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La suppression du mot "race" de la Constitution était une promesse de campagne de François Hollande. Elle sera tenue avant l'été 2013 selon France Inter.
La suppression du mot "race" de la Constitution était une promesse de campagne de François Hollande. Elle sera tenue avant l'été 2013 selon France Inter.
©DR

On refait l'Histoire

Comme il l'avait promis pendant sa campagne, François Hollande supprimera le mot "race" de la Constitution avant l'été 2013. La députée PS Sandrine Mazetier souhaite rebaptiser l'école "maternelle", expression qu'elle juge sexiste, et le "mariage pour tous" remplace le "mariage homosexuel"...

Eric  Deschavanne et André Sénik

Eric Deschavanne et André Sénik

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

André Sénik est agrégé de philosophie et avoue un passé communiste, version italienne, dans les années 1960.

Son dernier livre : Marx, les Juifs et les droits de l’homme, à l’origine de la catastrophe communiste (Denoël / 2011).

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Atlantico : La suppression du mot "race" de la Constitution était une promesse de campagne de François Hollande. Elle sera tenue avant l'été 2013 selon France Inter. Pour François Hollande, il n’y a pas de place pour le mot race dans la République. Par ailleurs, la députée PS de Paris Sandrine Mazetier a expliqué, vendredi sur RTL, avoir saisi le gouvernement pour faire débaptiser l'école maternelle, qui renvoie trop, selon elle, à l'image de la seule mère. Dans l’Histoire, les régimes totalitaires ont parfois mené une politique d’épuration de la langue. N’y a-t-il pas un caractère révisionniste dans cette loi ?

André Senik :. L’épuration du vocabulaire menée par les socialistes a pour noble objectif de mettre fin à l’usage public des termes qui sont jugés discriminatoires.Tant que l’usage privé des mots "race" ou "materne" n’est pas réprimé, mais simplement blâmé au nom de la pensée correcte, il serait démesuré de parler de totalitarisme, qu’il faut réserver aux novlangues stalinienne et nazie.

Après tout, il est sans aucun doute bon en principe d’exclure de la langue officielle des termes que l’on juge intrinsèquement injurieux et discriminatoires. Le problème est de savoir s’ils le sont réellement. Et quand ils ne le sont pas, cette chasse aux mots tourne au ridicule et à l’odieux. Les lecteurs de La tache, le livre de Philippe Roth, savent jusqu’où ce ridicule et cet odieux peuvent mener.Par exemple, bien des gens, par crainte de paraître antisémites, remplacent pudiquement le mot Juif par le terme israélite.Ils ont très gravement tort !

Certes, le mot Juif a servi à discriminer et à exterminer, mais en lui-même il est parfaitement légitime et honorable. Il serait donc absurde de le confondre avec son usage antisémite et de le chasser comme un malpropre de la langue officielle. Le mot race a servi à discriminer et à maltraiter des races prétendument inégales, jusqu’à prétendre qu’elles n’appartenaient pas à la même humanité.Mais il se trouve que ce mot race a été utilisé aussi bien par le plus respectable tenant du monogénisme, sans impliquer la moindre inégalité entre elles. Je veux parler de Darwin.

"La question de savoir si l'humanité se compose d'une ou de plusieurs espèces a ces dernières années été beaucoup discutée par les anthropologues, qui se sont répartis entre deux écoles le monogénisme et le polygénisme. Ceux qui n'admettent pas le principe de l'évolution doivent considérer les espèces comme des créations distinctes, ou en quelque sorte comme des entités distinctes, et ils doivent décider quels sont les types d’hommes qu'ils considèrent comme des espèces par l'analogie avec la méthode généralement appliquée pour classer les êtres organiques en espèces. (…) Les naturalistes, d'autre part, qui admettent le principe de l'évolution, et cela est maintenant admis par la majorité des hommes de progrès, n’hésiteront pas à considérer que toutes les races humaines sont les descendants d'un stock unique primitif; Ils peuvent ou non croire bon de désigner les races comme des espèces distinctes, afin d'exprimer leur différence.» Darwin, La descendance de l'Homme 

Seule une grave déficience de pensée peut faire croire qu’on lutte efficacement contre les inégalités et les discriminations en chassant de la langue les différences que tout le monde voit, ou pire encore, en niant ces différences.

