Un élu PS refuse la Légion d'honneur : quand la gauche confond rejet des élites et principe de méritocratie<!-- --> | Atlantico.fr
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Jo Spiegel, maire socialiste de Kingersheim, a refusé la légion d'honneur.
Jo Spiegel, maire socialiste de Kingersheim, a refusé la légion d'honneur.
©Reuters

Mic-mac

Le maire socialiste de Kingersheim (Haut-Rhin) a renoncé à sa médaille de chevalier de la Légion d'honneur, jugeant que toute distinction alimentait le "discrédit" de ce qu'il appelle à cette occasion la "démocratie-régime".

Jean Garrigues

Jean Garrigues

Jean Garrigues est historien, spécialiste d'histoire politique.

Il est professeur d'histoire contemporaine à l' Université d'Orléans et à Sciences Po Paris.

Il est l'auteur de plusieurs ouvrages comme Histoire du Parlement de 1789 à nos jours (Armand Colin, 2007), La France de la Ve République 1958-2008  (Armand Colin, 2008) et Les hommes providentiels : histoire d’une fascination française (Seuil, 2012). Son dernier livre, Le monde selon Clemenceau est paru en 2014 aux éditions Tallandier. 

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Atlantico : Révélatrice de l'air du temps, la sortie de Jo Spiegel, maire socialiste de Kingersheim semble évoquer directement la méfiance populaire croissante à l'égard des élites parisiennes. Comment expliquer que le principe de reconnaissance d'Etat, autrefois un véritable Graal, ait tant perdu de sa valeur aujourd'hui ?

Jean Garrigues : S'il ne faut pas généraliser à partir d'un seul exemple, on peut dire effectivement que l'on assiste aujourd'hui à une certaine dévaluation de décorations comme la Légion d'honneur depuis les dernières décennies. Cela peut s'expliquer notamment par un élargissement de cette récompense à des artistes, des sportifs, en provoquant un certain éloignement symbolique. Au départ, la Légion d'honneur était une rétribution pour ceux qui s'étaient distingués au service de la patrie, d'abord sur le plan militaire puis sur le plan civil. La IIIe République en a fait par la suite un symbole fort de la méritocratie républicaine. Autrefois réservée strictement au service de l'Etat, cette décoration a donc depuis perdu sa valeur en voyant ses potentiels candidats se multiplier au fil des années.

Au passage, on ne peut s'empêcher de remarquer toutefois que ce rejet de toute forme de "distinction" au-delà de la simple Légion d'Honneur révèle une certaine méconnaissance de l'Histoire républicaine qui se fonde aussi largement sur le principe de méritocratie. On peut donc aussi voir cet événement comme le symptôme d'une lecture "égalitariste" de la démocratie qui trouve son ancrage dans la gauche de la gauche et les cercles marxistes. Il m’apparaît pourtant nécessaire de rappeler que la démocratie fonctionne par nature sur une méritocratie capable de faire sortir les meilleurs éléments pour assurer un fonctionnement optimal du contrat social. Gare aux contresens donc.

Par ailleurs, la période actuelle laisse aussi penser que ce refus d'un élu socialiste s'apparente comme un désaveu des élites qui l'ont pourtant choisi (la demande devant obligatoirement passer par un préfet puis par un ministre, NDLR). Si, encore une fois, il faudrait éviter de tomber dans la sur-interprétation, on peut à la fois inscrire cette décision comme un révélateur de la crise de confiance généralisée à l'égard des élites, mais aussi de la crise interne à un Parti socialiste où de plus en plus de militants et d'élus commencent à rendre leurs cartes.

Faut-il voir par ailleurs dans ce refus d'un élu local d'être décoré un rejet d'un certain parisianisme qui le distancerait de ses électeurs ?

Absolument, au-delà de la dimension politique (les dissensions au PS) et sociales (le rejet des élites), on peut effectivement ajouter une lecture "géographique" à cette affaire qui concerne un élu local. Tout d'abord, nous sommes en Alsace, région qui a toujours de par son Histoire marqué sa spécificité régionale à l'égard des grands centres de commandement (les Habsbourgs au Moyen-âge, puis la France, NDLR). Cela légitime la théorie d'une coupure qui est aussi territoriale, M. Spiegel ayant effectivement refusé une décoration qui aurait pu l'amalgamer aux décisions nationales prises dans la capitale. On peut donc y voir aussi un divorce du local et du central, observable ailleurs en France notamment à travers le mouvement des Bonnets rouges.

S'il est légitime d'écouter la colère de certains face aux errements de nos élites, ne faut-il pas s'inquiéter en parallèle d'un délitement de ce principe de méritocratie, si essentiel au bon fonctionnement républicain ?

On peut effectivement l'analyser dans ce sens, premièrement parce que cette tendance fait écho comme je l'ai déjà dit à une vision d'une partie de la gauche, d'inspiration post-68, qui voit dans la hiérarchisation une sorte de péché originel. On trouve à l'inverse une gauche plus centriste, plus "historique" incarnée entre autres par Manuel Valls, qui n'a elle que peu ou pas de complexes avec le principe de récompense et d'élévation. Cette méfiance à l'égard du mode de fabrication de nos élites se retrouve aussi toutefois chez plusieurs personnalités politique, certaines ayant notamment demandé la suppression où la réforme de l'ENA (Jacques Chirac, Jean-Michel Fourgous, Hervé Novelli), cette structure étant perçue comme la cause des insuffisances de nos élus nationaux.

Plus largement, cet événement témoigne t-il d'une profonde aggravation de la défiance populaire à l'égard des dirigeants actuels ? Dans quelles proportions ?

Il serait difficile de ne pas dire que la période actuelle est un contexte particulièrement "favorable" au divorce peuple-élites. La succession de mouvements de contestations morcelés (bonnets rouges, mariage pour tous, bonnets verts, pigeons…) représentant toutes les catégories socioprofessionnelles du peuple français n'est, d'un point de vue historique, clairement pas anormal. On ne peut s'empêcher de remarquer cependant que la pratique présidentielle de François Hollande, qui a laissé dans beaucoup d'esprits une impression de faiblesse et d'hésitation face à la crise, joue aussi sur ce phénomène. L'affaire Cahuzac, s'ajoutant à ce sentiment d'impuissance, a causé aussi beaucoup de dégâts en assimilant le socialisme aux forces de l'argent. Sans retour de la croissance et sans affaiblissement du chômage, il m'apparaît donc difficile de voir cette crise de confiance s'atténuer dans les prochains mois.

Propos recueillis par Théophile Sourdille 

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