Ce que la droite devrait faire pour récupérer l'électorat musulman de gauche<!-- --> | Atlantico.fr
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La France compte entre 2 et 7 millions de musulmans.
La France compte entre 2 et 7 millions de musulmans.
©Reuters

Une chance pour la France

Alain Juppé avait déclaré fin août que l'islamophobie était un des "clivages" de la course à la présidence de l'UMP, course pour laquelle les candidats doivent déposer leurs parrainages ce mardi. Alors que les musulmans ont voté à 93% pour François Hollande à l'élection présidentielle, la droite pourra-t-elle retrouver leur soutien ?

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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La France compte entre 2 et 7 millions de musulmans. Faute de pouvoir constituer des statistiques sur l’appartenance religieuse, à la différence des pays anglo-saxons, les analystes en sont réduits à cette estimation très vague.

Cette approximation est d’ailleurs regrettable, puisque la question islamique est devenue, au fil des ans, un point de fixation dans le débat public. La campagne présidentielle l’a montré abondamment: l’impuissance de notre conception de la laïcité à réguler de façon satisfaisante les relations avec les musulmans pratiquants a soulevé de nombreuses polémiques.

Selon les sondages, le paysage politique français se trouve aujourd’hui à front renversé sur la question de l’Islam. Environ 90% des musulmans auraient voté pour François Hollande. Ce report des voix des musulmans sur le candidat de la gauche trouve des explications circonstancielles : Nicolas Sarkozy a, d’une façon ou d’une autre, fondé sa stratégie sur un appel au sentiment identitaire des Français natifs, pour lesquels l’Islam agit comme un catalyseur. Se pense comme membre naturel de la communauté nationale celui qui n’est pas musulman, qui refuse le port du voile, et qui mange du saucisson de porc. Ces critères distinctifs ont pour vertu d’intégrer assez facilement les communautés asiatiques ou européennes, en excluant beaucoup d’immigrés africains (Maghreb compris). Ils permettent aussi de préserver le particularisme de la communauté juive, dont les liens privilégiés avec Israël lui confèrent une place spécifique dans la conscience nationale.

Cette stratégie politique de Nicolas Sarkozy constitue en soi une rupture avec la tradition bonapartiste dont le gaullisme se réclame. Le général De Gaulle se rattachait globalement à la conception d’une République fondée sur l’affirmation de la volonté: je suis Français, parce que je le veux, sans autre critère. Ce principe tout droit hérité de la Révolution Française, a longtemps servi de fondement à notre conception de la citoyenneté, même si celle-ci a toujours peiné à s’étendre au monde musulman.

Les décrets Crémieux de 1870 le rappellent : dès sa naissance, encore incertaine, la IIIe République reconnut la citoyenneté française aux juifs d’Algérie, mais pas aux musulmans. Elle manifestait alors toute son ambiguïté vis-à-vis d’une conception révolutionnaire qui prônait une citoyenneté sans identité nationale. Dans l’esprit des inventeurs de la laïcité, c’est-à-dire des Jules Ferry et consorts récemment reconnus par François Hollande, ce principe d’une citoyenneté sans identité nationale ne pouvait s’appliquer aux populations allogènes qui occupaient l’espace des territoires de l’empire. Ceux-là, comme l’a suggéré Claude Guéant dans une saisissante reprise historique, n’appartenaient pas à la civilisation, ou pas à une civilisation égale à la nôtre. Ils ne pouvaient donc être Français. Le débat politique depuis une quarantaine d’années se structure de façon souterraine autour de cette distinction.

Une partie de la gauche reprend à son compte la tradition de la citoyenneté sans identité nationale et prône le droit de vote aux étrangers, sous une forme plus ou moins complète. La deuxième gauche, à laquelle appartient François Hollande, ne souscrit pas à cette idée (et enterre systématiquement cette promesse d’attribution d’un droit de vote lorsqu’elle arrive au pouvoir) mais la tolère et en use pour mobiliser une partie de son électorat.

Une grande majorité de la droite (certains centristes se montrent hésitants...) souscrit pour sa part pleinement à l’idée que la citoyenneté repose autant sur la volonté d’être Français que sur l’appartenance à une identité nationale dont l’Islam est un motif d’exclusion. C’est dans cette logique que l’UMP a poussé le discours jusqu’à dresser l’Islam en symbole de ce qui ne pouvait appartenir à l’identité française. D’un simple point de vue tactique, les résultats sont probants: non seulement Nicolas Sarkozy s’est coupé du vote musulman, mais il a exaspéré au sein de son propre électorat ceux qui ne partagent pas cette vision identitaire de la communauté.

Sur le fond, et sans entrer dans le débat de la citoyenneté et de l’appartenance identitaire, le choix opéré par l’UMP mérite que l’on s’y arrête : sommes-nous si sûrs que les musulmans de France n’aient pas une proximité naturelle avec une conception conservatrice de l’identité nationale française ?

La réponse à cette question se trouve probablement dans la problématique de la laïcité elle-même. La laïcité fut inventée dans les années 1880 dans un contexte historique et culturel très précis. Les Républicains constituaient alors une minorité électorale, parvenue au pouvoir par la seule division des monarchistes et des bonapartistes. Pour les Grévy, Ferry et Gambetta, l’urgence était de bâtir une base électorale solide, dans une société où l’enseignement reposait très largement sur des congrégations catholiques attachées à la monarchie

Pour la République, il était donc devenu vital de fonder une élite républicaine en proposant une offre d’enseignement complète, de l’école élémentaire jusqu’à l’université, totalement déchristianisée, puisque le christianisme constituait une culture dominante profondément légitimiste. En rendant cette offre gratuite, les Républicains mettaient en place une politique d’égalité des chances et de promotion sociale qui permettait d’attacher une nouvelle classe moyenne au régime. Les défenseurs contemporains de l’école laïque tendent souvent à ne conserver vivante que la première utilité : fabriquer une élite, et oublient volontiers la seconde utilité : permettre aux milieux défavorisés d’accéder à la promotion sociale.

