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Procès Gbagbo : victoire d'étape pour l'ex président ivoirien
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Côte d'Ivoire

Depuis le 29 novembre dernier, Laurent Gbagbo a été remis à la Cour pénale internationale par les autorités ivoiriennes pour y être jugé. Ces derniers jours, la défense de l'ex président ivoirien a frappé fort. Déclaré « indigent », Laurent Gbagbo peut désormais contredire efficacement les accusations de « crimes économiques » et de « vol aggravé ».

Joseph  Bemba

Joseph Bemba

Joseph Bemba est juriste, consultant international et président-fondateur du centre de recherche "Droit et Francophonie" d’Île-de-France.

Directeur de la collection "Justice Internationale" des Editions L'Harmattan, il est notamment l'auteur de Côte d'Ivoire : quelques réflexions d'ordre juridique  (L'Harmattan, 2011).

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Les changements récents intervenus dans le procès Gbagbo devant la Cour pénale internationale appellent un décryptage, un état des lieux des nouveaux enjeux et des nouvelles perspectives qu’ils ouvrent pour la Défense et pour l’Accusation. En effet, trois pavés ont été jetés par Laurent Gbagbo et son équipe de Défense dans le camp du Procureur.

A la demande de ces derniers et malgré l’opposition acharnée de l’Accusation, la Cour pénale internationale a déclaré Laurent Gbagbo « indigent ». Cela signifie qu’il n’aurait pas assez d’argent pour se défendre et que ses dépenses judiciaires seront prises en charge par la Cour pénale internationale.

La Cour a également décidé que les enquêtes du Procureur sur la situation en Côte d’Ivoire devront désormais partir de 2002 et non plus de 2010 comme initialement prévu.

Enfin, comme le demandait la Défense de Gbagbo, la CPI a accepté de reporter la date de l’audience de confirmation des charges retenues contre Laurent Gbagbo, initialement prévue le 18 juin 2012, à la date du 13 août 2012, soit un report de près de deux mois. L’audience de confirmation des charges permettra aux juges de déterminer si les preuves rassemblées par l’Accusation contre l’ancien président ivoirien sont suffisamment solides pour la tenue d’un procès.

Ces bouleversements, qui donnent a priori l’avantage à Laurent Gbagbo, entraîneront nécessairement des changements ou des renforcements de stratégies pour le Procureur comme pour la Défense, ainsi que de nombreuses conséquences quant à la suite du procès et sans doute quelques surprises de part et d’autre. D’où l’intérêt de ces brèves observations menées dans un esprit constructif et neutre, mais partisan de la paix et de la réconciliation nationale en Côte d’Ivoire, en Ami de ce grand pays rassemblé.

Rappel des faits

Le 29 novembre 2011, en exécution d’un mandat d’arrêt délivré à son encontre, l’ancien président Laurent Gbagbo a été remis à la Cour pénale internationale par les autorités ivoiriennes et incarcéré à la prison de cette Cour pour y être jugé. Le Procureur de la Cour pénale internationale lui reproche d’avoir engagé sa responsabilité pénale individuelle, en tant que coauteur indirect au sens de l’article 25-3-a du Statut de la CPI, pour quatre chefs de crimes contre l’humanité à raison de meurtres, de viols et d’autres violences sexuelles, d’actes de persécution et d’autres actes inhumains, qui auraient été perpétrés, dans le contexte des violences postélectorales survenues sur le territoire de la Côte d’Ivoire entre le 16 décembre 2010 et le 12 avril 2011.  

La Cour a conclu qu’il y aurait des motifs raisonnables de croire qu’au lendemain des élections présidentielles en Côte d’Ivoire, les forces pro-Gbagbo auraient attaqué la population civile à Abidjan et dans l’ouest du pays à partir du 28 novembre 2010, prenant pour cible des civils qu’elles pensaient être des partisans du candidat de l’opposition. Il est allégué que ces attaques revêtaient un caractère généralisé et systématique, auraient été commises sur une longue période et dans une zone géographique vaste, et suivaient un mode opératoire général similaire. En outre, elles auraient souvent été dirigées contre des communautés ethniques ou religieuses spécifiques et auraient fait un grand nombre de victimes. Enfin, la Cour pénale internationale a conclu qu’il y aurait des motifs raisonnables de croire que Laurent Gbagbo et son entourage immédiat auraient convenu d’un plan et qu’ils auraient été conscients que la mise en œuvre de ce plan aboutirait à la commission des crimes allégués.



Que va-t-il se passer maintenant que les frais de justice de Gbagbo seront pris en charge par la Cour pénale internationale, que les enquêtes du Procureur sur la situation en Côte d’Ivoire partiront de 2002 et non plus de 2010 comme initialement prévu et que la date de l’audience de confirmation des charges initialement prévue le 18 juin 2012 a été reportée au 13 août 2012 ? Le procès Gbagbo a-t-il pris un tournant décisif ?

