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Vers l'implosion... La financiarisation de l'économie aura-t-elle la peau
de l'Occident ?
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Château de cartes

Venise impériale, Gênes, Hollande, Grande-Bretagne : toutes ces grandes puissances se sont fortifiées en développant leur secteur productif, avant de mettre ensuite l'accent sur le secteur financier... et de causer ainsi leur perte.

La crise boursière d ela fin des années 2000 et la récession mondiale qui a suivi ont mis en évidence le rôle grandissant de la finance dans l’économie mondiale. Les profits mirobolants des entreprises du CAC40, leur expansion rapide à l’étranger ont relancé le débat sur la financiarisation excessive de l’économie.

Pour certains analystes, le développement et la mondialisation de la sphère financière nuit gravement à la partie « réelle » de notre économie. C’est le cas de l’économiste Ozgur Orhangazi. Dans son livre "La financiarisation et l’économie américaine" (Financialization and the US Economy), le chercheur se penche sur les profondes transformations qui ont eu lieu au sein de l'économie américaine et de l'économie globale, et plus spécifiquement dans le domaine de la finance. « Les marchés et les transactions financières n'ont cessé de grandir en taille et en importance, tandis que la finance en général a acquis une position de plus en plus proéminente dans l'économie», remarque-t-il. 

Dans un article de 2006 intitulé "La financiarisation de l'économie américaine et ses effets sur l'accumulation de capital"  ("Financialization of the U.S. economy and its effects on capital accumulation: A theoretical and empirical investigation"), Orhangazi explore les origines et les conséquences de la dramatique augmentation des marchés financiers en taille et en importance dans l'économie américaine depuis la fin des années 1970. 

D’un point de vue général, la financiarisation de l’économie désigne une tendance croissante à faire appel aux marchés financiers pour financer l’économie réelle. Mais selon Vanity Fair, la financiarisation décrit deux processus reliés entre eux : une croissance disproportionnée du secteur financier dérégulé par rapport au reste de l'économie, et l'importance grandissante des activités financières avec un intérêt particulier pour les rendements financiers de la part des corporations industrielles et non-financières, souvent au détriment d'une réelle innovation et d'une réelle productivité.

Selon le spécialiste Charles McDaniel de l'Université Baylor, « financiarisation » est un terme dont la définition s’est développée sur des dizaines d’années, pour décrire le processus par lequel l’activité économique passe d’une production réelle à des formes toujours plus complexes de transactions financières.

Pour Özgür Orhangazi, la financiarisation constitue la grande plaie des économies, et ce depuis bien longtemps. Pour ce chercheur, il s'agit d'un des indicateurs du déclin du pouvoir hégémonique. Lorsqu'on étudie l'histoire des grands puissances passées, on se rend compte que la Venise impériale, Gênes, la Hollande, et la Grande-Bretagne ont toutes suivi ce même schéma. Tout commence par un âge d'or : le pouvoir se fortifie grâce au développement de l'appareil productif dans un système de capitalisme industriel. Puis, le secteur financier commence à tout envahir, et à cannibaliser le secteur productif en quête de rendements financiers. C'est ce processus qui mènerait inévitablement à l'affaiblissement et, ultimement, à l'effondrement des grandes puissances.

Selon l'économiste, "l'augmentation de l'investissement financier et des opportunités de profit financier évincent l'investissement réel en modifiant les préoccupations des managers d'entreprises et en détournant les fonds de l'investissement réel."

L'économiste note que "le taux d'accumulation du capital (c'est-à-dire l'investissement non-résidentiel net de la part des entreprises non-financières) a été relativement bas pendant l'ère de la financiarisation". Il explique ce regrettable état de fait par l'investissement accru dans les actifs financiers, qui serait la source de la stagnation de l'économie.

Mais les choses se compliquent lorsque l'on cherche à déterminer les causes de ce cannibalisme financier. Selon la célèbre thèse d'Alvin Hansen, dite "thèse de la stagnation", c'est précisément la stagnation financière qui est à l'origine de l'augmentation du secteur financier. La stagnation financière ne serait donc pas seulement une conséquence, mais bien une cause. Le raisonnement semble donc circulaire.

Atlantico a demandé son avis sur le sujet à Christian Stoffaës, économiste, président du Cercle des ingénieurs économistes.

Atlantico : Selon certains analystes, le développement et la mondialisation de la sphère financière nuisent gravement à la partie « réelle » de notre économie. Comment cette financiarisation s'est-elle développée ?

Christian Stoffaës : Les milieux économistes jouent un rôle non négligeable : bien entendu, ils ne font pas l'économie, mais ils créent la manière de la voir, le cadre de vision.

Quand j'ai commencé dans l'administration, il y a 40 ans, l'important était la planification. Les économistes étaient des économistes d'investissement, des grands noms comme le prix Nobel Maurice Allais, ou Marcel Boiteux... C'était une école de la planification et du calcul de l'investissement : la construction de centrales électriques, de barrages, des industries lourdes... Ensuite, il y a eu une période keynésienne, dans les années 1970. La mode était alors au pilotage de la conjoncture : la politique fiscale et budgétaire.

Depuis vingt ans, ce qui est à la mode, ce sont les marchés financiers, avec notamment l'axiome selon lequel les marchés financiers – les échanges de titres, la Bourse, etc.- sont efficients et indiquent les bons choix. La bonne politique serait donc de ne pas interférer avec eux, d'où la dérégulation financière. Cette dernière part du fait que toute intervention étatique sur les marchés est une distorsion économique, et donc qu'elle n'est pas bonne pour l'équilibre.

