Aux origines de la mythification de la notion de peuple : la fiction d’un sujet historique collectif <!-- --> | Atlantico.fr
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Grèce antique démocratie peuple
Grèce antique démocratie peuple
©Discurso funebre pericles / DR / Philipp von Foltz via Wikimédia Commons

Bonnes feuilles

Frédéric Schiffter publie "Contre le peuple" aux éditions Séguier. Une idole affole le monde politique : le Peuple. Tous les partis et leurs leaders se coiffent de cette idole. Vide de contenu, la notion de peuple permet à n'importe quelle foule de s'en prétendre l'incarnation. Extrait 1/2.

Frédéric  Schiffter

Frédéric Schiffter

Frédéric Schiffter est philosophe.
Il est l'auteur de Philosophie sentimentale (Flammarion, 2010).

 

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Les Grecs de l’Antiquité usaient de quatre termes pour parler du « peuple ». L’ethnos  renvoyait à l’origine, à la langue, aux coutumes communes d’un groupe  humain ; le laos englobait les gens circulant dans les rues, occupant les gradins d’un amphithéâtre, se pressant au marché, etc. ; l’ocklos indiquait la foule en effervescence ; le démos définissait la somme d’individus ayant le même droit de cité. Au temps de la démocratie d’Athènes du Ve  siècle avant J.-C., le démos constituait un faible pourcentage de la population citadine – du laos. Ni les femmes, ni, bien sûr, les esclaves, n’en faisaient partie. Quant au statut civil des « métèques », à savoir les étrangers, fussent-ils des Grecs venant d’autres contrées ou d’autres cités, il se limitait à des emplois de professeurs, d’avocats, de conseillers de magistrats. Protagoras, Gorgias, Hippias, d’autres grandes figures du siècle d’or de la cité-État, appelées sophistes, n’en étaient pas les citoyens. Le pouvoir n’était réservé qu’à une minorité d’hommes libres, riches ou pauvres, possesseurs ou non d’esclaves, athéniens de souche.

4 – Natif d’Athènes, de basse extraction, Socrate fut traîné en justice pour hérésie et perversion de la jeunesse par un tribunal issu du démos. La première démocratie de l’histoire a accouché de la philosophie, elle l’a aussi condamnée à mort.

5 –  Quand des gouvernants, des dirigeants de partis politiques, ou des intellectuels, se recommandent du peuple avec des trémolos, se réfèrent-ils à l’ethnos, au laos, à l’ocklos, au démos ? Ils se gardent bien de le préciser, glissant, sciemment ou non, d’un sens à l’autre. Sous le nom de « peuple » les conventionnels de 1789 regroupaient tous les Français, riches bourgeois, rentiers, artisans, gens de petits métiers, paysans, etc., qui ne faisaient pas partie des ordres déchus de la noblesse et du clergé – et qui, fusionnant dans cette unité idéalisée, accédaient au statut transcendant de nation. Dans le courant XIXe  siècle, Savigny et Fichte reprirent à Herder la chimère du Volksgeist. Puis, en Europe, sous la plume de quelques nationalistes exaltés, les termes de « race » et de « peuple » devinrent équivalents. On franchit un pas dans l’essentialisation quand on se mit à évoquer, comme pour alimenter un dictionnaire des idées reçues, les caractéristiques propres de l’Allemand – discipliné –, de l’Anglais – sournois –, du Français – rebelle –, etc. C’est à la même époque, à la faveur de la propagation de la conception ethnique du peuple, que l’antisémitisme progressa dans toutes les sphères de la population, des plus hautes aux plus basses, comme dans tous les partis politiques, des royalistes aux anarchistes. Le capitaine Dreyfus, le Juif, l’anti-France dissimulée sous l’uniforme, fut condamné et déchu de son grade au nom du peuple français. Au XXe  siècle, le bolchevisme, le fascisme, le nazisme, hissèrent plus haut que jamais l’oriflamme du peuple héroïque. Quelle que soit l’acception que démocrates, libertaires, totalitaires, identitaires, donnent au mot « peuple », tous désignent par là la fiction d’un sujet historique collectif pensant et voulant auquel ils prêtent une majuscule afin de lui conférer une consistance ontologique.

