Pourquoi les mères ont l'impression de travailler plus longtemps que les pères même quand ça n'est pas le cas<!-- --> | Atlantico.fr
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Les hommes et les femmes ne sont pas socialisés de la même façon.
Les hommes et les femmes ne sont pas socialisés de la même façon.
©Reuters

Oh boy !

Si la répartition des tâches entre les hommes et les femmes évolue, les femmes continuent de subir une pression normative plus importante quant à leur rôle de mère. Ce qui influe sur leur perception du temps.

Atlantico : Depuis toujours, les hommes et les femmes ne sont pas socialisés de la même façon.  Mais dans notre société contemporaine, les femmes travaillent davantage qu'auparavant et les hommes s'occupent plus des enfants. Alors comment expliquer que les mères aient l'impression de travailler plus longtemps que les pères, même quand ce n'est pas le cas ?

Gérard Neyrand C'est une question de charge mentale. Il y a des situations où les femmes travaillent plus que les hommes – comme c'est le cas dans les familles monoparentales où la femme, le plus souvent, travaille et est seule à s'occuper des enfants – mais lorsqu'il y a un temps de travail équivalent, la sensation de travailler plus est liée au fait que les femmes sont toujours responsables plus ou moins de l'éducation des enfants et de la tenue du foyer en même temps qu'elles ont investi l'espace professionnel.

En général, si les hommes font des tâches domestiques, ils sont moins impliqués. Mais même s'ils en font autant, si la femme demeure la responsable, celle qui est censée gérer le foyer et le rapport aux enfants, mentalement la charge est supérieure. Les femmes ont donc l'impression d'en faire davantage car elles sont mentalement responsables

Claude Martin La question du temps perçu est en effet une question cruciale. Une des manières de s’en rendre compte est de s’intéresser au sentiment de pression ressenti par les femmes et les hommes, comme nous l’avons fait dans un récent ouvrage de comparaison dans six pays européens (Le Bihan, Martin et Knijn, Work and care under pressure, Amsterdam university press, 2014). Les difficultés de concilier vie familiale et vie professionnelle ou de combiner les registres peut générer chez certains ce sentiment, jusqu’à l’épuisement. Ce qui intervient dans ce sentiment de pression n’est pas réductible au nombre d’heures consacrées à telle ou telle tâche mais aussi et peut-être surtout à l’idée que l’on se fait de la bonne manière de la réaliser. Ainsi par exemple, certains parents se sentent sous pression parce qu’ils ne cessent de se référer à ce qu’ils pensent être leur rôle ou la bonne manière de l’exercer : par exemple, rentrer plus tôt du travail pour accompagner le travail scolaire ou pour jouer avec son enfant alors que ce qui manque le plus dans la journée est le temps et les conflits entre temps de travail, temps pour soi, temps pour autrui, temps domestique, etc. Et de ce point de vue, il ne fait pas de doute que les femmes subissent une pression normative plus importante. Le rôle prescrit par la société peut jouer ici beaucoup en culpabilisant les femmes qui ne sont pas assez "disponibles" pour leur enfant. Pour caricaturer on pourrait donc dire qu’une mère qui n’est pas à la sortie de l’école à 17h00 risque de se sentir davantage en faute qu’un père. Et réciproquement un père qui le fait est gratifié d’une bonne image, quand ce n’est que normal pour une femme. Là réside sans doute une partie de cette inégalité : dans les normes sociales véhiculées par chaque société et même au sein de chaque groupe social. D’où l’intérêt de lutter contre les stéréotypes de genre.

En quoi la conception du temps qu'ont les hommes et les femmes diffère-t-elle ? Qu'est-ce qui explique qu'ils ne font pas les mêmes tâches en même temps et dans le même temps ?

Gérard Neyrand : On peut avoir plusieurs explications. La raison principale est toutefois le fait que les deux sexes ont des représentations du temps qui peuvent divergerLes hommes et les femmes ne donnent pas la priorité aux mêmes choses, ce qui expliquerait que les tâches ne soient pas faites au même moment et dans le même ordre.

Par exemple, les hommes sont accusés de ne pas se rendre compte du niveau de saleté d'une pièce ou d'un vêtement, alors que les femmes lavent plus volontiers.

Cela renvoie à la façon dont traditionnellement les spécialisations féminines et masculines ont été définies. Les références anciennes perdurent et sont en concurrence avec les nouvelles. Dans notre société contemporaine, la logique est plus égalitaire à l'intérieur du couple et des familles. Mais les spécialisations antérieures ont tendance à perdurer. 

Claude Martin : Je ne sais pas si l’on peut affirmer que la conception du temps diffère en fonction du sexe. Il faudrait interroger des biologistes peut-être. Je pense en revanche que cette perception est en grande partie le résultat d’une socialisation en effet, mais aussi de l’époque et des générations. On pourrait pour parler de ce temps perçu évoquer le philosophe Hartmut Rosa qui parle de l’accélération comme un processus qui conduit à de nouvelles formes d’aliénation et de souffrance psychique ; un peu comme la situation de le hamster dans sa roue qui court à perdre haleine pour faire du sur-place. Tel serait notre condition contemporaine, une course frénétique après le temps, voire après l’instant. Mais là encore, il est manifeste que cette condition d’aliéné temporel n’est pas également répartie, ni entre les genres, ni entre les classes sociales, ni entre les générations.