En ce qui concerne le mot "race" il existe des groupes humains visiblement distincts sous certains aspects, - sans une totale discontinuité entre eux d’ailleurs-. On peut les classer de différentes façons, et aussi les désigner de différentes façons, si on dispose d’un terme plus juste que celui de race. Mais nier la diversité entre les groupes qui composent l’humanité par peur des usages criminels de ce mot est la preuve qu’on renonce à penser l’égalité dans la différence, et qu’on rêve d’un monde sans différences du tout. S’il faut  éliminer le mot race pour lutter contre le racisme, que faire contre le sexisme ? On en arrive ainsi à affirmer qu’il n’y a pas de différences significatives entre les hommes et les femmes, puisque cette inégalité a servi à justifier l’inégalité entre les deux sexes. Sur cette brillante lancée, on entend dire qu’il n’y a pas de différence entre l’amour maternel et l’amour paternel, puisque le premier a servi d’argument pour enfermer la femme dans la prison des trois K (Kinder, Küche, Kirche), enfants-cuisine-Église.

Alors que tant d'autres pays parfaitement démocratiques, au premier rang desquels les Etats-Unis, ne voient aucun problème dans la reconnaissance de l'existence des races, la nier est-il vraiment le meilleur moyen de lutter contre le racisme ?

Eric Deschavanne : Comment une proposition aussi saugrenue a-t-elle pu être germer dans l'esprit de François Hollande ou de l'un de ses conseillers ? On peut supposer qu'elle repose sur l'hypothèse selon laquelle le racisme dépend de la reconnaissance de l'existence des races : en supprimant le mot race, on supprimerait donc l'idée que les races existent, ce qui contribuerait à faire reculer le racisme. Je me rappelle une exposition scientifique, intitulée "Tous parents, tous différents", qui entendait ainsi promouvoir l'idée de la non-existence des races. Ce raisonnement repose toutefois sur une illusion. Le racisme ne consiste pas dans le fait d'admettre l'existence des races, de même que le sexisme ne se fonde pas sur l'idée de la différence des sexes. Le concept de race n'est pas opératoire pour décrire la nature humaine, estiment aujourd'hui les scientifiques : mais s'il l'était, cela ne justifierait pas le racisme pour autant ! Le cinéma et la littérature ont imaginé à de nombreuses reprises une situation de rencontre entre des humains et des humanoïdes (de race ou d'espèce différente, donc), afin de souligner que la reconnaissance du semblable et le respect de l'autre ne dépendent pas nécessairement de l'identité ou de la parenté biologique.

Le paradoxe dans cette affaire est que la suppression du mot "race" de la Constitution pourrait favoriser le retour en force de l'idée de race dans la vie politique, sous la forme de la discrimination positive. En effet, la doctrine dite des "distinctions interdites" contenue dans l'article 1er de la Constitution - qui établit que le principe de l'égalité devant la loi prohibe l'usage des distinctions fondées sur l'origine, la race et la religion – est considérée par les juristes comme constituant un cran d'arrêt à une politique de traitement préférentiel qui envisagerait de cibler des groupes identifiés par leur origine ou leur couleur de peau.

Les partisans de la discrimination positive combattent cet "aveuglement aux différences" en considérant à l'inverse que la prohibition des distinctions est une erreur : les races doivent selon eux être reconnues par la législation, non comme réalité biologique bien sûr, mais comme des "constructions sociales" produites par l'histoire et le regard racialisant. Il est donc faux de dire que la suppression du mot "race" de la constitution restera sans effet : elle permettra en réalité la promotion de ce "racisme positif" au service de l'antiracisme.

Exagérer le pouvoir des mots au détriment des actes, à quelles dérives cela peut-il conduire ?

