Creusement du déficit commercial : les raisons visibles et celles auxquelles on pense moins<!-- --> | Atlantico.fr
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Containers sur un port de commerce.
Containers sur un port de commerce.
©Reuters

Cécité économique

Alors que le gouvernement nous avait habitué à des promesses surréalistes, notamment à propos du chômage, confinant au déni de réalité, Nicole Bricq a pourtant qualifié de "pas bons" les chiffres du commerce extérieur français. Panorama des raisons qui expliquent ce phénomène qui pourrait s'avérer presque culturel.

Atlantico : De l'aveu même de la ministre Nicole Bricq, les chiffres 2013 du commerce extérieur ne sont "pas bons". Le déficit commercial de la France pour 2013 s'élève à 60 milliards d'euros. Euro fort, faiblesse des innovations, qualité des produits ? Quelles sont toutes ces raisons qui expliquent le creusement du déficit commercial français ?  

Pascal de Lima : Un déficit en soit, n’est pas quelque chose de très grave. Après tout, si les importations sont supérieures aux exportations, c’est que la France a du pouvoir d’achat et que les consommateurs jouissent d’une grande liberté de comparaison des prix. Les consommateurs et les entreprises. On peut presque dire que le consommateur est Roi en France et pousse à l’importation, mais que les entreprises peinent à développer leurs exportations. Cette idée n’est pas complètement erronée car on connaît les difficultés d’offre des entreprises et le modèle français très tourné vers la consommation et donc les importations.

Le problème est que ce déficit commercial n’est pas compensé par une très forte rentrée d’argent de la part des investisseurs. A cause de l’image constamment véhiculée, par le gouvernement lui-même d’ailleurs, d’un pays assez anti-entreprise, l’attractivité de la France est faible à tort. Les rentrées d’argent sont trop faibles par rapport aux sorties d’argent et donc la balance des capitaux ne compense pas le déficit de la balance commerciale.

La cause du déficit commercial français est donc double : les consommateurs puisent dans leur épargne et les entreprises dans leur autofinancement pour stimuler la demande extérieure et les importations. Et lorsqu’il y a un placement à réaliser, entreprises et consommateurs placent leur argent à l’étranger. Nous avons un déficit de la balance des capitaux conjugué à un déficit commercial. Ce sont ces déficits jumeaux qui inquiètent et qui laissent à penser que ce déficit commercial n’est pas une bonne chose en soit. Alors on essaie d’en identifier les causes qui a mon avis ne sont que des symptômes d’un mal plus profond : et les responsables sont toujours les mêmes : un euro fort (c’est les autres), la faiblesse des innovations (c’est à cause de l’université) la qualité des produits (c’est à cause des Allemands) etc. A mon avis ces causes présumées ne sont que des symptômes et la vraie cause est ailleurs...

Alexandre Delaigue : D'abord, il faut se méfier de l'interprétation hâtive de la balance commerciale, pour plusieurs raisons. Un déficit commercial n'est pas forcément un signe de mauvaise santé économique, et un excédent n'est pas forcément un bon signe. Premièrement parce que la balance commerciale n'est qu'une petite fraction des échanges extérieurs, qui sont eux mesurés par la balance des paiements ; celle-ci inclut les échanges de services, les flux de revenus, et surtout les flux de capitaux ; et ces éléments interagissent. La France exporte massivement des services (en particulier du tourisme) et reçoit de fortes entrées de capitaux. Ce sont ces facteurs (plutôt positifs) qui ont un impact sur le solde commercial. Ajoutons la hausse du prix de l'énergie l'an dernier, qui renchérit les importations, pas étonnant que le déficit de cette année soit important. 

Enfin, l'année dernière a été une très mauvaise année pour bon nombre de nos principaux partenaires commerciaux de la zone euro, et un peu moins mauvaise pour la France. Quand vous avez une moins mauvaise conjoncture que les autres, vos exportations diminuent parce qu'elles dépendent de leur conjoncture, mais vos importations restent stables. Donc le déficit commercial s'accroît.
Que la ministre du Commerce extérieur déplore ces résultats, c'est bien naturel : il faut bien qu'elle justifie son rôle. Mais dans l'ensemble, ce solde n'informe pas beaucoup sur l'état de l'économie française.

