont la catastrophe de Fukushima n’a nullement arrêté le développement. On est dans le lourd, là. Dans mon livre, je dis que "nous entrons dans la civilisation du léger", cela veut dire que c’est une civilisation naissante, qui n’en est qu’à ses débuts. Dans le domaine énergétique, il est clair qu’il est impératif de développer les énergies renouvelables – via les éoliennes, l’utilisation du mouvement des marées – afin d’arriver à une énergie douce. La transition énergétique qui nous fera entrer de plain-pied dans le léger n’est pas une coquetterie : c’est un impératif écologique fondamental si on ne veut pas se retrouver avec cinq-six degrés de plus sur la planète.

S’il y a un impératif de légèreté dans le domaine énergétique, dans les autres domaines, le léger s’est, pour ainsi dire, imposé de lui-même…

La civilisation du léger est très récente. Au moment de la Révolution Industrielle, au XIXe siècle, on est dans le lourd : l’acier, le charbon, le pétrole, les chemins de fer, les barrages, tout cela n’a rien de léger. Le mouvement de bascule s’opère après la Seconde Guerre mondiale. Pourquoi ? Il y a d’abord les inventions technologiques comme le plastique, que Barthes avait parfaitement repéré. Le plastique permet en effet la fabrication de tout un tas de produits légers pour la maison ou les loisirs, comme les appareils photo, les premiers transistors, etc. Plus globalement, dans la société de consommation qui est la nôtre, tout bascule dans une logique de recherche de légèreté. Parallèlement, sur le plan culturel, on célèbre l’hédonisme : le consumérisme, c’est l’hédonisme, la jouissance du présent. C’est la loi de l’entertainment, dans l’information, la publicité. On a une actualité ennuyeuse, sombre et on cultive l’humour, la bonne humeur, les clins d’œil.

Nous sommes entrés dans un capitalisme de séduction, dites-vous… La séduction n’est plus un jeu social, c’est le principe d’organisation de notre économie…

L’économie ne marche plus à la nécessité, à la contrainte. Certaines économies, en effet, reposaient sur l’exercice d’une certaine violence, d’autres sur la nécessité de trouver des moyens de subsistance. Le capitalisme de consommation repose sur l’industrialisation du léger. La voiture, aujourd’hui, est un bien à la fois utile et un bien qui reflète la mode, un style… tout le système repose sur une logique légère qui est celle du renouvellement permanent, c’est-à-dire de l’éphémère. Le modèle de la mode – le paraître, le vêtement – s’est insinué partout : l’économie repose aujourd’hui sur une logique de mode, qui est une logique de séduction. Il faut capter le désir, proposer de la nouveauté…

Et générer, quelque part, de la frustration ?

Oui, c’est vrai. Mais il ne faut pas trop charger la barque. J’imagine que vous ne passez pas vos vacances au Carlton à Cannes, que vous ne voyagez pas en première… Est-ce que cela vous empêche pour autant de passer de bonnes vacances ? Vous sentez-vous frustrée ?

Non (rires) !

Partir avec Easyjet ne vous empêche pas de passer un bon moment ! La vraie frustration, c’est quand on ne peut plus joindre les deux bouts. C’est moins la légèreté qui frustre que sa négation, lorsqu’on ne peut plus profiter des choses. Ce qui est le plus lourd, c’est quand on n’arrive plus à payer la facture du smartphone, ou à partir en vacances. Cela dit, sur un plan plus philosophique, cette forme dominante de la logique légère a quelque chose moins de frustrant que d’insatisfaisant pour l’image qu’on peut se faire de l’être humain.

C’est-à-dire ?

L’être humain n’est pas qu’un consommateur. Il peut l’être, c’est vrai. Mais c’est réduire considérablement l’homme et ce qu’on voudrait qu’il soit que de ne le considérer que comme tel. Dans une vision humaniste, l’homme est un être qui pense, qui réfléchit, qui peut créer, améliorer le monde… Il ne se réduit pas à acheter des marques. Trop de légèreté tue la légèreté.

Vous notez que "le consommateur est moins obsédé aujourd’hui d’affichage social que de plaisirs inédits". "Aux luttes symboliques de classe, écrivez-vous, succèdent les visées d’allègement du vécu individuel"…

Je montre en effet qu’il y a un retournement. Le consumérisme peut être vécu comme quelque chose de lourd à la longue. On peut donner plusieurs définitions de la légèreté. Traditionnellement, la légèreté, on la dénonce : le léger n’a pas de substance, d’épaisseur, de valeur. Seul le profond, le lourd, est riche. Seul le sérieux mérite l’attention. La légèreté, c’est ni sérieux, ni vrai, ni faux, c’est superficiel.

