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Touché coulé : pourquoi il ne fallait surtout pas s'engager dans la Marine de l'URSS
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Bonnes feuilles

Ignoré par les ouvrages traitant de la Guerre froide, l'espionnage naval permit aux deux blocs d'utiliser les océans et les ports pour surveiller et pénétrer le camp adverse. Extrait de "Guerre froide et espionnage naval" (1/2).

Peter A. Huchthausen et Alexandre Sheldon-Duplaix

Peter A. Huchthausen et Alexandre Sheldon-Duplaix

Ancien attaché naval des Etats-Unis à Belgrade, Bucarest puis Moscou, le capitaine de vaisseau Peter Huchthausen, (mort en juillet 2008) est l'auteur de trois livres sur la marine soviétique.

Alexandre Sheldon-Duplaix chercheur depuis 1999 au Service historique de la Défense (Vincennes), enseigne à l'école militaire.. Il a travaillé au ministère de la Défense de 1987 à 1999 et a publié trois ouvrages sur les sous-marins et les porte-avions.

 

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L’accumulation des révélations sur l’état déplorable de la sécurité au sein de la marine soviétique pendant la guerre froide provoqua d’autres enquêtes. Pendant des recherches qu’il effectua en Russie en septembre et en octobre 1995, Peter Huchthausen rencontra des survivants de plusieurs naufrages de sous-marins dont ceux du Komsomolets K-287, du K-219 (classe Yankee I) et des officiers qui commandèrent la fl ottille à laquelle appartenait le K-129, le Golf II qui coula dans le Pacifi que en 1968 (cf. chapitre 10).

Il parla également à des constructeurs appartenant au bureau d’études Rubin et à des offi ciers supérieurs qui travaillaient au service d’ingénierie et de logistique de la fl otte. Huchthausen interviewa en particulier l’ancien chef de l’étatmajor de la marine, l’amiral Valentin Selivanov, et l’amiral Valentin Ponikarovsky, ancien commandant de sous-marin nucléaire et directeur d’une académie militaire. Au terme de ces discussions, il devint évident que malgré des divergences majeures sur les causes des incendies, des pannes de réacteur et des autres incidents, autant les constructeurs que les opérateurs pointaient du doigt la pression extrême imposée par la course aux armements. Ce désir de produire plus de navires de surface et de sous-marins que les marines occidentales joua un rôle signifi catif dans la fréquence des accidents. Les forces opérationnelles étaient soumises à de fortes demandes pour « se déployer » coûte que coûte lors des périodes où l’intensifi cation des opérations était dictée par l’état des relations entre les deux protagonistes de la guerre froide. Les opérateurs devaient donc « couper les angles » tant pour la sécurité que pour l’entretien. Le système qui gouvernait l’industrie militaire expliquait en grande partie l’état de préparation inadéquat de la marine soviétique. Alors qu’à l’Ouest, les budgets militaires étaient déterminés en fonction des facteurs économiques, le complexe militaroindustriel soviétique était assujetti à un système centralisé de planifi cation bureaucratique. Si l’on en juge par les témoignages des opérateurs et des constructeurs, il est clair que ce système permettait diffi cilement le retour d’expérience entre les opérateurs, les constructeurs et les concepteurs, et ce, même si ces derniers pouvaient embarquer avec les premiers lors des essais à la mer.

Les plans quinquennaux et décennaux qui étaient concoctés par les maîtres du Kremlin sans que les ingénieurs et les marins ne soient réellement consultés, dictaient le carnet de commandes des bureaux d’ingénierie et des chantiers navals. Cette dynamique créa chez les gestionnaires une tendance à prendre des raccourcis pour respecter les calendriers de production au détriment du contrôle de qualité et de la sécurité, deux aspects qui étaient au coeur des préoccupations des industriels occidentaux. Autre particularité, la supervision de la conception et de la construction de chaque projet de sousmarin était la chasse gardée d’une ou deux personnes. Ainsi, le projet du Komsomolets, de sa conception à la fi n des années 1960 jusqu’à sa mise en service en1983, reposa sur les épaules de trois hommes, une apparente contradiction avec l’idéologie communiste du travail collectif. Project 685 Plavnik est le nom russe du programme désigné Mike par l’OTAN et qui permit de mettre au point un sousmarin d’attaque à propulsion nucléaire plus rapide et plongeant plus profond que ses équivalents. C’était le projet personnel du constructeur et ingénieur en chef Vladimir Kormilitsin et de ses assistants Dimitri Romanov et Anatoli Chuvakin. Ce dernier fut d’ailleurs terrassé par une crise cardiaque lorsqu’il apprit l’incendie qui avait provoqué le naufrage du Komsomolets en avril 19894. L’enquête minutieuse menée par les constructeurs sur les causes du désastre les conduisit à blâmer la marine pour le manque de formation des équipages dans la lutte contre les sinistres, et pour avoir omis d’informer le bureau concepteur et le chantier des problèmes rencontrés par les opérateurs. Romanov rejeta l’entière responsabilité sur la marine pour son incapacité à maîtriser le feu. Selon Romanov, l’équipage n’avait pas utilisé les cinq systèmes d’extinction d’incendies du sous-marin.

Lors d’une interview accordée en 1995, Romanov prétendit que ces systèmes avaient été désactivés par l’équipage pour éviter un déclenchement accidentel. Les matelots craignaient d’être punis si cela se produisait. Ces systèmes de lutte contre les incendies étaient similaires aux systèmes de gicleurs qui avaient été installés à bord de l’Otvazhniy, un destroyer de classe Kashin qui explosa et coula dans la mer Noire en 1974. Pour les sous-mariniers, la priorité était de prendre la mer et d’être déployé en opérations. Le mot russe pakhat ou « travailler sans se poser de questions » résumait cette mentalité. Quand leur bâtiment se trouvait à quai, l’équipage effectuait des tâches secondaires comme de peindre des rochers, charger des camions ou assister à des conférences politiques au lieu de s’entraîner sur des simulateurs. Une fois le sous-marin déployé ou en exercice, l’équipage devait apprendre sur le tas à opérer les systèmes dans des conditions réelles et dangereuses. S’exercer à appliquer les procédures de sécurité apparaissait comme un comportement négatif qui minait le moral de l’équipage et remettait en cause le système et les autorités. De leur côté, les marins qui avaient survécu à des accidents critiquaient les chantiers et les concepteurs pour les défauts des systèmes de lutte contre les incendies et de sécurité ainsi que pour le manque d’équipement de sauvetage.

L’enquête douloureuse menée sur l’accident du Komsomolets révéla d’autres lacunes qui n’avaient rien à voir avec la conception ou la mise en oeuvre du sous-marin, à savoir l’organisation, le contrôle et la direction des opérations de sauvetage. La manie du secret empêcha de demander une assistance immédiate aux secours norvégiens, pourtant tout proches. En résumé, le naufrage du Komsomolets dévoila les mêmes lacunes relevées par les enquêtes sur le naufrage du cuirassé Novorossiysk en 1955, sur l’incendie et le naufrage du destroyer Otvazhniy en 1974 et sur d’autres accidents impliquant des sousmarins. Dans tous ces cas, les conclusions des enquêtes furent gardées secrètes. Toutes dénonçaient l’incapacité des forces opérationnelles à suivre le rythme des innovations technologiques et des mises en service accélérées de bâtiments de surface et de sous-marins. Les militaires jetaient la prudence par-dessus bord et ne s’entraînaient qu’à lancer leurs armes.

Extrait de "Guerre froide et espionnage naval", Peter A. Huchthausen, Alexandre Sheldon-Duplaix, (Nouveau Monde Editions), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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