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Stratégie de la Perestroïka : Mikhaïl Gorbatchev a-t-il un jour cru aux réformes qu'il défendait ?
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Bonnes feuilles

Diplomate pendant les grands bouleversements à l'Est, Vladimir Fédorovski a consigné au fil du temps des témoignages uniques, notamment sur Mikhaïl Gorbatchev, son épouse Raïssa et ses partenaires occidentaux. Extrait de "Le Roman de la Perestroïka" (2/2).

Vladimir Fédorovski

Vladimir Fédorovski

Vladimir Fédorovski est un ancien diplomate russe, porte-parole du mouvement des réformes démocratiques pendant la résistance au putsch de Moscou, d'août 1991. Il est aujourd'hui écrivain. Ses derniers ouvrages s'intitulent : Le Roman des espionnes ; Poutine, l’itinéraire secret et La Magie de Moscou, publiés aux Éditions du Rocher.

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Le système soviétique arrivait inexorablement à son terme, Gorbatchev en avait pleine conscience. La machine s’était elle-même broyée. Il restait cependant assez de vitesse acquise pour imposer d’en haut les réformes qui permettraient d’instituer durablement un autre mode de gouvernement. Le secrétaire général devrait louvoyer, étourdir le parti, l’État, l’armée, le peuple par un rideau de fumée de décrets « léninistes » coulés dans l’habituelle langue de bois, conformes en substance à l’orthodoxie rouge. Et sans qu’il y paraisse, par petites touches, faire jaillir du coeur du communisme… la liberté ! Ainsi placerait-il tout le monde devant le fait accompli.

« Il n’y a pas d’autre voie, en effet », me répétait souvent Yakovlev à l’époque. « Si on évoque les réformes avant de les décréter, le KGB et le parti nous feront la peau. Mais si, tout en jouant au tsar rouge, on instaure la liberté, personne ne se doutera de rien ! L’essentiel, c’est que la liberté soit. Le jour où elle sera rétablie de facto, personne ne pourra plus lui résister… » Gorbatchev et Yakovlev croyaient aussi – sans doute à tort – disposer d’une réserve or pour mener à bien cette opération souterraine : le soutien que l’Occident euro-américain et le Japon n’avaient pas manqué d’apporter à la libéralisation irréversible du régime soviétique à la fin de la « deuxième guerre froide ». En attendant, l’ambition publiquement affichée du nouveau chef du Kremlin était d’enrayer le déclin de l’URSS en amorçant une dynamique de relance, la perestroïka, visant à atteindre un triple objectif : réduire les dépenses militaires grâce à une politique de détente internationale ; accroître la production par la mobilisation des ressources matérielles et technologiques ; revivifier la société en tenant un langage de vérité. Et c’était au parti dirigeant, fort de quelque dix-neuf millions de membres, seule organisation dont l’appareil fût structuré, que Gorbatchev comptait réserver la conduite de cette politique. « Nous allons utiliser le PCUS, l’instrument de Staline, pour tuer le stalinisme ! », me répétait aussi Yakovlev, à l’unisson. « Il ne faut pas laisser ce monstre en liberté… », affirmaient encore les deux hommes avec autant de conviction que de discernement.

Aussi Gorbatchev s’employa-t-il tout d’abord à « purger » le politburo de ses ennemis déclarés et autres représentants de la vieille garde. Puis Yakovlev fut élu au bureau politique, où il entreprit de consolider l’emprise du secrétaire général sur les principaux centres décisionnels du pays avant de s’occuper « de l’idéologie et de la politique extérieure ». Il commit cependant une erreur déterminante, dont il m’avoua plus tard la nature : « Nous avons voulu garder notre influence sur le parti, oubliant le KGB, ce véritable État dans l’État, l’adversaire le plus dangereux des réformes… » Gorbatchev s’était pourtant efforcé de ménager la terrible institution, tablant sur son soutien efficace dans la lutte pour le pouvoir. Mais cette attitude avait donné lieu à une version unilatérale des événements, propagée par ses vétérans et par certains kremlinologues occidentaux, version qui imputait au KGB l’invention de la perestroïka. Une telle assertion tenait à ce que ses membres, traditionnellement perçus comme l’élite du pays, passaient pour être les seuls capables d’examiner la question de la transformation du régime avec la hauteur de vues adéquate. Pour reprendre les propos du secrétaire perpétuel de l’Académie française, Hélène Carrère d’Encausse : « Le KGB en Russie, c’est comme l’ENA à Paris ; c’est au KGB que l’on formait les cadres de l’administration, c’est au KGB que l’on recrutait les gens les plus intelligents, c’est au KGB que l’on embauchait les plus diplômés. Il n’y avait pas d’autre école ; peu importe la partie espionnage que l’on connaît et qui n’a pas d’intérêt aujourd’hui. Le KGB était l’institution qui formait des cadres représentatifs. C’est comme ça qu’il faut le voir. »