En même temps, vous démontrez au début de votre livre que "la puissance du léger" ne date pas d’aujourd’hui : il y a toujours eu un besoin, une recherche de légèreté. Ce qui veut dire que le léger est nécessaire. Vous citez en exemple la joie, qui est la forme la plus aboutie de la légèreté et, en même temps, le but vers lequel nous tendons tous…

Absolument. Il y a une nécessité anthropologique de la légèreté. La preuve, c’est qu’aucune société n’ignore les fêtes, les plaisanteries, l’art, la comédie… La légèreté, c’est la respiration. L’être humain a beaucoup de problèmes, de soucis, d’angoisses : la légèreté lui permet d’oublier, d’évacuer cette charge. Quand on dénonce la légèreté, on va un peu vite en besogne. Au fond, chacun recherche le bonheur, et le bonheur, qu’est-ce que c’est ? En grande partie, c’est quand on se sent léger. Quand on est vraiment heureux, on saute en l’air, on est, comme on dit, "sur un petit nuage". On a ce sentiment d’allègement de l’existence. C’est dire combien la légèreté est loin d’être une chose insignifiante. Dans une certaine acception, la légèreté, c’est la frivolité. S’il ne faut pas en faire un absolu, il ne faut pas non plus diaboliser la frivolité. L’économie frivole, de séduction, nous a quand même débarrassés des plus grandes violences du siècle dernier.

Justement, comment replace-t-on les attentats survenus les 7, 8 et 9 janvier dans la civilisation du léger qui est la nôtre ?

Ces attentats sont un des effets de la civilisation du léger. Pourquoi ? Comme tous les observateurs le montrent, les djihadistes sont en grande partie des paumés. La civilisation du léger est la civilisation de la détraditionalisation, du désencadrement des individus. Se crée, de fait, un vide, extraordinairement anxiogène qui laisse la porte ouverte aux choses épouvantables que nous avons vécues il y a quinze jours. Mais ces choses épouvantables ne remontent pas au 7 janvier, nous les vivons depuis longtemps. Et nous allons en vivre d’autres. Ici ou dans d’autres pays. La dynamique de la civilisation du léger repose sur une individualisation poussée à l’extrême. Du fait de cette individualisation poussée à l’extrême, il y a des gens qui ne pensent qu’à leurs propres intérêts – vivre, profiter, gagner de l’argent – et d’autres qui, parce qu’ils n’ont pas ces outils-là, recherchent un nouvel ancrage, un nouvel absolu qui leur donnent une identité forte, leur permettent de se restructurer à travers des messages complètement déments et d’une extrême dangerosité. Autrement dit, la civilisation du léger a sa part – une part non négligeable – dans les dérives et les formes de violence que nous connaissons aujourd’hui. Et ces formes de violence n’ont rien à voir avec celles générées par la lutte des classes ou les guerres mondiales du XXe siècle.

Pourquoi ?

En ce qui concerne la lutte des classes ou les deux guerres mondiales, c’est l’ensemble de la société qui s’est manifestée. A la suite de l’attentat contre "Charlie Hebdo", 4 millions de Français ont défilé et montré l’attachement de nos contemporains aux idéaux d’égalité, de liberté, de démocratie. La civilisation du léger provoque ponctuellement, mais de manière très violente, des formes de violence, mais à une toute autre échelle, elle conduit à la pacification de la société. Après ces événements tragiques, notre société n’est pas à feu et à sang, c’est même l’inverse : elle est pacifiée. Il n’y a pas eu le moindre dérapage lors des manifestations : il n’y a pas eu de blessés, encore moins de morts.

Vous notez que, depuis les années 70, il y a une forte demande spirituelle, mais que celle-ci s’inscrit dans le prolongement du consumérisme…

Oui, parce qu’elle en reproduit un certain nombre de traits. Aujourd’hui, on va d’un gourou à l’autre, comme le consommateur va d’un produit à l’autre. On retrouve dans le domaine spirituel cette dynamique de flottement qui a cours dans la société consumériste. Les sociologues de la religion ont observé la naissance de l’émotion en religion, ils parlent de "religion émotionnelle". Désormais, on s’attache au ressenti, et plus au commentaire des textes sacrés. C’est, bien sûr, très différent du consumérisme. Mais il n’en demeure pas moins que dans tous les courants new age, on observe une extraordinaire labilité, flexibilité : les gens piochent d’un côté, de l’autre, mélangent, un peu comme un consommateur qui remplit son caddie : "Jésus, c’est bien, mais Bouddha, c’est pas mal, non plus, on va mélanger…". On choisit "les religions à la carte", exactement comme au restaurant ou au supermarché.