Qu'est-ce que cette incapacité à réduire le déficit commercial français révèle de l'état de l'économie française ? De l'état de nos entreprises ?

Pascal de Lima : Elle révèle des causes et des symptômes difficilement identifiables. Les causes présumées sont comme toujours nombreuses : désindustrialisation, perte des parts de marché, descente en gamme de la France, euro fort, innovation, qualité etc., plein de choses qui à mon humble avis ne sont que des symptômes. Personnellement, je crois de plus en plus que la France est un pays rigide. Superficiellement rêveur mais intrinsèquement rigide. Un rêve capitaliste dans une bureaucratie soviétique. J’aime beaucoup cette phrase certainement exagérée mais cela se traduit de plusieurs façons : on veut innover mais le lien entre les médecins chercheurs et les médecins praticiens (pour prendre une image) est conflictuel et je propose d’ailleurs pour pallier à ce problème de lien recherche-entreprise que 50% des professeurs (une vocation et non un métier) soient issus du monde de l’entreprise, tout cela, en maintenant les métiers de la recherche et les métiers des praticiens au statu quo actuel ce qui est très bien. Autre exemple on veut de la qualité en France mais on a refusé de mettre en place toute la politique économique au service des avantages comparatifs de la France.

En parallèle, on a fait des à-coups calqués sur le modèle allemand. Un exemple simple : nous avons d’excellents ingénieurs en France issus souvent de Grandes Écoles qui n’ont que peu d’égaux ailleurs, et qu’à-t-on fait ? Leur proposer des postes de cercle 1, un héritage, plutôt que de les insérer dans le système d’innovation. Cela crée de superbes écoles pour un héritage de bureaucrate rêvant de capitalisme mais qui n’appartient pas au système innovant. Ensuite qu’à t-on fait pour l’Aéronautique ? Les chantiers navals ? L’électronique française ? La pharmacie, plein de domaines où nous avons un avantage comparatif ? A l’inverse nous sommes obsédés par notre Renault de luxe en Chine ou notre Peugeot de luxe au Brésil. Laissons cela aux Allemands, ce n’est pas notre avantage comparatif mais le leur ! Surtout que… les Allemands ont su tirer leur épingle du jeu car ils ont mis en place des politiques structurelles qui épousaient très bien leurs avantages comparatifs comme les lois Hartz.

Alexandre Delaigue : Avant 1983, la France restaurait régulièrement sa compétitivité export en négociant des dévaluations avec ses partenaires européens. Puis, on a décidé de "devenir Allemands" avec le tournant de 1983 et de réorienter l'industrie française vers des productions moins dépendantes des prix, à plus forte valeur ajoutée. Cela a fonctionné en partie, un temps ; mais entre la politique de désinflation compétitive de l'Allemagne à partir de 2003 et l'essor de la Chine, de nombreux autres secteurs n'y sont pas parvenus. Est-ce un problème ? Si vous êtes un industriel désireux d'obtenir des aides publiques, vous avez intérêt à dire que c'en est un. Que vous avez besoin de ces aides pour "gagner la bataille de la compétitivité". En réalité, cela traduit deux choses : le changement de spécialisation de l'économie française, vers les activités de service ; et d'autre part le déficit public financé largement par l'afflux de capitaux étrangers. 

Qu'est-ce qui, sur ce sujet, différencie la France d'autres pays comme l'Allemagne ou la Grande-Bretagne, dont le commerce extérieur est beaucoup plus fleurissant. Pourquoi les exportations de ces pays sont-elles moins sensibles aux variations de prix ?

