Au-delà du dîner à 10 000 euros du lobby du tabac, comment faire la part des choses entre une politique normale d’influence et une forme de corruption morale ?<!-- --> | Atlantico.fr
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"Le rôle des lobbys aujourd'hui est important car dans une société qui évolue très vite, il est difficile de trouver un sujet sur lequel les élus, aussi performants soient-ils, aient tous les éléments entre les mains a priori."
"Le rôle des lobbys aujourd'hui est important car dans une société qui évolue très vite, il est difficile de trouver un sujet sur lequel les élus, aussi performants soient-ils, aient tous les éléments entre les mains a priori."
©Reuters

Ligne rouge

Plusieurs parlementaires se sont vus offrir un repas dont l'addition s'élèverait à 10 000 euros par le lobby du tabac, selon le Journal du dimanche. Lobby qui ne s'est pas caché de sa volonté d'y défendre ses intérêts.

Nicolas  Bouvier

Nicolas Bouvier

Nicolas Bouvier est directeur général du bureau de Paris d’APCO Worldwide.

Il est responsable de la commission de déontologie de l’Association Française des Conseils en Lobbying et Affaires Publiques (AFCL).

Nicolas Bouvier est co-auteur de « Lobbying, règles du jeu » (2000, Editions d’Organisation) et contributeur à l’ouvrage collectif « Lobbying, portraits croisés, pour en finir avec les idées reçues » (2008, Editions autrement)

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Atlantico : La British American Tobacco a organisé un (coûteux) repas réunissant plusieurs parlementaires afin de leur exposer l'opinion de l'industrie du tabac sur les nouvelles hausses de prix en préparation, ce qui a provoqué de vives critiques. Pourquoi ce genre d'action de lobbying, somme toute courante, passe-t-elle si mal en France ?

Nicolas Bouvier : Je ne pense pas que cette forme de lobbying soit si courante que ça. On est dans une époque en demande de transparence, et ce repas entretient l'image d'une connivence plutôt que d'un échange équilibré d'informations qui devrait être le ressort du lobbying. Quand on mélange le contexte social sous forme de dîner avec des échanges de contenu, cela entretient une vraie confusion aux yeux du grand public. Je ne dis pas que les gens ont raison de s'indigner, mais ce format d'échange ne rend pas la suspicion étonnante. Si cette réunion avait eu lieu 300 mètres plus loin, à l'Assemblée nationale, sous forme d'une commission, je pense que l'on n'en aurait jamais parlé. 

Quelle est la limite légale entre la volonté d'influer normalement sur une décision publique, et la corruption ?

Il y a la constitution, le code pénal et les règlements de l'Assemblée nationale et du Sénat qui posent clairement les lignes à ne pas franchir. Si vous considérez le repas que l'on évoque, je pense que ce qui a beaucoup attiré l'attention ce sont les montants évoqués. Le restaurant où s'est déroulé ce repas est certes un bon établissement, mais ce n'est pas non plus un trois étoiles. Les informations que l'on a semblent évoquer la participation d'une dizaine de personnes, et on parle d'un montant de 10 000 euros... On voit bien qu'avec ce cas, on est vraiment à la limite.

La première frontière est donc définie par le droit. Mais la deuxième frontière est aussi définie par l'acceptation sociétale, comme par exemple dans le cas qui nous intéresse, le montant acceptable d'un déjeuner à Paris. On voit bien que si le même repas avait coûté 150 euros par convive, personne ne reprocherait quoique ce soit.

Députés, sénateurs, voire hauts fonctionnaires, sont-ils vraiment sensibles à ce jeu d'influence ?

Il ne faut tout d'abord pas caricaturer les choses : le lobbying, ce n'est pas forcément déjeuner avec des parlementaires. Vous pouvez très bien entretenir des échanges sans les inviter au restaurant, ou sans hanter les couloirs de l'Assemblée nationale. Le lobbying c'est d'abord un métier de conviction qui, s'il est bien mené, doit être respectueux de la fonction élective, et aussi du libre-arbitre de l'élu. 

Le rôle des lobbys aujourd'hui est important car dans une société qui évolue très vite, il est difficile de trouver un sujet sur lequel les élus, aussi performants soient-ils, aient tous les éléments entre les mains a priori. Ils doivent avoir accès à de l'information qui vient du monde extérieur, information qui peut venir de leurs électeurs dans leur circonscription bien sûr, mais les parlementaires qui ont peu de moyen peuvent apprécier d'avoir des gens qui viennent vers eux leur apporter des informations. A eux après de relativiser en fonction des émetteurs pour en retirer une synthèse qui soit pertinente et équilibrée.

La France donne l'image d'un pays où le lobbying est discret, voir "caché" contrairement à de nombreux pays anglo-saxons. Est-ce vrai ? Qu'est-ce qui empêche plus de transparence sur l'action des lobbys ?

La France est formatée dans une conception de la démocratie "rousseauiste" où le postulat de départ est que l'intérêt général est le pivot qui s'impose à tous, et doit primer sur l'intérêt particulier. A l'inverse, la démocratie anglo-saxonne met plus l'individu au centre. Aux yeux du démocrate anglo-saxon, le fait d'avoir dix ou vingt personnes qui s'élèvent contre l'État en estimant leurs intérêts lésés, est suffisant. En France c'est plus compliqué car les intérêts particuliers sont suspects. Mais en vingt ans les choses ont évolué, et les décideurs publics sont maintenant les premiers à être attentifs à la manière dont leurs décisions vont être perçues par le monde extérieur. Ils sont donc les premiers à faire appel aux uns et aux autres car ils ne voudront pas avoir des associations de consommateurs ou des entrepreneurs sur le dos. On ne peut plus dire aujourd’hui comme il y a vingt ou trente ans "au nom de l'intérêt général nous avons besoin de faire telle ou telle chose et tant pis pour les dégâts collatéraux."    

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