Alors que l’on entre dans cette civilisation du léger, vous démontrez que, paradoxalement, la vie s’alourdit…

C’est une observation que nous pouvons tous faire. Nous en avons une illustration avec ces actes terroristes qui nous frappent. Mais il en existe mille autres. On le voit dans la multiplication des dépressions, des suicides, la montée du stress, la hausse de la consommation de psychotropes dont nous sommes en France parmi les premiers utilisateurs, les addictions de plus en plus nombreuses... et puis, la morosité ambiante. Tous les pays ne sont pas à la même enseigne mais, nous, en France, nous la ressentons fortement. Le paradoxe est énorme parce que quand on allume la télé, la radio, qu’on fait ses courses dans un "shopping-center" ou sur le Net, tout est "fun"…

Vous remarquez qu’on rit de moins en moins. Le rire est devenu un "rire de consommation", dites-vous…

D’après les statistiques, il semblerait que le rire recule : de vingt minutes par jour en 1939, nous sommes passés à six minutes au début des années 1980 et à quelque 60 secondes pour plus d’un tiers des adultes aujourd’hui. Il est bon de préciser ici que ce qui baisse surtout, c’est le rire d’interaction. Le rire de consommation se porte bien : la preuve, 20 millions de Français sont allés voir "Bienvenue chez les Ch’tis". Ce qui marche le mieux, comme par hasard, ce sont les films drôles. Les humoristes, eux aussi, font un tabac. A la télé, on privilégie les émissions de détente, de divertissement. On rit, mais on rit en tant que consommateur. Si vous descendez dans la rue à Paris pendant la Fête de la musique, personne ne rit. Les gens écoutent la musique, mangent des sandwiches, prennent des photos, téléphonent à leurs copains, ils ne rient pas. Les fêtes sont devenues des événements qui prolongent le quotidien. Elles n’ont plus rien à voir avec ce qu’a été, par exemple, le Carnaval, qui était une fête de l’excès, de beuverie, d’orgie, même. Les premiers missionnaires qui sont arrivés en Amérique latine ont été très frappés de voir les Indiens qui riaient tout le temps : la moindre chose les faisait rigoler. Nous, là-dedans… Il ne faut pas dramatiser : nous ne sommes pas dans l’abîme. Mais il faut avoir conscience de l’existence de vrais paradoxes. Nous sommes dans une civilisation qui met en avant le plaisir, l’hédonisme, la plaisanterie et le fait est que les gens ne sont pas très rigolos…

Vous dites que la légèreté ne peut pas être un but. Qu’est-ce qu’elle doit être ?

C’est un point important. Il existe une définition de la légèreté que nous n’avons pas évoquée, une définition forte, qu’on pourrait qualifier de "nietzschéenne", et qu’il faut pousser, car elle permet de relier la légèreté à la création. Comment ? Prenons des exemples. Quand vous jouez du piano, que vous écrivez, que vous peignez un tableau, vous éprouvez de la joie, vous vous sentez plus léger. Ce qui distingue cette définition des précédentes, c’est que la légèreté, ici, requiert le travail. La leçon que l’on peut tirer de cela, c’est que pour faire barrage à l’éclatement des repères, à la frustration, à l’ennui, nous avons à donner aux enfants, aux jeunes, les outils pour qu’ils puissent dans l’existence être autre chose que des consommateurs. Pour qu’ils puissent être des créateurs. Il existe un dandysme intellectuel qui consiste à dire que l’important, c’est la frivolité. Je récuse cette position parce que ce n’est pas à la hauteur des problèmes qui sont les nôtres. On ne peut pas avoir une civilisation du léger sans l’énorme travail des hommes, de l’intelligence, de l’éducation. Les défis planétaires, notamment écologiques, qui sont les nôtres – nous serons peut-être bientôt 9 milliards sur cette planète –, ce n’est évidemment pas par la frivolité que nous allons les régler, mais par l’intelligence qui permet d’inventer de nouvelles technologies, de faire acte d’innovation. La légèreté est nécessaire mais elle n’est pas suffisante. Elle ne doit absolument pas conduire à ériger la frivolité en absolu. Nous avons besoin de légèreté mais nous avons aussi besoin plus fondamentalement de l’effort des hommes et de la mobilisation de leur intelligence. Avec cette intelligence-là, nous irons peut-être vers une civilisation du léger plus équilibrée. Nous n’avons d’ailleurs pas tellement le choix : sans l’intelligence, nous allons droit dans le mur.

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