Quant à savoir pourquoi les femmes semblent plus capables de faire plusieurs choses en même temps, je crois pour ma part à un effet d’apprentissage, d’expérience acquise. La répétition crée une compétence, une efficacité supérieure, à laquelle parfois les femmes s’accrochent également lorsqu’elles préfèrent faire à la place de l’homme, car elles trouvent que leur partenaire fait moins bien ou moins vite, ou moins efficacement, conduisant à reproduire et perpétuer les inégalités de répartition du travail global. Cette reproduction sociale de genre opère également via la manière dont les mères socialisent leurs fils, en faisant encore une fois davantage à leur place que pour leurs filles.

Peut-on conclure que les mères sont les spécialistes du rapport à l'enfant et les pères, les spécialistes du rapport à l'espace public ?

Gérard Neyrand : C'est la spécialisation traditionnelle qui s'est mise en place de façon forte à partir du 19ème siècle. A partir du moment où l'industrie s'est développée, les entreprises familiales ont diminué. Les hommes ont davantage travaillé en extérieur à l'usine alors que les femmes ont été renvoyées à un rôle à domicile, en s'occupant du foyer et des enfants. Le 19ème siècle est le siècle qui dichotomise les spécialisations des hommes et femmes.

Cette logique a commencé à être contestée à la fin des années 1960, donc relativement tard. Les choses se reconfigurent dans la deuxième moitié du 20ème siècle. Elles y arrivent car le taux d'activité professionnelle féminin était de 40% en 1960, alors qu'aujourd'hui ce taux a doublé. Le taux d'activité professionnelle des femmes a presque rattrapé celui des hommes. 

Claude Martin : Parler en termes de spécialistes me semble en tous les cas préférable à l’idée d’être plus ou moins capables ou pire à faire référence à la "nature" des choses. Ce qui montre aussi les possibilités et les marges de progression. On peut ainsi imaginer qu’à force de faire du travail domestique et du soin, les hommes vont développer peu à peu de nouvelles habiletés, voire, parfois éprouver des plaisirs qu’ils n’avaient pas exploré, comme de passer du temps à jouer ou à soigner, ou à lire des histoires, ou à faire à manger, et pourquoi pas à assumer des tâches plus ingrates, le "sale boulot", comme de faire le ménage ou le repassage…

Mais le chemin semble encore très long à parcourir, car pour que les choses évoluent, il faudrait aussi changer le modèle de l’individu au travail, abandonner le modèle du "male breadwinner", ce monsieur Gagnepain dont la qualité se mesure au fait qu’il est et doit être toujours disponible pour le travail. L’enjeu est désormais moins de masculiniser les trajectoires des femmes travailleuses (faire que les femmes se comportent comme des hommes au travail), que de féminiser les trajectoires des hommes travailleurs et donc de changer les représentations des employeurs et leurs stéréotypes.

Ce déséquilibre est-il susceptible d'affecter le bonheur conjugal ?

Gérard Neyrand : Bien sûr puisque c'est une question de représentation. Certaines de ces représentations correspondent objectivement à la réalité, d'autres en sont éloignées. Le ressenti, le vécu, le subjectif est très important. Si on a l'impression d'être dans une situation conjugale inégalitaire, l'un des membres du couple peut mal le vivre, ce qui qui altère le bonheur conjugal. Mais si le couple est en accord avec une répartition des tâches, le fait de ne pas faire la même chose n'est pas un problème. Le rapport asymétrique peut correspondre à la représentation du couple.

S'il y a divergence de représentation entre l'homme et la femme, ça aboutira à affecter le bonheur conjugal, que cette divergence soit réelle ou non

Claude Martin : Il est tout à fait clair que les enjeux de conciliation sont des sources de tensions quotidiennes dans les ménages. On peut sans cesse s’accrocher sur cette question sur le mode : "c’était à toi d’aller chercher la petite à l’école", "à toi d’aller chercher le pain" ou "on peut pas compter sur toi", "tu ne penses qu’à travailler", "pourquoi faut-il que je sois la seule à penser aux repas", etc, etc. Ce ressentiment dans la vie conjugale est partagée dans de très nombreux ménages.  C’est en quelque sorte un des effets de la pression temporelle au travail et à la maison.