À dire vrai, quand Brejnev, victime en 1976 d’une première attaque cardiaque, avait passé la main au triumvirat Andropov- Gromyko-Oustinov (KGB-Affaires étrangères-Défense), une réflexion de fond s’était engagée sur la situation réelle du pays. Andropov était à l’époque influencé par le style de Deng Xiaoping, qui consistait à maintenir le système politique établi tout en pratiquant, jusqu’à un certain degré, des ouvertures sur le plan économique. Il était l’homme le mieux informé d’URSS et était assez lucide sur l’état des choses. Au-delà des statistiques de façade, qui ne trouvaient leur utilité que pour étayer la propagande, il détenait les chiffres exacts concernant la mortalité (due notamment à l’alcoolisme), la proportion du produit industriel qui profitait aux militaires (pas moins de la moitié), l’importance de l’économie au noir, etc. Pour appréhender véritablement la conjoncture, il fallait être en mesure d’envisager objectivement l’interpénétration entre l’économie de l’ombre et le marché officiel… Ce furent ces raisons qui conduisirent l’entourage d’Andropov à se vanter d’être à l’origine de la perestroïka. Selon Yakovlev, deux projets de réformes tout à fait inconciliables s’étaient alors heurtés : celui du KGB, visant à préserver le système totalitaire, et le sien, qui prévoyait la sortie du communisme. Les hommes de la police politique et du complexe militaro-industriel, qui formaient un groupe que l’on pourrait qualifier de « modernisateur autoritaire », fermement hostiles à ce genre de relâchement, appelèrent de ce fait à une reprise en main nationaliste de l’appareil de production. Ils accusèrent Yakovlev d’avoir cédé à une impulsion et d’avoir « hypnotisé » Gorbatchev, au point de le pousser à agir sans concertation, sans plan véritablement structuré.

Pourtant, il ressort des archives du Kremlin – la source la plus fiable pour départager les thèses en présence – que la note du 6 décembre 1985 adressée par l’idéologue au secrétaire général fixait un système d’action en parfaite cohérence avec la stratégie de la perestroïka. Sur le plan politique, ce document préconisait une transformation totale du système. Son objectif était d’éviter que le pays ne soit précipité dans un chaos sanglant, ce à quoi aurait sans doute mené le maintien du totalitarisme. En conséquence, le programme prévoyait d’organiser des élections libres sur la base d’un système multipartite, garantissait la liberté de la presse et introduisait le parlementarisme et l’indépendance des juges. Les recommandations y étaient certes plus vagues en matière économique, grand point d’interrogation de la pensée de la perestroïka. Yakovlev suggérait néanmoins d’en finir avec le monopole d’État du commerce extérieur et entendait octroyer beaucoup plus d’autonomie aux entreprises, dans le contexte d’une économie de marché. Était même développée la proposition, qui paraît aujourd’hui saugrenue, de faire élire les chefs d’entreprise par leurs collaborateurs, considérant ce vote comme une forme d’expression de la démocratie.

Ainsi le droit à la liberté de l’esprit, la démocratie, la morale et la nature formaient-elles la colonne vertébrale de la nouvelle pensée politique, marquant, par un idéalisme consciemment affiché, une rupture complète avec le réalisme des hommes d’État au temps de la guerre froide. Mais Gorbatchev, à défaut de pouvoir s’appuyer sur la classe moyenne des petits propriétaires, comme l’avaient fait certains pays européens au xixe siècle, à l’aube du capitalisme, n’avait eu d’autre alternative que de proposer une construction cérébrale sophistiquée qui mettait en exergue la lutte opposant « les forces du progrès aux conservateurs ». Et cette combinaison, en prétendant faire oublier les gigantesques problèmes nationaux, sociaux et économiques auxquels était confrontée l’URSS, occultait, il est vrai, les clivages de la société soviétique.

Afin d’initier son projet de réformes, le secrétaire général lança dès 1986 un appel à l’intelligentsia, amorçant ainsi sa politique de glasnost (transparence). Les intellectuels, se réclamant de la morale qui prévalait avant la Révolution, mirent de nouveau l’accent sur leur responsabilité éthique. Le pouvoir consentit alors à reconnaître la légitimité des dissidents : Andreï Sakharov fut autorisé à quitter son exil de Gorki ; on libéra des camps et des hôpitaux psychiatriques les prisonniers politiques ; Alexandre Soljenitsyne fut réhabilité et publié ; les émigrés reçurent l’autorisation de rentrer en URSS. Puis Yakovlev suggéra de renouer avec le pape. Il était persuadé qu’il fallait trouver un terrain d’entente renouvelé avec le Saint-Siège, « sur la base de valeurs universelles ». Ce fut en ce sens que Gorbatchev proclama que les valeurs universelles de l’humanité étaient supérieures à celles de la lutte des classes. Et de fait, Jean-Paul II joua un rôle considérable dans l’évolution de la pensée gorbatchévienne, en particulier en Pologne. Cependant, lorsque je demandai à Yakovlev si Gorbatchev avait sincèrement défendu ces idées, il me répondit d’une manière tout à fait inattendue : « Gorbatchev mentait et le vieux Reagan le croyait. Gorbatchev mystifiait et Mitterrand, le plus malin de tous, le croyait également. Mais il mystifiait si bien qu’il a fini par se croire lui-même ! »

Extrait du "Le Roman de la Perestroïka",  Vladimir Fédorovski, (Editions du Rocher), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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