"On ne se sent plus chez nous" : comment traiter cette angoisse française entre fantasme et réalité ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La phrase "On ne se sent plus chez nous" revèle-t-elle du fantasme ou de la réalité ?
La phrase "On ne se sent plus chez nous" revèle-t-elle du fantasme ou de la réalité ?
©Reuters

Tiraillement

Dans ce second épisode de notre diptyque sur les angoisses françaises, Atlantico se penche sur une phrase qui résonne régulièrement dans notre pays : "On ne se sent plus chez nous". Mais le racisme dont est taxé quasi automatiquement quiconque oserait aborder l'insécurité culturelle et l'immigration empêche de faire la part des choses.

Atlantico : La "rumeur du 9-3", selon laquelle des maires recevraient  des subventions pour  faire venir des populations de Seine-Saint-Denis, semble traduire une peur des grands mouvements de population et des transformations des modes de vie qui y sont liés. Aux terrasses des cafés ou dans les réunions de famille revient de plus en plus souvent cette phrase : "On ne se sent plus chez nous." Comment faire la part des choses entre les fantasmes et la réalité que revêt cette préoccupation ?

Guillaume Bernard : Certains territoires de la République ont démographiquement basculé avec le changement de nature de l’immigration entre la fin des années 1970 et le début des années 1980 : de travail, elle est devenue familiale. L’INED a pu établir qu’entre 1968 et 2005, les jeunes d’origine étrangère étaient passés, par exemple, de 19 à 57 % en Seine-Saint-Denis, de 22 à 76 % à Clichy-sous-Bois ou de 20 à 66 % à Sarcelles.

A lire le premier épisode de notre série sur les deux versants du grand mal français : "De toute façon, les politiques n'ont plus le pouvoir avec l'Europe et la mondialisation" : les angoisses françaises entre fantasmes et réalité

Ce changement radical d’environnement social a créé, pour les autochtones, une insécurité culturelle qui les a poussé, pour ceux qui en avaient les moyens, à quitter ces quartiers et, pour d’autres, à mettre en place des stratégies d’évitement (par exemple pour l’inscription de leurs enfants dans les établissements scolaires). Il est raisonnable de penser que des Français vivant dans des lieux qui ne sont pas encore concernés par ce bouleversement démographique et culturel le craigne.

Aymeric Patricot : Ces rumeurs traduisent une grande peur, fondée sur un fantasme, celle de voir débarquer en province les populations d’origine africaine que l’on croyait cantonnée, jusqu’à maintenant, à certaines villes et à certaines régions – notamment Marseille, Lyon, l’Ile de France. Elles traduisent un décalage, appelé à se réduire, entre des régions fortement métissées (la population blanche est devenue minoritaire, par exemple, en Seine-Saint-Denis) et une province, notamment à l’Ouest, encore à l’écart, bien souvent, de ce phénomène de brassage.

La peur est à la fois suscitée par ce que l’on voit à la télévision – émeutes, échos de la délinquance, présence de l’islam – et par la rapidité des phénomènes. Il suffit de quelques années pour que le métissage change le visage d’une ville. La nouveauté, c’est que ces changements sont plus visibles que lors de métissages intra-européens : Italiens, Polonais, Espagnols, certes discriminés en leur temps, pouvaient espérer « se fondre dans la masse » en deux générations. La couleur de peau rend les choses plus complexes : un Français d’origine africaine aura le sentiment d’être regardé de travers en dépit de sa carte d’identité française et de sa bonne maîtrise de la langue ; de même, les populations blanches de province auront du mal à s’ôter de l’idée qu’un noir, qu’un arabe sont arrivés récemment sur le territoire.

Quoi qu’il en soit, ces mouvements de population bousculent le quotidien des populations concernées, qu’elles se déplacent ou qu’elles observent les mouvements. Comme le dit Claude Askolovitch, qui s’exprime beaucoup en ce moment sur la mésestime dont souffrent les musulmans : « Il faut être le dernier des bisounours pour croire qu’une société peut devenir multiculturelle sans heurt. » La plupart des journalistes le reconnaissent aujourd’hui : la société multiculturelle, multiethnique peut certes représenter un idéal, il n’en faut pas moins admettre qu’elle suscite des tensions. Et le meilleur moyen de lutter contre elles, c’est d’abord de les reconnaître, d’apprendre à en parler. L’affaire actuelle des rumeurs est l’un des visages de ces heurts.

Montée des communautarismes, islam de plus en plus prosélyte : quels facteurs objectifs permettent d'expliquer cette peur ?