En réalité, il serait important de montrer que ces tensions conjugales ne sont pas que des problèmes relationnels, interindividuels ou conjugaux, mais correspondent à une condition collective. Les défis de la conciliation vie familiale / vie professionnelle sont énormes lorsque l’on pense aux effets des évolutions du marché du travail, avec non seulement le développement du chômage, de l’accroissement du nombre de couples où c’est la femme qui est le seul pourvoyeur de revenu dans des milieux où traditionnellement c’était l’homme le "bon pourvoyeur", un homme qui a perdu en somme son rôle ; mais aussi avec le développement des horaires de travail dits atypiques (même s’ils deviennent de plus en plus typiques), des horaires incompatibles avec la vie familiale, avec les horaires des services. Et ceci sans compter avec les effets d’allongement de la durée des vies de couple qui, même en se mettant en couple un peu plus tard ont en moyenne près de 60 ans d’ "espérance de vie conjugale".

En somme, pour comprendre les évolutions dans ce domaine, il faut concevoir la vie conjugale et familiale comme un résultat des transformations dans la sphère du travail et de l’emploi, comme nous l’avons défendu avec Robert Castel dans l’ouvrage que nous avons signé ensemble avant sa disparition : Changements et pensées du changement. Echanges avec Robert Castel (La découverte, 2013)

Les mères assument-elles encore un nombre disproportionné de tâches domestiques relativement aux pères ? Cette tendance peut-elle évoluer ?

Gérard Neyrand : Oui, toutes les enquêtes montrent que s'il y a une évolution de la répartition des tâches domestiques, elle est lente. Les trois quarts des tâches domestiques sont réalisées par les femmes, seulement un quart par les hommes.  Quant aux tâchées liées aux enfants, elles concernent les femmes à hauteur de deux tiers.

Ces chiffres sont relativement condensés par le fait que, globalement, les femmes ont un temps de travail professionnel inférieur par rapport aux hommes. A 95 %, les temps partiels sont réalisés par le femmes. Dans un tiers des cas, ce sont des temps partiels subis, mais dans deux tiers les femmes sont attachées à leur rôle de mère pour pouvoir concilier travail et vie de famille.  Ainsi, le fait que les hommes fassent moins de tâches domestiques n'est pas seulement un indicateur de leur mauvaise volonté !

Cette situation a peu de chances d'évoluer car comme on est dans une phase de crise économique, le marché du travail est instable. Cela va toucher d'abord les personnes les moins qualifiées. Malheureusement, globalement, il s'agit des femmes et ça produit des divergences entre les femmes. Les femmes les moins qualifiées travailleront moins à l'extérieur alors que les femmes plus qualifiées auront d'autant plus envie de travailler. 

En conclusion, ces positionnements sont largement surdéterminés par le système social. Il y a un écart entre ce que souhaiteraient les personnes et ce que le système leur permet de faire.  Même si des désirs sont communs aux couples, il n'est pas toujours au vu de l'organisation de la société, de les mettre en œuvre. 

Claude Martin : En effet, les inégalités de répartition des tâches domestiques et de soins entre les hommes et les femmes dans les ménages perdurent. La double-journée reste plutôt un problème féminin, même si les choses évoluent lentement, plus d’ailleurs au plan des mentalités que des pratiques. On perçoit cette évolution dans la manière dont certains jeunes pères s’impliquent dans la prise en charge des jeunes enfants, ou vont les chercher à l’école, ou font davantage les courses, le ménage ou la cuisine, comparée à leurs propres pères.  Mais ce qui est surtout remarquable est la manière très positive dont l’opinion publique et les médias accueillent ces nouvelles pratiques avec la thématique des "nouveaux pères".

Il ne faut pas cependant se faire d’illusion sur cette évolution. On évoque parfois la notion de "travail global" pour prendre en compte à la fois le travail professionnel et le travail domestique, ou le travail rémunéré et le travail non-rémunéré. Il est clair que le partage de ce travail global reste inégal et que les femmes qui ont conquis leur place dans la sphère professionnelle n’ont pas pour autant vu diminuer de façon équivalente leur charge dans la sphère domestique. Toutes les enquêtes d'emploi du temps disponibles le démontrent. Si transfert de charge il y a eu, c’est davantage entre femmes, avec des inégalités femmes-femmes, entre celles qui ont un emploi qualifié et bien rémunéré et celles qui ont un emploi domestique.

Mais, il est clair également que ces enquêtes butent sur des problèmes de méthodes ou bien nécessiteraient d’insister davantage sur ce qui bouge que ce sur ce qui persiste. Il faudrait ainsi éviter de se limiter au calcul de temps moyen par genre. Le partage du travail domestique et de soins assumé entre les femmes et les hommes varient aussi selon les milieux sociaux, ou encore selon les générations. On peut percevoir davantage les changements en comparant des pères et des fils autrement dit des générations d’hommes entre elles. On doit aussi tenir compte du temps perçu ou bien des difficultés de comptabiliser les recouvrements de tâches. Il est courant de souligner ainsi que les femmes sont beaucoup plus que les hommes habituées à faire plusieurs choses en même temps : par exemple,  préparer un repas en accompagnant le travail scolaire de l’enfant, prévoir la liste de courses et le repas tout en travaillant : le fameux "petit vélo que l’on a dans la tête", ce qui fait que l’on ne sait plus alors dans quelle catégorie classer l’activité : travail, travail domestique ou travail de care ?

Propos recueillis par Marianne Murat

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