Il est d’ailleurs frappant de voir la passivité avec laquelle les incessantes études françaises et internationales sur la sélection sociale par l’école sont accueillies avec une totale passivité par les ministres successifs de l’Education Nationale, de droite ou de gauche. Qu’ils s’appellent Ferry (Luc), Robien, Darcos, Châtel ou Peillon, ils n’ont manifestement que faire d’assurer une chance raisonnable à chaque élève de rebattre les cartes distribuées à la naissance.

De ce point de vue, la laïcité apparaît de plus en plus comme un instrument objectif au service de la ségrégation. Alors qu’elle avait constitué une formidable opportunité, il y a cent ans, pour extraire de la misère des élèves méritants qu’un système privé et confessionnel n’aurait pas protégé, la laïcité rejette aujourd’hui les classes populaires, largement constituées d’immigrés, dans une zone de relégation. L’affaire des mères voilées interdites d’accompagnement dans les sorties scolaires en constitue un formidable exemple. À la suite d’une décision récente de la justice administrative, l’Éducation Nationale préconise de refuser l’accompagnement des sorties scolaires aux mères voilées. Cette application orthodoxe du principe de laïcité a pour conséquence absurde de décourager les parents les plus motivés dans le suivi de leurs enfants à l’école.

De façon très symptomatique, ces parents trouvent refuge dans l’enseignement confessionnel catholique, où les mères peuvent porter le voile lorsqu’elles accompagnent les sorties scolaires. Et c’est bien le paradoxe de notre époque : la fonction d’égalité des chances et de promotion sociale pour les milieux défavorisés est aujourd’hui beaucoup mieux remplie par l’enseignement confessionnel que par l’enseignement public. Dans l’enseignement privé, les enfants sont encadrés, épaulés, éduqués - toutes fonctions que l’école de la République ne veut ou ne peut plus remplir.

Est-ce simplement affaire de circonstances ? Sans volonté de provoquer qui que ce soit, reconnaissons qu’il est temps d’ouvrir les yeux et de lever les tabous. Jusqu’à Vatican II, les femmes assistaient à la messe avec un voile sur la tête, dans une partie de la nef réservée aux femmes, et se recueillaient devant une Vierge elle-même couverte d’un voile. Et dans nos monastères féminins, les religieuses portent un voile souvent bien plus contraignant que le voile porté par les musulmanes pratiquantes.

Ce rappel historique ne justifie nullement le port du voile, et chacun se félicitera que l’émancipation de la femme fasse son oeuvre. Simplement, dans un pays qui a donné de grands leçons de laïcité depuis 1880 et a glorieusement attribué le droit de vote aux femmes en 1946, dans un pays qui a autorisé celles-ci à ouvrir un compte en banque en 1965 (!) c’est-à-dire en France, l’approche de l’Islam mériterait d’être nuancée et analysée avec une mémoire moins sélective.

Sur le fond, l’Islam est un élément incontournable des échanges culturels qui se sont noués autour du bassin méditerranéen, dont l’identité française ne peut s’affranchir. Sans les savants musulmans du Moyen-Âge, nous aurions oublié Platon et Aristote, et une grand part de notre propre culture. Les curieux se renseigneront sur l’arrivée des Normands en Sicile alors occupée par les Arabes pour mesurer la porosité forte des traditions culturelles autour de la Méditerranée. Encore ne s’agit-il que d’un exemple mineur, mais qui illustre de façon simple la proximité de l’Islam et du monde chrétien.

Pour aller plus loin, et à titre personnel, je ne m’en cache pas : si j’ai le choix entre un Islam attaché à des valeurs de rigueur et de dépassement de soi, à une forme de vertu liée à une conception ordonnée du monde et de l’univers, et une idéologie débraillée où tout n’est qu’argent et profit sans limite et sans valeurs, chaos et conflit des volontés égoïstes, je choisis le premier. Je suis assez convaincu que cette préférence prévaut dans une grande part de l’opinion française, de droite comme de gauche. Le rejet du bling-bling sarkozyen, comme l’exaspération de l’opinion face à la complaisance de la deuxième gauche vis-à-vis de l’argent me paraissent conforter singulièrement cette analyse.

Dès lors, il ne paraît pas absurde que la droite française mène son aggiornamento intérieur et prenne acte qu’après plusieurs décennies d’immigration pacifique dans son immense majorité, la communauté musulmane fait bel et bien partie de la communauté nationale, au même titre que les catholiques ou les juifs. Parce que l’Islam elle aussi est une région du Livre, et parce qu’elle est aussi est à la recherche d’un ordre transcendant qui donne sens à la réalité humaine.

Que l’on conteste telle ou telle manifestation de cette recherche est bien naturel et fait partie du dialogue que les institutions françaises doivent ouvrir avec l’une des communautés qu’elles régulent. Ce dialogue constructif suppose un examen en profondeur de la notion de laïcité telle qu’elle fut posée il y a cent sept ans. Le franchissement de ce cap est salutaire, mais douloureux. Il suppose de dépasser les quelques clichés factices colportés dans l’opinion. En contrepartie, la France tirera enfin profit des talents qu’elle étouffe et qu’elle irrite aujourd’hui dans ses banlieues.

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