Guillaume Bernard : C'est le sentiment de dépossession de soi et de sa liberté qui l'explique. La forte concentration de l’immigration en certains lieux, d’un côté, et le déracinement dû notamment à l’uniformisation des modes de vie à cause de la mondialisation, de l’autre, conduisent nombre de personnes à se juger culturellement agressées. C’est le cas, en particulier, parmi les classes populaires qui sont, d’une part, plus directement que les autres, au front de la cohabitation avec les populations d’origine étrangère et ont, d’autre part, moins de moyens pour résister au nivellement. Alors même qu’ils incarnent l’identité de référence, celle du lieu, nombre de Français se considère acculés à une sorte de résistance. Pour résumer, l’immigration est vécue comme une invasion, la mondialisation comme un déracinement. Il ne s’agit donc pas d’un rejet de l’autre en tant qu’il est différent, mais le refus de la dépossession de ses racines et du fractionnement culturel du territoire.

L'enjeu de la cohésion sociale

Sur ce second point, la question de l’obéissance à la règle (notamment morale, celle-ci n’étant pas nécessairement religieuse) semble se transformer. Or, c’est une partie de la question de la cohésion sociale qui se joue sur cet enjeu. Pour simplifier, deux grands modèles sont théoriquement possibles : le premier (plutôt classique) est resté jusqu’à présent culturellement dominant malgré la mise en place d’un régime politique centré sur le légalisme tandis que le second (plutôt moderne), longtemps resté sous-jacent, prend de l’importance. Pour le premier schéma, c’est parce que la règle permet de réaliser le bien que la personne s’y soumet (par foi ou par raison, ou à cause des deux) volontairement ; c’est parce qu’elle est libre de la rejeter que son adhésion au bien a de la valeur. Dans le second schéma, c’est parce qu’une autorité supérieure (Dieu, l’Etat) commande une conduite qu’elle doit être respectée, que la volonté de la personne doit s’y réduire ; le contenu de la règle (d’ailleurs susceptible d’évoluer) importe peu.

Par conséquent, il est juste de soumettre les récalcitrants y compris par la force: c’est l’obéissance qui, par nature, est bonne. Dans le premier cas, la hiérarchie des normes correspond à une hiérarchie de biens, l’existence d’un bien supérieur (par exemple spirituel) ne transformant pas le bien inférieur (par exemple temporel) en un mal ; dans le second, elle manifeste une hiérarchie de volontés (la volonté inférieure ne pouvant qu’être identique à la supérieur pour être légitime). Or, les communautaristes, outre qu’ils provoquent la dilution du lien social, instrumentalisent la seconde solution soit par conviction (notamment religieuse) soit par stratégie lobbyiste (présentation manichéenne des enjeux pour obtenir la modification des dispositions juridiques et /ou des habitudes sociales). L’irruption de cette conception légaliste de la norme dans l’espace socio-culturel (jusqu’à présent elle n’était en fonctionnement que dans le cadre institutionnel et comme adoucie par l’idée de la volonté générale, édulcorée par le prisme de la souveraineté des citoyens) provoque un profond malaise en raison des crispations qu’elle induit.

En quoi ne voir dans ce type de préoccupation qu'une manifestation du racisme ou de la xénophobie est-il réducteur ?

Guillaume Bernard : Cela résulte de la conception artificialiste (contractualiste) de la société : puisque le lien social est supposé être construit par une rencontre de volontés, il est très difficile aux tenants de cette idéologie de comprendre les raisons ontologiques de la cohésion ou, à l’inverse, du délitement du lien social. Ils ne conçoivent la société que comme une rencontre d’intérêts particuliers (le tout n’existe pas en tant que tel mais n’est que la somme des parties) et se refusent à envisager que la société soit avant tout faite non de droits (libertés ou créances) juxtaposés mais de relations, d’interactions et d’attributions (en fonction des mérites). Or, dans certaines situations, la société est en harmonie mais, avec certains rapports de force, les déséquilibres l’emportent et peuvent la faire imploser.

La non reconnaissance des identités fausse l'analyse

Envisager qu’une immigration trop importante (ou culturellement trop éloignée du pays d’accueil) puisse être facteur de désagrégation sociale est donc, automatiquement, analysé comme du racisme puisqu’il n’existe pas, pour cette idéologie, d’identité propre du tout (qui dépasse les citoyens du moment), mais seulement une identité faite de la juxtaposition des identités particulières qui sont présentes, à un moment donné, sur le territoire d’un Etat. Dire qu’une personne n’est pas assimilée au corps social ne pourrait donc être que la manifestation d’un rejet raciste et en aucun cas la constatation d’une inadéquation culturelle.