Eric Deschavanne : Ce qui est absurde, c'est de considérer qu'une idée ne survivra pas au mot qui la désigne ! Dans cette affaire le pouvoir des mots est bêtement surestimé, sauf si le but est effectivement de promouvoir la discrimination positive. Ceci dit, les mots, dans un texte de loi, une constitution ou, a fortiori dans une déclaration de principes, sont essentiels. Ce qui me frappe, c'est la perte du sens et de la valeur des mots, et surtout des principes, au sein de la classe politique, symptôme peut-être du déclin de la culture littéraire et philosophique.

Le procédé rappelle la Révolution culturelle chinoise et sa volonté d’éradiquer le passé. En quoi peut-on rapprocher les pratiques actuelles du PS de l'idéologie maoïste ?

André Senik : Cette campagne sémantique n’est pas du totalitarisme, car l’usage privé des mots non grata n’est pas réprimé. C’est juste le comble de la dénégation et de la sottise érigée en vertu.

En si bon chemin de chasse aux différences, car les différences sont les sorcières de la pensée égalitariste, il faudra purifier la langue de l’expression "langue maternelle", coupable d’exclure cruellement le paternel, mais aussi rayer le mot "patrie", qui sent son paternel à plein nez, sans oublier d’arracher sa barbe au père Noël. Quant à "la mère patrie", il faudra la chasser pour double discrimination.

Ira-t-on jusqu’à interdire aux élèves des écoles publiques de lire le poème de du Bellay "France mère des arts, des armes et des lois" ? Les purificateurs ont du travail sur la planche, car la langue parlée et écrite a une histoire qu’on ne peut pas rayer d’un trait législatif, fut-il de gauche.

Et d’ailleurs, penser le monde sans pouvoir nommer les différences, pour risque d’inégalité, c’est évidemment s’interdire d’avoir des pensées claires et distinctes, et des pensées tout court. Alors veillons nous aussi à ne pas mésuser des mots comme "totalitarisme" ou "révisionnisme."

Contre l’offensive du politiquement correct qui interdit d’appeler officiellement un chat un chat et une chatte une chatte, je crois préférable de ne pas taxer les purificateurs de la langue officielle de révisionnisme ou de maoïsme. Leur bêtise est spécifique, dominée qu'elle est par la confusion entre égalité en droits et identité absolue. Les ridiculiser vaut mieux que les diaboliser.

Retoucher constamment la Constitution ne risque-t-il pas surtout de la désacraliser ?

Eric Deschavanne : C'est un mal français, je le crains. Nous surestimons le pouvoir de la loi, expression de la souveraineté populaire, et éprouvons une certaine aversion pour le "gouvernement des juges". Un obscur ministre socialiste, du temps de Mitterrand, avait fait scandale en déclarant  à ses adversaires politiques : "vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaires".

Il exprimait ainsi, je crois, l'inconscient collectif de nos élus, qui s'imaginent avoir tous les droits lorsqu'ils sont portés au pouvoir par le suffrage universel. Dans un État de droit parvenu à maturité, on ne devrait en effet toucher aux principes constitutionnels que d'une main tremblante, mais, en France, ils sont considérés comme des jouets électoraux.

Chirac a fait inscrire dans la constitution l'absurde principe de précaution ; Sarkozy voulait y mettre le principe de diversité, avant que la commission qu'il avait mise en place à cet effet lui fasse comprendre que cela n'avait aucun sens pour des juristes ; Hollande a proposé la constitutionnalisation de la loi de 1905 et la suppression du mot race : notre pauvre constitution, bombardée tous les cinq ans de propositions loufoques, n'échappe à aucune démagogie !

Cette proposition n’est-elle pas également synonyme d’une certaine impuissance des hommes politiques aujourd’hui. Dans une période de crise où les chef d'Etat semble avoir de moins en moins prise sur l'économie, le combat politique et idéologique est-il devenu une simple affaire de mots ?

Eric Deschavanne : Pour le dire de manière caricaturale : on s'empoigne sur le mariage gay pendant que notre destin se joue au niveau des politiques des banques centrales ! Le sentiment de l'impuissance publique gagne du terrain, en effet, et l'agitation sur les sujets mineurs ou inexistants y participe, en achevant de décrédibiliser les politiques.

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

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