Une victoire d’étape pour Laurent Gbagbo

Jeter coup sur coup trois pavés dans le camp du Procureur constitue incontestablement une victoire pour Laurent Gbagbo et son équipe de Défense. Nul doute que Gbagbo mettra à profit le report de près de deux mois obtenu pour affiner sa stratégie de défense. Cette accalmie lui est salutaire. Elle lui permet de stopper, fût-ce momentanément, l’énorme pression qu’exerçait sur lui le Bureau du Procureur. La Défense de Gbagbo aura ainsi un temps supplémentaire précieux pour éplucher l’énorme masse de documents et autres pièces fournis aux juges par le Bureau du Procureur, aux fins d’y trouver des éléments de riposte à décharge. Elle  approfondira notamment l’examen des témoignages à charge qui comportent parfois une mine de contradictions et permettent de débusquer des faux grossiers ou des témoins « forgés » ou « fabriqués », dans la perspective de l’interrogatoire et du contre-interrogatoire des témoins à charge et à décharge. L’examen des témoignages revêt une importance cruciale pour la manifestation de la vérité.

Le temps supplémentaire obtenu permettra également à la Défense de Gbagbo d’étudier plus précisément les responsabilités dans les crimes commis en Côte d’Ivoire entre 2002 et 2010. En effet, le 22 février 2012, faisant droit à une demande de la Défense, la Chambre préliminaire III de la CPI a décidé d’élargir son autorisation d’enquêter sur la situation en Côte d’Ivoire pour inclure les crimes relevant de la compétence de la Cour qui auraient été commis entre le 19 septembre 2002 et le 28 septembre 2010, période au cours de laquelle la Côte d’Ivoire traversait une crise née en 2002 avec la tentative de coup d’Etat contre l’ancien président Gbagbo. La Chambre a considéré que tous les événements violents survenus en Côte d’Ivoire pendant cette période, de même que ceux qui auraient eu lieu depuis le 28 novembre 2010, doivent être traités comme une seule situation. Elle a conclu qu’il y a une base raisonnable de croire que des crimes de meurtres et de viols, qui pourraient constituer des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité, auraient été commis au cours de ces événements. Or, il est généralement allégué et admis que de hauts responsables du pouvoir en place sont présumés avoir quelques responsabilités dans la commission de ces crimes. La Défense de Gbagbo ne devrait pas manquer d’exploiter cet argument à fond.

Quant au fait que les frais judiciaires de Gbagbo seront pris en charge par la Cour et qu’il soit considéré comme « indigent », cela vient contredire les accusations de « crimes économiques », de « vol aggravé, atteinte à l’économie nationale, détournement de deniers publics, pillage » portées à son encontre par la justice ivoirienne.

Mais cette victoire incontestable de Gbagbo, utile pour la suite du procès, devrait être considérée comme une victoire d’étape, car le chemin à parcourir reste long et le Procureur ne se laissera pas ainsi faire.

La probable riposte du Procureur

Le report de l’audience de confirmation des charges n’est pas nécessairement une mauvaise nouvelle pour le Procureur. Celui-ci devrait également mettre à profit ce supplément de temps pour préparer la riposte. Il affinera probablement sa « stratégie de déstabilisation » de la Défense, en augmentant, par exemple, le volume de témoignages et autres pièces à charge versés au dossier, ceci afin rendre la tâche encore plus difficile pour la Défense. Il se rapprochera sans doute davantage qu’il n’est supposé le faire aujourd’hui du régime d’Abidjan pour obtenir encore plus d’éléments à charge contre Gbagbo. Il utilisera fortement l’ensemble des moyens notamment matériels, humains et financiers à sa disposition pour essayer de reprendre la main.

N’oublions pas que le Bureau du Procureur est une grosse machine, très puissante, qui a les moyens d’écraser tout ou presque tout sur son passage. Mais cette machine, heureusement, est censée fonctionner conformément au droit et notamment, au moins théoriquement, dans le respect des droits de la Défense.

Il est probable que le Procureur trouvera à dire ou à faire à l’audience de confirmation des charges du 13 août 2012 et éventuellement à la suite de cette audience. Souvenons-nous de l’affaire Le Procureur c/ Jean-Bosco Barayagwiza devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (Affaire n° ICTR-97-19-AR72, Arrêt du 3 novembre 1999 et Le Procureur c/ Jean-Bosco Barayagwiza, Affaire n° ICTR-97-19-AR72, Arrêt (Demande du Procureur en révision ou réexamen) du 31 mars 2000). L’arrêt de la Chambre d’appel du TPIR du 3 novembre 1999 avait ordonné l’abandon des poursuites et la mise en liberté de l’accusé Barayagwiza en raison de la violation de certains de ses droits, ce qui avait quasiment créé une crise diplomatique entre la CPI et les autorités du Rwanda hostiles à cette libération.

Mais le Bureau du Procureur avait réussi à relever le défi en obtenant de la Cour le réexamen et la révision de cette décision par l’arrêt de la Chambre d’appel du 31 mars 2000. Il pourrait réitérer cet exploit dans le procès Gbagbo, si le cas s’y présente.