Cette position est renforcée par une analyse des phénomènes sociaux se focalisant sur les questions économiques : l’amélioration des conditions de vie (peu importe les modes de vie) est censée décrisper les relations sociales. Il s’agit, là, d’une pensée profondément matérialiste (évacuant la question culturelle) qu’il est possible de retrouver dans d’autres domaines : par exemple, dans la réduction des causes de la délinquance à la (supposée) pauvreté qui élimine l’aspect éducatif et moral.

Aymeric Patricot : Il y a sans doute une part de racisme chez certains de ceux qui lancent ce genre de rumeur. Mais le phénomène est plus vaste. Il s’agit avant tout du sentiment d’être bousculé, et de la crainte que suscite tout changement rapide du cadre de vie. Récemment, je lisais un article sur le traumatisme qu’avait représenté, pour un jeune Français noir, de partir vivre en province et de se retrouver seul noir dans une classe de trente blancs. Toutes les situations de contrastes provoquent inévitablement ces phénomènes de crispation. Il faut certes condamner les accès de haine, de violence, de discrimination. Mais condamner l’angoisse, c’est assez vain.

Le résultat de la minimisation perpétuelle des problèmes

Dans mon quartier – Belleville, à Paris – une certaine agitation s’est produite dans un collège lorsqu’une famille a appris que son fils était le seul blanc parmi trente noirs. Elle s’en est émue, non par racisme, mais parce qu’elle ne comprenait pas être la seule à jouer le jeu du métissage : les autres familles avaient toutes pris la fuite et placé leurs enfants dans des quartiers voisins ou des collèges privés. Ces phénomènes de méfiances sont désormais légion. C’est triste, mais c’est sans doute aussi le résultat d’une minimisation perpétuelle des problèmes que subissent les établissements publics depuis trente ans. Quand j’étais adolescent, les établissements publics étaient les plus recherchés, les lieux d’une mixité bien gérée – du moins, dans une ville populaire comme Le Havre. Aujourd’hui, ça s’est inversé : les établissements privés sont perçus comme un refuge, y compris par des familles d’origine extra-européenne.

Rappelons que ce phénomène de métissage, présent dans les grandes villes, débutant dans les villes moyennes, débute également dans les campagnes. Dans Les Petits Blancs (éditions Plein jour), je montre quelques réactions à ces premiers balbutiements du métissage dans de petits villages normands – et ces réactions sont bienveillantes, dans la grande majorité des cas. Les exemples de rumeurs malveillantes restent extrêmement minoritaires.

Comment expliquer que la rumeur évoquée plus haut soit partie de villes moyennes, moins exposées à l'afflux de populations immigrées que les grandes agglomérations françaises ?

Guillaume Bernard : Deux mécanismes peuvent expliquer le rejet de l’immigration et du multiculturalisme : la réaction (de la part de certaines personnes qui sont confrontées à ces phénomènes) et la prévention (pour celles qui les redoutent). Dans le second cas, il peut s’agir aussi bien de personnes qui ont réussi à échapper à l’insécurité culturelle (par exemple en fuyant certains lieux) ou qui la déplore pour les autres et la craigne pour elles-mêmes.

Cela explique qu’il puisse y avoir un vote FN en progression dans des lieux (la France périphérique des petites villes et du monde rural) qui ne peuvent ne connaître, pour l’instant, que peu l’immigration. Il y a une forme d’autisme à ne pas se rendre compte de la montée de la question identitaire (pas uniquement par intérêt mais aussi par solidarité) parmi les classes populaires. Il s’agit moins de la peur de l’autre que de la peur de devenir autre chez soi.

Aymeric Patricot : Je travaille à Troyes depuis quelques semaines et la ville se situe dans cas de figure : une ville de moyenne importance, relativement proche de Paris (1h30 en train). J’ai d’abord attribué le fort métissage de la ville à son passé industriel, mais en parlant avec des habitants j’ai compris qu’il s’agissait d’une question de coût de la vie. Les loyers sont trois fois moins chers à Troyes qu’à Paris. Désormais, des populations en difficulté sociale quittent l’ouest de la région parisienne pour vivre, beaucoup mieux, à une heure de transport de leur ancien lieu d’habitation. Le même genre de rumeur pourrait finalement se développer à Troyes. Elle serait accentuée par un constat d’évidence : beaucoup de membres de ces nouvelles populations sont inactifs – résultat d’un chômage de masse. On ne comprend donc pas ce qu’elles viennent faire ici, les rumeurs comblent une incompréhension. Mais les maires ne perçoivent aucune subvention. Simplement, l’inactivité chez ces nouveaux venus, perçue comme une oisiveté, crée un sentiment de malaise, voire de menace.