6 – Dans une conférence donnée en Sorbonne en mars 1882, Ernest Renan explique qu’il n’y a pas de peuple sans croyance à la nation et qu’il n’y a pas de croyance à la nation sans une mythification de l’histoire. « L’oubli », voire « l’erreur historique » sont nécessaires à la création d’une nation, dit-il, car le travail de l’historien présente l’inconvénient de mettre en lumière « les faits de violence qui se sont passés à l’origine de toutes les formations politiques » –  c’est-à-dire les États. Pour se faire accepter en tant qu’idée suprême unificatrice et, en même temps, se faire passer pour une réalité, la nation suppose que « tous les individus aient beaucoup de choses en commun et aussi que tous aient oublié bien des choses ». Le sentiment national du peuple repose sur un culte d’ancêtres immémoriaux fondateurs de son origine, le récit d’un « passé glorieux » où figurent de « grands personnages » auteurs et acteurs magnifiés d’une histoire commune –  on songe au Gaulois Vercingétorix, au Franc Clovis, à la Lorraine Jeanne d’Arc, etc. – et où, aussi, sont évoquées de « grandes souffrances » partagées dont on ravive les souvenirs. « Le chant spartiate : “Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes” est dans sa simplicité l’hymne abrégé de toute patrie. » Renan légitime presque une damnatio memoriae historiographique en vertu de laquelle un ministère de la légende dorée aurait le droit d’effacer des documents, des monuments et des archives, les noms de chefs, d’empereurs, de rois, protagonistes d’une légende jugée noire. Ainsi mystifiés, les citoyens –  enclins naturellement, il est vrai, à une mythomanie collective aggravée d’une inculture historique –, se percevraient comme une « grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur » dotée d’une « conscience morale », mue par la « volonté commune […] de faire ensemble de grandes choses ». C’est fort de la leçon que le général de Gaulle finira par imposer à la France d’après-guerre, afin qu’elle se reconstruise dans l’unité, la fable d’un peuple entier engagé dans la Résistance. À la foule des Parisiens du 26 août 1944 qui l’acclame sur le parvis de Notre-Dame, il parvient à faire oublier grâce à une envolée à la Renan, que, six mois plus tôt, jour pour jour, en ce même lieu, elle criait : « Vive Pétain ! »

7 – « Grands personnages », « grandes choses », « grandes souffrances »… Clément Rosset nomme grandiloquence un procédé rhétorique qui consiste à amplifier une réalité sans allure, sans qualité, sans intérêt, afin d’en brouiller la perception. L’orateur ou l’auteur grandiloquent n’a que des « grands mots » à la bouche ou sous la plume car il sait qu’ils exercent toujours un effet hypnotique sur les esprits sans esprit. N’importe quel meneur de masse sachant tourner ses phrases à la manière d’un prédicateur, un de Gaulle nain ou un Jaurès d’opérette, élèvera des idées creuses au rang de valeurs solennelles, escamotant ainsi la trivialité de sa pensée politique et l’ardeur de ses ambitions personnelles. En grandissant son verbe, il pourra, dit Rosset, « espérer se forger un destin et se figurer une importance ».

8 – Conjointement à l’idée mythifiée du peuple telle que la concevait et la souhaitait Renan, la vision qui s’imposa durablement dans ce qu’on appelle la « conscience collective » est celle, non moins grandiloquente, de Jules Michelet. Grâce à cette boursouflure langagière limitée à un mot, mais où le lyrisme se mêle à l’enthousiasme, l’historien a produit un mirage réaliste. De son propre aveu, « le peuple en sa plus haute idée » demeure introuvable. « Quand je l’observe ici ou là, c’est telle classe, telle forme partielle du peuple, altérée et éphémère », confesse-t-il. Mais qu’importe au grandiloquent l’objet concret de son propos, souligne Rosset, car, ce qui compte, « c’est ce qu’il en dit ». Indifférent au fait que les diverses classes sociales qui peuplent le territoire français ne composent pas un peuple –  jugeant même les ouvriers trop soumis à la machine pour leur reconnaître la « sagesse » des paysans et des artisans –, Michelet ne s’en tient qu’à la glorification d’une masse, aux contours flous, qui endure le labeur sans compter sa peine, et qui, en cela, se montre digne d’admiration et de compassion. « J’ai fait parler dans ce livre ceux qui n’en sont pas même à savoir s’ils ont un droit au monde. Tous ceux-là qui gémissent ou souffrent en silence, tout ce qui aspire et monte à la vie, c’est mon peuple… C’est le peuple. » Pour remporter l’écoute et l’adhésion, la grandiloquence mise sur l’affectivité. Tantôt l’amour, tantôt la haine. Chez Michelet, c’est l’amour : « Venez, les travailleurs. Nous [les clercs] vous ouvrons les bras. Rapportez-nous une chaleur nouvelle ; que le monde, que la vie, que la science, recommencent encore. » Le Peuple pourrait avoir comme sous-titre Le Pour’Un.

Extrait du livre de Frédéric Schiffter, "Contre le peuple", publié aux éditions Séguier

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