L'inégalité est-elle un choix de société conscient ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Les revenus des travailleurs peu qualifiés ont été bloqués par la nouvelle concurrence.
Les revenus des travailleurs peu qualifiés ont été bloqués par la nouvelle concurrence.
©Reuters

Les riches, entre fantasmes et réalités

Joseph Stiglitz vient de publier une tribune dans le New York Times expliquant que les inégalités aux Etats-Unis sont un choix politique fait par l'administration Reagan dans les années 1980. Une analyse qui mérite réflexion. Troisième épisode de notre série "Les riches, entre fantasmes et réalité".

Dans une tribune publiée par le New-York Times (voir ici), le prix Nobel Joseph Stiglitz reprend la théorie défendue par Branko Milanovic sur l’accroissement des inégalités. Selon ce dernier, les écarts de revenus aux Etats-Unis s'expliqueraient par les décisions de l'administration Reagan qui a dérégulé le secteur financier et baissé la pression fiscale sur les plus aisés. Peut-on dire que l'état actuel des inégalités est concrètement le résultat d'un choix politique ?

André Babeau : On parle ici d’inégalités des revenus et non des patrimoines et du cas des Etats-Unis car, dans l’ensemble du monde, entre 2002 et 2008, Monsieur Milanovic fait état d’une certaine diminution des inégalités de revenus.

L’augmentation des inégalités de revenus aux Etats-Unis est, selon moi, à la fois le résultat de la politique Reagan et du type de croissance qui a caractérisé les deux dernières décennies, avec l’apparition de revenus et de fortunes très importantes dues souvent aux NTIC. La crise de 2002 a rogné ces situations, mais ne les a pas fait disparaître. La « Grande récession » de 2008 a, quant à elle, fait fondre les fortunes immobilières aux Etats-Unis ; elle a certes aussi atteint les fortunes financières, mais dans une moindre proportion. Oui, dans le cas des Etats-Unis, on peut concevoir une augmentation des prélèvements obligatoires et des transferts sociaux qui contribuent à ramener les inégalités à de plus justes proportions.

Pour en savoir plus, retrouvez les autres épisodes de la série dans notre dossier "Les riches, entre fantasmes et réalité".

François Ecalle :Il existe de multiples façons de mesurer les inégalités mais les économistes privilégient un indicateur appelé « coefficient de Gini », notamment pour faire des comparaisons internationales. Il montre que l’inégalité des revenus disponibles, après avoir payé impôts et cotisations sociales et reçu les prestations sociales en espèces, s’est sensiblement accrue dans l’ensemble des pays de l’OCDE du milieu des années 1980 à la fin des années 2000, sauf dans cinq d’entre eux dont la France fait partie. En France, cette inégalité a un peu diminué jusqu’au milieu des années 2000 pour légèrement remonter ensuite et revenir à peu près au même niveau.

En 2011, l’ampleur des inégalités était identique en France et, en moyenne, dans la zone euro et l’Union européenne ; elle était plus forte en France que dans les pays nordiques et plus faible que dans les pays méditerranéens, ainsi que dans les pays non européens de l’OCDE comme les Etats-Unis où elle a sensiblement augmenté depuis les années 1980.

Comment ce "choix" peut-il se justifier sur le plan économique ? Les conséquences de ce choix sont-elles nécessairement négatives ? 

André Babeau : Les choix de la politique Reagan ne tenaient évidemment pas compte de la mondialisation à venir. En ménageant les hauts revenus, il s’agissait effectivement de stimuler l’épargne et les investissements porteurs d’innovations. Mais la mondialisation apparue au tournant des années 1990 a changé la donne. Les revenus des travailleurs peu qualifiés ont été bloqués par la nouvelle concurrence, cependant que les professions dont le marché est international, voire mondial, ont vu leurs revenus fortement progresser. Cela s’est vu partout, mais de façon beaucoup plus accentuée aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni qu’ailleurs. Il faut quand même noter que des pays comme le Mexique ou le Chili, champions du monde des inégalités de revenus, ont cependant commencé à voir ces inégalités se réduire quelque peu ; il faudrait que cette tendance se confirme.

François Ecalle : Avant de partir dans un tel constat, il faut commencer par dire qu'un pays peut à la fois être égalitaire et avoir un niveau de vie moyen très faible. Ensuite, il faut avoir conscience des limites des outils de mesure des inégalités. Pour estimer les revenus disponibles des ménages, ne sont pris en compte, en France comme dans les autres pays, qu’un nombre limité de prélèvements obligatoires (impôt sur le revenu, CSG, taxe d’habitation et cotisations sociales hors retraite) et de prestations sociales (minima sociaux comme le RSA, prestations familiales et allocations logement).=

Sont ainsi notamment ignorés, parce qu’il est en pratique plus difficile de les intégrer, les impôts sur le capital (ISF, taxes foncières…) ou ses revenus (imposition des bénéfices des sociétés), les impôts indirects (TVA et accises), les dépenses sociales des collectivités locales, les tarifs sociaux des entreprises publiques, les avantages tirés d’un logement en HLM, ainsi que l’impact sur le niveau de vie de la quasi gratuité des services publics (santé, éducation…).