En droit, l’arrêt de principe du 3 novembre 1999 consacrait la théorie de l’abus de procédure, reprise par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie dans l’affaire Nikolic (Le Procureur c/ Dragan Nikolic, affaire n° IT-94-2-AR73, Décision relative à l’appel interlocutoire concernant la légalité de l’arrestation, 5 juin 2003), puis par la CPI, pour la première fois, dans une décision d’appel du 14 décembre 2006, dans le cadre de l’affaire Lubanga (Le Procureur c/ Thomas Lubanga Dyilo, affaire n° ICC-01/04-01/06-772-tFR., Arrêt relatif à l’appel interjeté par Thomas Lubanga Dyilo contre la décision du 3 octobre 2006 relative à l’exception d’incompétence de la Cour soulevée par la Défense en vertu de l’article 19-2-a du Statut, 14 décembre 2006).

La théorie jurisprudentielle de l’abus de procédure, qui pourrait être utilisée par la Défense de Gbagbo, vise à empêcher les atteintes aux principes fondamentaux de la justice. Elle est une stratégie, un moyen de protéger l’individu contre les violations de ses droits fondamentaux et de garantir un procès équitable et rapide. L’abus de procédure résulte de l’usage irrégulier d’une procédure elle-même régulièrement établie.

Changement ou renforcement des stratégies ?

Peut-on dire que les évolutions récentes intervenues dans le procès Gbagbo ont changé ou vont changer fondamentalement la stratégie de la Défense et celle de l’Accusation pour la suite du procès ?  Il semblerait que non. Leurs stratégies respectives devraient au contraire se renforcer et s’adapter aux circonstances. Pour la CPI, la stratégie offensive du Procureur Louis Moreno-Ocampo devrait être poursuivie, sans doute avec plus de vigueur, par son successeur  Fatou Bensouda. Chaque partie ne devrait rien négliger, à toutes les étapes de la procédure, pour bâtir une stratégie victorieuse. C’est dans ce cadre que l’on peut situer, même si cela a été jugé parfois tardif ou incohérent, la requête en incompétence de la Cour, la demande de mise en liberté provisoire de Gbagbo présentée par sa Défense, la demande de report de l’audience de confirmation des charges et, plus généralement, la contre-offensive de l’équipe Gbagbo.

Dans les stratégies des deux parties, il devrait y avoir quelques constantes. Par exemple, le Procureur devrait continuer à marteler les charges pesant sur Gbagbo ; s’appuyer sur les nombreux témoignages et autres pièces à charge à sa disposition ; soutenir que Gbagbo serait le principal responsable des violences survenues en Côte d’Ivoire en ayant refusé de céder le pouvoir après sa défaite à l’élection présidentielle. Le Procureur devrait, malgré les difficultés éprouvées sur ce point, continuer à faire valoir l’argument selon lequel Laurent Gbagbo et son entourage immédiat auraient convenu d’un plan et qu’ils auraient été conscients que la mise en œuvre de ce plan aboutirait à la commission des crimes allégués, etc.

Quant à la Défense de Gbagbo, elle devrait s’appuyer sur les trois pavés ici analysés pour lancer sa contre-offensive et essayer de transformer l’essai. Elle devrait marteler notamment que Laurent Gbagbo aurait en réalité gagné l’élection présidentielle d’où son refus de céder le pouvoir ; que les conditions de son arrestation, de sa détention en Côte d’Ivoire et de sa remise à la CPI seraient illégales et empreintes de violations de ses droits humains ; qu’il serait victime d’un abus de procédure et d’un procès inéquitable ; qu’en aucun cas, lui et son entourage immédiat n’auraient convenu d’un plan et qu’ils n’auraient été conscients que la mise en œuvre de ce plan aboutirait à la commission des crimes allégués ; que le camp pro-Ouattara a également commis de nombreuses violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire, comme le démontre les conclusions du rapport de la Commission d’enquête internationale indépendante de l’ONU sur la Côte d’Ivoire, daté du 8 juin 2011 et présenté devant le Conseil des droits de l’homme le 15 juin 2011, etc. 

La question susceptible d’être posée est celle de savoir si l’élection de François Hollande à la présidence de la République peut être bénéfique pour Laurent Gbagbo et influer sur son procès. Nul ne saurait y répondre, même s’il peut y avoir des pressions politiques dans ce procès « politique ». Ces choses-là sont difficilement saisissables et démontrables.

Les deux parties semblent être préparées à affronter toutes les étapes de la procédure, qu’il s’agisse de l’audience de confirmation des charges ou du procès au fond, sans faire d’impasse. Il est tout à fait possible que Gbagbo obtienne un abandon des charges retenues contre lui et sa libération lors de l’audience de confirmation des charges. Il pourrait aussi être acquitté ou condamné au fond. Le Procureur ne l’entendra pas de cette oreille dans les deux premiers cas. Cela promet un procès tendu et sans doute quelques surprises. 

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