Laïcs contre islamistes : où un printemps turc pourrait-il mener le pays ?<!-- --> | Atlantico.fr
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De violents affrontements ont opposé, de vendredi à dimanche, les forces de l’ordre turques aux manifestants laïcs et de gauche.
De violents affrontements ont opposé, de vendredi à dimanche, les forces de l’ordre turques aux manifestants laïcs et de gauche.
©REUTERS/Umit Bektas

Retour au calme...

En Turquie, deux jours de manifestations antigouvernementales particulièrement violentes ont fait plusieurs centaines de blessés et plus de 1 700 arrestations.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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De violents affrontements ont opposé, de vendredi à dimanche, les forces de l’ordre turques aux manifestants laïcs et de gauche qui dénoncent un projet de réaménagement urbain d’Istanbul visant à détruire le beau parc Gezi de la place Taksim pour y construire à la place la copie d’une ancienne « caserne ottomane ». Celle-ci abriterait un gigantesque centre commercial, un centre culturel... et une mosquée.

Symbole de la Turquie moderne et laïque, la place et le quartier mythiques de Taksim, investis par des centaines de milliers « d’indignés », est devenue l’équivalent de place al-Tahir du Caire, le centre névralgique du « printemps turc ». Ce mégalomaniaque projet néo-ottoman de réaménagement de Taksim, voulu par la municipalité d’Istanbul, gérée par le parti islamiste au pouvoir, l’AKP, est vivement combattu par des urbanistes, des architectes, des associations écologistes et autres militants laïques anti-AKP. Ces derniers ont d’ailleurs remporté une première victoire vendredi dernier avec la décision d’un tribunal administratif d’Istanbul de suspendre le projet de « caserne ottomane »… Ameutés par les réseaux sociaux, les « Indignés » ont occupé durant trois jours le parc Gezi pour tenter d’empêcher les buldozers du chantier d’y déraciner 600 arbres. Depuis, la contestation, qui a gagné Izmir (ouest, autre bastion de la modernité et de la laïcité turques), Antalya (sud touristique), et même la capitale, Ankara (où des incidents ont opposé la police aux insurgés décidés à « marcher sur le Parlement »), cristallise le rejet de la politique autoritaire de l’AKP, accusé de vouloir instaurer petit à petit une « République islamique ». En toute logique, l'opposition incarnée par le parti kémaliste CHP, très laïque, et d’autres formations de gauche, a tenté de récupérer le « printemps turc », s'affichant massivement avec les manifestants.

Et comme au début du « printemps arabe », la police turque semble être tombée dans le piège de la répression, déployant des blindés, brûlant les tentes et chassant les manifestants pacifiques à coups de gaz lacrymogène. Ces images de violence policière ont fait le tour de la Turquie et du monde. Et elles ont indigné jusqu’aux pays alliés d’Ankara, à commencer par les Etats-Unis, ainsi que des organisations de défense des droits de l’homme. Comme dans les révolutions arabes à leur début, initiées par des militants laïques et progressistes, les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, etc) ont joué un rôle crucial dans l’insurrection. Décidés à défendre Istanbul, symbole de la Turquie européenne, prospère, laïque, et occidentalisée, et son quartier fétiche, Taksim, épicentre de la «movida» stambouliote et haut lieu, depuis les années 1970, des protestations anti-dictatoriales, jadis réprimées dans le sang par les militaires, les manifestants anti-islamistes se sentent proches des premiers web-révolutionnaires laïques du « printemps arabe » qui ont objectivement aidé les islamistes à arriver au pouvoir, face aux dictateurs militaires, au nom du respect de la démocratie électorale, mais qui ont été payés de retour par des restrictions de libertés et des répressions. Récemment, l’une de ces restrictions (sans précédents depuis 1923, date de la fondation par Atätürk de la Turquie moderne), a été l’interdiction partielle de la vente et de la consommation d’alcool. Les manifestants « indignés » dénoncent aussi les condamnations à de lourdes peines de prison pour « blasphème » du célèbre pianiste Fazil Say et de l’écrivain turc d’origine arménienne Sevan Nisanyan, également sans précédent dans ce pays supposé « laïque » ; sans oublier la destruction du mythique cinéma Emek de Beyoglu, autre quartier symbole du pluralisme turc. Autre motif d’exaspération de l’opposition turque : le 1er mai dernier, les syndicats et partis de gauche n’ont pas été autorisés à se réunir place Taksim pour défiler, l’interdiction ayant été interprétée comme une preuve supplémentaire du glissement autoritaire du pouvoir. Dans ce contexte hautement sismique, l’annonce de la destruction du parc de Gezi, lieu de promenade tant prisé par les jeunes stanbouliotes, a été un détonateur et a peut être été « la mesure de trop » du gouvernement Erdogan, devenu de plus en plus arrogant, et par conséquent de moins en moins prudent. Car en Turquie, si l’islamisme politique ne cesse de progresser politiquement et socialement depuis l’accès au pouvoir, en 2002, de l’AKP, les forces laïques et leurs alliés militaires, cibles de répressions, procès et chasses aux sorcières, n’ont pas dit le dernier mot.