Les quelques éléments d’information disponibles relatifs à l’effet de ces autres modalités d’intervention des pouvoirs publics sur les inégalités de niveau de vie montrent que cet effet est plus important que celui des prélèvements et prestations pris en compte pour mesurer les inégalités. Les quelques éléments de comparaison internationale montrent aussi que leur impact est plus fort en France que dans les autres pays. Les inégalités apparaîtraient probablement plus faibles en France si tous ces éléments étaient pris en compte

Quels autres facteurs peuvent être tenus pour "responsables" de cet accroissement des inégalités ?

André Babeau : Comme le dit Monsieur Milanovic, en moyenne mondiale, les inégalités se sont plutôt réduites grâce à la forte croissance des pays émergents ; avec la croissance attendue en Afrique sub-saharienne, on peut espérer que ce mouvement se poursuivra. Mais dans le même temps des inégalités considérables sont apparues dans les pays émergents, la Chine, l’Inde par exemple. La Chine compte plusieurs dizaines de milliardaires (dont certains membres du parti au pouvoir) cependant que les populations rurales arrivant dans les villes connaissent souvent une extrême pauvreté. On a là l’un des challenges auxquels est confrontée l’économie chinoise et qu’elle devra relever (entre autres, développement de la protection sociale).

François Ecalle : La France n’est pas un pays particulièrement inégalitaire. Les politiques publiques de redistribution par l’impôt ou les dépenses sociales y ont contrecarré les tendances au renforcement des inégalités observées dans les autres pays. Ces tendances sont imputables à de multiples facteurs dont l’impact est difficile à quantifier : concurrence des pays à bas salaires ; croissance relativement forte des revenus du capital ; hausse du chômage et des activités à temps réduit ; hausse de la demande de personnels très qualifiés entraînant une progression plus forte de leurs rémunérations etc. Les périodes de faible croissance s’accompagnent d’une hausse du chômage qui accroît mécaniquement les inégalités car les chômeurs ont des revenus plus faibles que les actifs. Ce n’est donc pas forcément un choix politique.

Les quelques éléments d’information disponibles relatifs à l’effet de ces autres modalités d’intervention des pouvoirs publics sur les inégalités de niveau de vie montrent que cet effet est plus important que celui des prélèvements et prestations pris en compte pour mesurer les inégalités. Les quelques éléments de comparaison internationale montrent aussi que leur impact est plus fort en France que dans les autres  pays, ce qui n’est pas sans rapport avec le poids des dépenses publiques. J’ai développé cette analyse dans un article publié au printemps dernier par la revue Sociétal.

Dans le même papier M. Stiglitz regrette que plusieurs pays européens (Italie, Allemagne et Grande-Bretagne) ont embrassé ce même type de choix à travers les politiques d'austérité. La France est volontairement tenue à l'écart de ce constat. L'Hexagone est-il encore et toujours une exception en matière d'inégalités ?

André Babeau : Oui, on retrouve le plaidoyer classique de Joseph Stiglitz contre l’austérité, à un moment où dans un pays comme l’Irlande, par exemple, celle-ci semble bien avoir rendu son indépendance financière au pays. De même, la zone euro paraît bien, grâce à la « consolidation » budgétaire en cours s’être écartée du secteur des tempêtes. Cela reste évidemment à confirmer.

Monsieur Milanovic, quant à lui, note, de façon tout à fait pertinente, qu’au cours des deux dernières décennies, des pays comme l’Espagne, le Japon et la France ont vu leur distribution des revenus rester stables. Il est bien clair en effet que notre pays n’a jamais été le champion des inégalités de revenus et de patrimoines que certains croyaient voir. Nos disparités de revenus ont notamment été contenues jusqu’à présent par le développement des prestations sociales (retraites, maladie, chômage) et les mises à disposition de services publics (enseignement). A l’avenir, l’équilibre des comptes sociaux et de ceux de l’Etat va obliger à maîtriser très sérieusement ces dépenses. Il faudra donc continuer de contenir les inégalités, mais par d’autres moyens. La reprise de la croissance des revenus d’activité est ainsi indispensable. La baisse du taux de chômage, si nous parvenons à la rendre sensible, aura la double conséquence de réduire le déficit de nos comptes sociaux et d’accroître les revenus de ménages le plus souvent modestes. Mais d’autres mesures seront encore nécessaires si nous voulons à la fois équilibrer nos comptes et contenir les inégalités.

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