Le concept d'insécurité culturelle développé par le géographe Christophe Guilluy permet-il de mieux comprendre le phénomène, y compris dans sa dimension fantasmée ? Quels en sont les ressorts ?

Guillaume Bernard :  Il est intéressant de constater que deux personnalités, peu suspectes de participer de l’idéologie d’extrême droite (Michèle Tribalat et Alain Finkielkraut), mènent des analyses, à partir de deux compétences intellectuelles différentes, l’une démographique, l’autre philosophique, et aboutissent à des conclusions convergentes. Leurs deux récents ouvrages mettent en exergue que le modèle assimilationniste (républicain !) a été abandonné (sans d’ailleurs que cela soit avalisé par les citoyens).

Les Français enracinés (qu’ils soient « de souche » ou non) ne sont plus considérés par les pouvoirs publics et nombre d’immigrés (ayant ou non la nationalité française) comme les référents culturels. Auparavant, les étrangers s’adaptaient sinon spontanément aux coutumes du pays d’accueil du moins étaient invités à le faire ; désormais, c’est aux hôtes porteurs de la tradition culturelle autochtone de modifier leurs habitudes pour permettre aux personnes accueillies de maintenir leurs traditions exogènes.

Aymeric Patricot : Le terme d’« insécurité culturelle » me paraît judicieux, en tout cas beaucoup plus juste que celui de « racisme » qui ne dit pas grand-chose et se contente de jeter l’anathème. Il pose la question de l’homogénéité culturelle et du type de société que nous voulons. Société multiethnique, nous y sommes déjà ; la grande majorité de la population française s’est faite à l’idée. Société multiculturelle, la question se pose maintenant de manière accrue y compris chez les intellectuels, partagés entre les tenants d’une société structurée par quelques principes unanimement partagés, relativement homogène, et ceux qui mettent l’accent sur la diversité des coutumes, des principes, source d’une certaine richesse.

L’« insécurité culturelle » traduit une angoisse d’un genre nouveau : celle de voir ses habitudes (alimentaires, vestimentaires, cultuelles) se trouver en minorité sur un territoire donné. Certains vivent bien cette situation de minorité (les bobos des quartiers populaires comme Belleville, par exemple, dont je fais partie) ; d’autres le vivent mal tout simplement parce qu’ils partagent moins de choses avec leurs voisins, que la communication devient difficile et qu’ils ont la sensation de voir leur espace vital se réduire. Autant de choses que l’on peut comprendre : expérience symétrique, me semble-t-il, avec celle du migrant qui se retrouve isolé dans un pays qu’il ne connaît pas encore.

Quelle réponse politique peut être formulée par les partis traditionnels à ce sentiment de dépossession, que jusqu'à présent seuls les partis aux extrêmes semblent avoir entendu ?

Guillaume Bernard : Il me semble que l’extrême gauche (contrairement au PC d’il y a trente ans) ne répond pas du tout à cette inquiétude et même en nie la légitimité : elle développe une idéologie « sans-frontiériste » pour reprendre l’expression utilisée, récemment, par Jean-Pierre Chevènement.

En fait, seul le FN semble, aujourd’hui, assumer l’importance de la question identitaire. Il est certain que cela va être difficile pour les partis « traditionnels » de se (ré)approprier ce thème car ils risquent soit d’être accusés de participer à la « lepénisation » des esprits, soit de ne pas apparaître crédibles (et ne cherchant qu’à récupérer les électeurs). Pour ce qui regarde plus particulièrement la droite modérée, il est certain qu’elle ne peut que s’en prendre à elle-même d’avoir déserté ce terrain. L’UMP relira-t-elle le programme de la plate-forme RPR-UDF pour les législatives de 1986 ? Et ses dirigeants et élus sont-ils prêts à l’assumer et à l’appliquer ?

Aymeric Patricot : Au lieu des anathèmes, de la pédagogie. Au lieu des insultes, la volonté de répondre aux inquiétudes. Ne pas considérer que les tensions, que la délinquance n’existent pas. Ne pas nier le métissage accéléré de la population française. Admettre qu’il s’agit d’un choix de société, voulu par les équipes dirigeantes, sans quoi le divorce déjà largement entamé avec les élites ne cessera de s’accentuer. J’ai récemment lu des passages assez saisissants chez Hannah Arendt à propos de la constitution de masses apolitiques, dans les pays qui allaient bientôt adopter des régimes totalitaires : ces masses, qui ne se sentaient plus représentées par aucun pouvoir intermédiaire, devenaient indifférentes à la politique et choisissaient les pires des leaders. Prenons garde de rester à l’écoute des inquiétudes, aussi communes nous paraissent-elles, de la population.

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

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