Pascal Bruckner : "Emmanuel Macron accompagne l’ère du rétrécissement de l’homme"<!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Macron 11 novembre résilience Armistice général de Gaulle Maurice Genevoix
Emmanuel Macron 11 novembre résilience Armistice général de Gaulle Maurice Genevoix
©YOAN VALAT / POOL / AFP

Résilience

Lors des commémorations du cinquantième anniversaire de la mort du Général de Gaulle, de l'anniversaire de l’Armistice de 1918 et de la panthéonisation de Maurice Genevoix ce 11 novembre, Emmanuel Macron a invoqué l’esprit de résilience. Sommes-nous passés d’une mythologie de la résistance à celle de la résilience ?

Pascal Bruckner

Pascal Bruckner

Pascal Bruckner est un romancier et essayiste. Il est l’auteur, entre autres, de La tentation de l’innocence (prix Médicis de l’essai, 1995), Les voleurs de beauté (prix Renaudot, 1997), Misère de la prospérité (prix du Meilleur livre d’économie, prix Aujourd’hui, 2002), Le fanatisme de l’Apocalypse (prix Risques, 2011) et Un bon fils. Son œuvre est traduite dans une trentaine de pays.

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Ulysse Manhes

Ulysse Manhes

Ulysse Manhes est journaliste.

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Ulysse Manhes : Cher Pascal Bruckner, la résilience est l’esprit de reconstruction ou de rebond : l’art de faire d’un échec une force, « l’art de naviguer entre les torrents » (B. Cyrulnik). Le concept de « résilience » est subitement revenu sur la scène publique ce lundi 9 novembre, lors de la commémoration du cinquantième anniversaire de la mort du Général de Gaulle, puis ce mercredi 11 novembre, anniversaire de l’Armistice de 1918. Le Président Macron invoque donc, à ces occasions, l’esprit de résilience. Ne serions-nous pas passés d’une mythologie de la résistance à celle de la résilience ?

Pascal Bruckner : Ce qui est étonnant, c’est qu’on a l’impression que le Président invente le vocabulaire : le mot « résilience » est devenu un mot royal depuis qu’il est passé par sa bouche.

A l’origine, c’est un mot américain qui désigne la capacité d’encaisser un choc. Boris Cyrulnik l’a importé en France en le définissant comme l’art de survivre aux grands traumatismes (névroses post-traumatiques des blessés de guerre, des survivants des catastrophes…). Mais pourquoi Emmanuel Macron l’a-t-il utilisé ? Pourquoi pas la résistance ? La résistance a une dimension héroïque car elle est résistance à l’ennemi. La résilience au contraire donne lieu à des récits de survivants. Chacun raconte comment il a vaincu sa maladie, son traumatisme, la brutalité familiale, c’est un peu le complexe de Poil de Carotte. Maintenant, il n’y a plus de héros, que des survivants.

Voir le rapport au monde comme un acte de résilience, n’est-ce pas voir l’être humain ou, au moins, les sociétés occidentales comme des victimes définitives d’elles-mêmes ? Cette vision défaitiste, voire péjorative de l’homme moderne, vous paraît-elle partagée par tous ?

La réponse est dans la question : nous ne sommes plus tellement un peuple actif engagé dans un combat pour l’avenir. On donne l’impression d’être un peuple souffrant, fragile qui fait bloc comme une légion romaine ou comme des fourmis qui se regroupent quand il y a un danger et qui attendent que ça passe. N’étant plus maîtres ni du présent ni de l’avenir, il faut faire preuve d’endurance… il faut faire les stoïciens : la patientia, la capacité de supporter ce qui ne dépend pas de nous. « Supporte et abstiens-toi ».

En revanche, les stoïciens avaient aussi un côté actif, c’était la premeditatio : l’anticipation du mal. Ils dormaient sur des paillasses au sol, se mettaient nus dans le froid ou dans des cours d’eau glacés pour vaincre la souffrance en s’y préparant. Il y avait au moins quelque chose de combatif.

La résilience, c’est être comme une barre de fer qui endure une chaleur extrême en espérant qu’elle ne va pas casser. Il y a là une forme de condition amoindrie. On veut diminuer la surface d’exposition au malheur. C’est utile, mais peu courageux.

En Panthéonisant Maurice Genevoix, un grand écrivain français témoin de la Première guerre mondiale et de l’engagement des Poilus, Emmanuel Macron célèbre symboliquement certaines valeurs bien identifiables : le courage, le dévouement à la patrie, la sublimation de soi par l’abnégation, et la place essentielle de la littérature dans notre histoire. N’y voyez-vous pas, précisément, des valeurs sinon opposées, du moins bien éloignées du sentiment de résilience ?

C’est assez vrai. J’écoutais ce matin à la radio une émission sur Genevoix. J’ai pensé : Genevoix, c’est la camaraderie au combat, le dégoût de la boucherie et une dimension écologique par l’amour des bêtes. Il a assimilé le regard bleu de la perdrix qui s’éteint lorsqu’elle est tuée par la balle d’un chasseur, et celui d’un jeune soldat mort au combat.

Nous sommes en plein dans le « en même temps » macronien. Macron fait allégeance aux valeurs d’hier, l’héroïsme, et aux valeurs contemporaines. Il est à la fois archaïque et opportuniste.

Et ce qui est opportuniste aujourd’hui, c’est la transformation de la victime en héros. Quand le héros est victime, il est « victime de son héroïsme », comme le disait la fameuse plaque pour Arnaud Beltrame : au lieu d’être propulsé et augmenté par son héroïsme, il en est la victime… on rabaisse le héros au rang de victime involontaire. Ce renversement est stupéfiant.

C’est le grand rétrécissement de l’homme : le souci de la faiblesse, l’éloge du care, de la vulnérabilité… L’être humain, dès lors qu’il sort de sa condition vulnérable, est frappé par sa propre démesure. Toute tentative de se hausser au-dessus de la condition moyenne est désormais regardée d’un bien mauvais œil. Et les victimes, les écrasés, les laissés pour compte, les « racisés », les femmes, les minorités, se prévalent tous de la même narration, à la conjonction de deux mythologies : la mythologie de la Shoah (souvenez-vous qu’un journaliste avait comparé Adèle Haenel à Primo Lévi…) et la mythologie christique, qui légitiment et glorifient la figure éternelle de la victime.  

Propos recueillis par Ulysse Manhes

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