Pascal de Lima : Comme les Allemands ont su intégrer le système d’innovation dans l’avantage comparatif du pays (l’industrie automobile est l’exemple le plus connu), ils rêvent de capitalisme dans un système d’innovation intégré. Dans ce contexte, il est beaucoup plus facile de se faire une image solide et c’est ce qui se passe. Vous pouvez augmenter un peu le prix d’une voiture allemande comme son élasticité prix est faible et bien le consommateur l’acceptera plus facilement. J’ai même à titre personnel rencontré un Allemand qui m’a dit (dans un grand cabinet de conseil) "vous en France on dirait que l’innovation est réalisés par quelques chercheurs passionnés ou quelques micro-entreprises inexistantes mais que la croissance économique se fait par héritage socio-culturel dans les cercles 1" ! Je crois que cela résume un peu tout.

Alexandre Delaigue : Le déficit commercial britannique est bien plus grand que le notre, et permanent depuis 25 ans. S'il s'accroît, c'est d'ailleurs parce que l'économie britannique va un peu mieux ces derniers temps. Du coup les Anglais consomment plus ce qui accroît leurs importations (leurs exportations restant en berne à cause de la crise de la zone euro, leur principal débouché). Quant à l'Allemagne, son excédent traduit surtout une épargne excessive. Suivre l'Allemagne signifierait réduire considérablement le coût du travail en France. Cela implique soit une baisse des salaires, soit de remplacer les cotisations sociales sur les salaires par d'autres impôts, soit de réduire les dépenses sociales (retraites, dépenses de santé, etc). Faire cela pour soutenir des secteurs industriels en déclin est-il vraiment pertinent ?

Pourquoi les entreprises françaises sont-elles incapables de faire front commun sur ce sujet pour essayer d'améliorer le commerce extérieur français ?

Pascal de Lima : C’est la conséquence de tout ce qui vient d’être dit. Elles ont l’état d’esprit, mais elles ont les 35h ! Elles ont le rêve mais elles butent sur une administration inquiétante parfois (celle qui vous demande des détails étonnant alors que vous existez depuis une semaine…). Enfin, il y a aussi le rôle des directeurs de la communication qui verrouillent l’intelligence et stérilisent les plans de coopération. L’innovation dans les grands groupes doit permettre de faire la publicité du patron mais pas la croissance économique d’un pays : vaste sujet !

Alexandre Delaigue : Le déficit commercial est un excellent argument pour obtenir des avantages divers en provenance de l'Etat, en les justifiant par l'impérieuse nécessité de "compétitivité nationale". Le patriotisme est toujours un excellent cache-sexe de la défense de ses intérêts. Pourquoi faire un front commun contre leur meilleur argument de négociation?

Quelles peuvent être les solutions à apporter pour réduire le déficit commercial français ? 

Pascal de Lima : Je verrais 5 axes :

  1. - Des politiques structurelles qui collent avec les avantages comparatifs de la France,
  2. - Renforcer les échanges inter-branches et non intra-branches,
  3. - 50% de professeurs des universités doivent être des "médecins-praticiens" (à égal avec les médecins-chercheurs pour créer de la synergie et intégrer le système d’innovation),
  4. - Développer les pôles de compétitivité, les clusters,
  5. - Arrêter la publicité, la communication autour de l’image du patron, mais l’intégrer autour de l’image d’un produit, réformer le Crédit d’impôt recherche pour qu’il aille réellement vers l’innovation.

Ces 5 axes devraient respecter trois principes de sociale-démocratie : l'égalité des chances et non l'égalité absolue, le refus de la misère, et la liberté.

Alexandre Delaigue : Manifestement, les exhortations à "plus de qualité et de compétitivité hors-coût" ne fonctionnent pas pour les entreprises françaises. Vu que la voie de la dévaluation n'est plus possible dans la zone euro, il ne reste plus que deux solutions. Soit, comme les pays du Sud de l'Europe, rétablir sa compétitivité grâce à une longue période de récession qui comprimera les salaires ; soit faire un peu de bonneteau fiscal pour réduire les coûts pour les entreprises exportatrices au détriment du reste de la population, ce qui est l'option manifestement choisie par le gouvernement. Avec des résultats assez incertains.

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