Et ils s’organisent, à l’instar des révolutionnaires laïques tunisiens ou égyptiens qui comptent reprendre le pouvoir après leurs défaites électorales face aux islamistes également de plus en plus arrogants.

Erdogan Hollande : même stratégie identique face aux contestations

Mais plus sûr de lui que jamais, Recep Taiyyp Erdogan a répondu aux acteurs du « printemps turc » qu’il ferait descendre un million de manifestants dans les rues "si les « indignés" n’arrêtaient pas leurs manifestations place Taksim. Ignorant superbement « la rue turque », le néo-Sultan Erdogan a confirmé le projet d'aménagement du parc de Taksim à l’origine des protestations radicales. Tout comme Hollande en France face aux anti-mariage gay - donc certes dans un registre fort différent de celui de l’AKP homophobe ! – il a rappelé qu’il préfère satisfaire ses électeurs islamistes, majoritaires, plutôt que de céder aux pressions de la « rue » et de l’opposition anti-AKP, minoritaire électoralement depuis 2002. Une stratégie de fidélité et de refus de « l’ouverture » commune à la gauche française et aux islamistes turcs que les leaders de la droite française et tous ceux qui cèdent aux pressions des médias et des « indignés » devraient méditer…

Car la stratégie de Nicolas Sarkozy après son élection consistant à s’ouvrir à la gauche (quitte à revenir sur des pans entiers de ses promesses de campagne) a beaucoup fait rire tant les islamistes turcs que les socialistes français, qui savent très bien que lorsque l’on déçoit son propre noyau électoral en ralliant ses adversaires et en cédant aux pressions, on perd ses électeurs, donc les élections suivantes, sans pour autant rallier les électeurs du camp adverse, qui préfèreront toujours l’original à la copie et ne paient jamais de retour les main-tendues de l’adversaire, vécues à juste titre comme des marques de faiblesse idéologiques et psychologiques. Conformément à cette ligne cohérente électoralement, Erdogan a donc confirmé qu’une mosquée serait bien bâtie en pleine place Taksim, véritable défi aux forces laïques. Il est vrai que depuis qu’il est au pouvoir, R T Erdogan poursuit lentement mais sûrement son projet de réislamisation de la société turque, déjà “post-kémaliste” et donc en voie de « néo-ottomanisation ». Dans ce contexte, le parti AKP au pouvoir a censuré la presse anti-islamiste (journaux Cumhuriyet, Huriyet, Star, etc), réduit les libertés, faisant condamner et emprisonner des centaines de journalistes, militants des droits humains, militaires, leaders politiques, etc tous accusés de « fomenter un coup d’Etat » (procès ergenekon)... Rebaptisé «Tayyip le chimique» en réaction aux répressions des manifestants qui ont fait des centaines de blessés, Erdogan est devenu la cible des réseaux sociaux, des partis de gauche et des milieux kémalistes-laïques et libéraux qui ne lui pardonnent pas d’avoir fait adopter une loi restreignant la consommation et la vente d’alcool puis d’avoir qualifié Atatürk, « d’alcoolique »... Mais il n’en a cure, et peut être a-t-il raison de son point de vue...

A lire. Le dilemme turc : Ou les vrais enjeux de la candidature d'Ankara, par Alexandre Del Valle et Emmanuel Razavi (Editions des Syrtes). Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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