Il y a donc eu trois étapes : l'époque productiviste, l'époque keynésienne – qui correspondant aussi au pouvoir des syndicats, le keynésianisme est une politique de gauche – et l'époque des marchés financiers.

Et comme toujours, lorsque qu'il y a une pensée unique, elle s'implante partout. Les économistes ont donc une responsabilité dans la financiarisation. Pour simplifier, les économistes ont été achetés par les banquiers depuis 20 ans. J'ai d'ailleurs, en réaction à cela, participé à la création du Cercle des ingénieurs économistes, pour rétablir l'équilibre et réhabiliter l'économie réelle : les choix énergétiques, la régulation bancaire, la banque publique d'investissement.

Auparavant, les marchés financiers faisaient leur loi, ils étaient révérés comme les indicateurs des bons choix en politique économique. Ils sont maintenant assez discrédités dans l'opinion publique. Il y a donc un certain nombre de gouvernements qui commencent à prendre des mesures de régulation des banques, en France, aux Etats-Unis ou même au Royaume-Uni, qui est pourtant le pôle financier par excellence.

Aujourd'hui, les Etats-Unis et le Royaume-Uni, deux pôles financiers, vivent des difficultés structurelles, alors que les nations productives et industrielles comme l'Allemagne ou le Japon vont mieux. Cela nous renvoie un peu au déclin de l'empire des Habsbourg, celui de Venise ou celui de Gênes, encore plus frappant : Gênes, qui était une grande puissance commerciale, a été ruinée par la faillite de la banque de Saint Georges. C'est un exemple typique de la financiarisation. Et ça date du XVIIe siècle...

Selon vous, les gouvernements ont-ils pris la mesure du risque et commencent-ils à engager les réformes nécessaires ?

On est en train de changer d'époque. Tout cela ne se fera pas en six mois, ni même en trois ans : les cycles de pensée idéologique durent une génération, vingt ans. La financiarisation, chez les économistes, a commencé avec la révolution libérale et l'arrivée de Thatcher et Reagan au pouvoir, il y a trente ans, après que la politique keynésienne ait été discréditée, à cause de la stagflation des années 1970 et des chocs pétroliers. Les économistes keynésiens ont alors été remplacés par des économistes financiers.

Aujourd'hui, on est au début du tournant. Pas seulement en France, mais dans le monde entier.

Peut-on dire qu'il y a eu un cannibalisme des actifs financiers sur l'économie réelle ?

Un peu. Par exemple, la financiarisation a conduit à la bulle immobilière, aux subprimes, au surinvestissement immobilier en Espagne et en Irlande. Lorsqu'on investit dans l'immobilier, on n'investit pas dans l'industrie.

Y-a-t-il des exemples d'équilibre trouvé dans certains pays entre un niveau correct de financiarisation et un bon investissement dans l'économie réelle ?

C'est assez facile à faire. Regardez sur 10 ou 20 ans les performances comparées entre les pays. Il y en a qui ont une croissance forte et surtout des exportations, comme l'Allemagne, la Chine et le Japon ; et d'autres qui ne vont pas très bien : l'Europe du sud, qui n'a pas d'industrie, la France, les USA et l'Angleterre, qui ne vont pas bien non plus.

Cela tient à des facteurs profonds. Les pays ont des systèmes d'économie de marché qui se ressemblent, mais en même temps les mentalités, l'ardeur au travail, la formation des ingénieurs est différente partout. La Chine par exemple, a beaucoup d'ingénieurs. Ce qui est clair, c'est que les comparaisons internationales montrent des divergences importances.

Peut-on affirmer que la financiarisation aura la peau de l'économie occidentale ?

Non. Je crois qu'il y a un excès de financiarisation, mais que les correctifs sont en train d'être appliqués. Ce n'est pas fini, ça ne va pas se régler en 3 ans. Le tournant a commencé en 2008, lors du crash de Lehman Brothers. De même que le tournant précédent avait eu lieu en 1929, crise qui avait condamné un modèle économique, et l'avait remplacé par le modèle keynésien. On est en train de connaître quelque chose du même genre.

Il va donc falloir réinventer un modèle différent – il y aura bien sûr la globalisation, et sans doute aussi de la régulation, bancaire notamment, pour empêcher la spéculation. Car la crise, c'est la spéculation. On a vécu une crise spéculative dont la nature a été dissimulée, car on n'a pas compris au début que c'était une crise de spéculation. Il y avait tellement d'artifices avec ces modèles d'économie financière qu'on ne s'est pas rendu compte de la spéculation.

La financiarisation apparaît donc comme un colosse aux pieds d'argile. Qu'est-ce qui la fait s'effondrer ?

C'est la spéculation, qui consiste à s'endetter pour spéculer sur des actifs dont les cours montent. Au moment où ils arrêtent de monter, on doit rembourser ses dettes. C'est cela qui se passe en ce moment, de manière caricaturale.

Il y a là un côté cyclique. Si on fait une rétrospective des grandes crises de la dette, on voit qu'elle se contracte pendant les périodes de spéculation, et qu'ensuite il faut la payer pendant les périodes de récession.

Par Julie Mangematin et Morgan Bourven

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