Quand la pilule contraceptive rendait les hommes impuissants et stérilisait les femmes<!-- --> | Atlantico.fr
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L'invention de la pilule est une révolution humaniste et féministe, estime le Pr Etienne-Emile Baulieu.
L'invention de la pilule est une révolution humaniste et féministe, estime le Pr Etienne-Emile Baulieu.
©Flickr/mr.paille

Bonnes feuilles

Hormones, DHEA, RU486, Alzheimer... Le Pr Etienne-Emile Baulieu se raconte à travers ses recherches et ses combats. Extraits de "Libre Chercheur" (2/2).

Étienne-Émile Baulieu et Caroline Fourest

Étienne-Émile Baulieu et Caroline Fourest

Étienne-Émile Baulieu, né Étienne Blum le 12 décembre 1926 à Strasbourg, est docteur en médecine (1955) et docteur ès sciences (1963). Il a été directeur d'unité de recherche à l'INSERM et professeur de biochimie à l'Université de Paris XI. Il est professeur honoraire au Collège de France et a notamment été le président de l'Académie des sciences française en 2003 et 2004.

Caroline Fourest est une essayiste et journaliste française, née le 19 septembre 1975 à Aix-en-Provence. Militante féministe, elle est également engagée sur les thèmes de l'égalité, de la laïcité et des droits de l'homme. Rédactrice en chef de la revue ProChoix, elle donne des cours à l'Institut d'études politiques de Paris.

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Caroline Fourest : C’est passionnant d’imaginer cette microsociété, avec Margaret Singer, Mme McCormick et Pincus. L’activiste, la mécène et le scientifique conscient des problèmes de société. Trois types d’énergies nécessaires pour arriver à la pilule… Quand Pincus vous a contacté vous aviez suivi de près cette avancée ?

Étienne-Émile Baulieu : Pas du tout. On se parle pour la première fois dix ans plus tard, en 1961-1962.

C. F. : Suite au coup de fil chez Lieberman, pour vous faire venir dans son labo…

É.-É. B. : Oui, je parle d’abord de la DHEA, jusqu’à ce qu’il me pose la question : « Est-ce que vous savez ce que c’est que la pilule ? » J’ai dit : « Non, je ne sais pas. » Ma première réaction comme d’habitude fut d’ajouter : « Je voudrais bien savoir. » Il m’a répondu : « Très bien, je vous offre le billet pour faire un détour par Porto Rico quand vous rentrerez à Paris : vous passerez par là-bas. »

C. F. : Qu’y avait-il à Porto Rico ?

É.-É. B. : C’est là qu’avaient été faits les premiers véritables essais de contraception hormonale vers 1958 sous la direction du Dr Celso-Ramón García, afin de pouvoir autoriser l’utilisation de la pilule. Je suis allé voir et je fus bouleversé.

C. F. : C’était tout un programme d’essais basé sur le volontariat ?

É.-É. B. : Oui. Cependant, il y a eu polémique. C’était un volontariat « recommandé » par des médecins et des instituteurs très dévoués que j’ai d’ailleurs rencontrés longuement. Par la suite, même des femmes féministes étaient troublées. Cependant, des interviews de l’époque rapportent l’interrogatoire de femmes de Porto Rico, à qui l’on demandait si elles étaient choquées d’avoir servi de cobayes : « Non ! Nous sommes conscientes d’être les premières à pouvoir faire l’amour sans avoir peur de faire des enfants ! »

C. F. : De toute façon, dans toute avancée, il y a toujours une polémique, non ?

É.-É. B. : Là, en plus, il avait fallu camoufler l’objectif réel. Pincus n’était pas médecin, mais il s’était associé avec un Professeur de Harvard, le Dr John Rock, grand gynécologue respecté et catholique qui a cru en la pilule. Intelligemment, il a permis d’insister sur son côté « médical ». En effet, en bloquant les ovaires, on pouvait, indépendamment de l’enjeu de contrôle de l’ovulation, soulager, voire guérir des femmes qui avaient des troubles ovariens que l’on décrit souvent sous le nom d’endométriose. Ces femmes saignent même en dehors des règles et ce dysfonctionnement est souvent très douloureux… Donc, au début, ils ont fait passer la pilule pour une thérapeutique médicale habituelle, ils ont camouflé leur intention.

C. F. : Mettre au point un médicament qui permet de faire l’amour sans faire d’enfants, c’était moins bien vu que soigner une maladie…

É.-É. B. : Traditionnellement, le rôle des médecins est de soigner.

C. F. : On touche là à l’impact de la morale, notamment judéo-chrétienne, sur la science. Il y a des domaines où il est normal de chercher à améliorer la condition humaine, comme la santé, et des domaines où c’est plus controversé, plus révolutionnaire… Comme la recherche du plaisir sans contrainte. Cette petite pilule a changé notre monde en permettant de déconnecter l’acte sexuel de l’acte de reproduire. Sans elle, il n’y aurait pas eu la même évolution des rapports entre les hommes et les femmes !

É.-É. B. : C’est l’un des résultats de la science qui me bouleverse le plus. À quel point « la pilule » a changé la condition des femmes, plus que jamais peut-être depuis Adam et Ève. Cela paraît une évidence pour les jeunes générations, mais vous avez raison, c’est une révolution. Une révolution humaniste et féministe. Puisque le féminisme est un humanisme… L’humanité a plus de chance d’être heureuse si les couples peuvent maîtriser leur fécondité et choisir le moment de donner naissance. Mais pas seulement. Avant la pilule, les femmes portaient seules le fardeau d’une grossesse non désirée. Sans doute que cela nous arrangeait bien, nous les hommes ! Permettre de faire un enfant quand elles le veulent, et si elles le veulent, leur transfert le pouvoir… L’ordre établi, celui de la tradition, de la religion, des institutions en a été renversé. Dissocier l’amour et le sexe de la reproduction a bouleversé les traditions sociales, religieuses et institutionnelles, et changé les standards de l’homme occidental. Le pauvre a dû non seulement supporter le féminisme et intégrer une moitié du genre humain, mais aussi reconnaître avec Claude Lévi-Strauss d’autres cultures que la sienne ! Cela fait beaucoup pour le seul XXe siècle. Cela ne pouvait pas se faire sans résistance misogyne. À l’Académie de médecine, on expliqua que la pilule contraceptive allait rendre les hommes impuissants. Les grands médecins de l’époque prévoyaient que la pilule allait détraquer le foie, stériliser les femmes, provoquer des cancers… J’ai tout entendu!

C. F. : J’ai même vu des interviews de l’époque où l’on se demandait si cela n’allait pas déformer les enfants à venir. Une dame disait au micro d’un journaliste : « Je n’aimerais pas voir dans quel état naîtra le prochain ! »

É.-É. B. : Alors que c’est totalement idiot. Bloquer une ovulation ne modifie pas l’efficacité de la suivante, contrairement à un avortement mal fait (et souvent clandestin), qui peut faire des dégâts utérins et même gêner la grossesse suivante… Mais le fantasme était là. D’ailleurs, lorsque Paris Match a annoncé à la une que le Comité des 13 sages favorisait l’utilisation de la pilule en France, la photo d’ailleurs très belle montrait une femme avec un bébé dans ses bras. Il fallait rassurer, montrer que les femmes pourraient avoir des enfants quand même…

Extrait de "Libre Chercheur" (Édition Flammarion), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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