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Malika Sorel : "Emmanuel Macron commet une grave erreur dans sa stratégie face à l’islamisme"
©ERIC GAILLARD / POOL / AFP

Lutte contre le séparatisme

Alors que les tensions sont vives entre la France et la Turquie, Emmanuel Macron poursuit la lutte contre le séparatisme et a défendu le droit à la caricature. Le président de la République devrait-il faire évoluer sa communication et sa réaction face à l'attitude de Recep Tayyip Erdogan ? La stratégie de la tension est-elle une solution viable ?

Malika Sorel

Malika Sorel est Ancien membre du Haut Conseil à l’intégration. Auteur de "Les Dindons de la Farce" (Albin Michel, février 2022) et "Décomposition française" (Fayard, 2015) qui a reçu le prix « Honneur et Patrie » de la Société des Membres de la Légion d’Honneur.

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Atlantico.fr : Dans un entretien sur France info au sujet des propos tenus à l'encontre du Président Macron par Recep Tayyip Erdogan, Hakim El Karoui conseille à Emmanuel Macron d'adopter une stratégie de la tension. Pour Hakim El Karoui : "Erdogan a désigné Macron comme son ennemi, il est obligé de répondre (...) Avec cette stratégie de la tension, il faut répondre par la tension." dit Hakim El Karoui. Conseilleriez-vous la même chose au Président Macron ?

Malika Sorel : Cette stratégie de la tension laisse de côté les véritables causes de notre vulnérabilité. Comment en est-on arrivé au fait de craindre qu’un étranger puisse exercer une influence sur notre territoire, avec, à la clé, l’éventualité de répercussions directes et de proximité ? C’est là la question, et c’est sur ce registre que la stratégie de la riposte doit être conduite. Je renvoie ici le lecteur à la distinction que j’établis entre insertion, intégration et assimilation. Dans « Décomposition française », je passe aussi en revue la liste des erreurs politiques qui ont été commises depuis le début des années quatre-vingt dix. Des erreurs qui se sont perpétuées au fil du temps et qui, malheureusement, s’accentuent à présent.

Instaurer un « duel » avec Recep Tayyip Erdogan, c'est participer à instituer le Président turc, aux yeux et dans l'esprit de la rue du monde musulman, comme un guide potentiel. Il faut savoir que depuis toujours, le monde musulman vit dans la nostalgie de l’apogée de sa puissance incarnée par un monde unifié, un empire, un califat, sur lequel ont régné une succession de califes et de sultans. Et cet âge d'or, dans l'esprit de la sphère civilisationnelle islamique, coïncide avec une époque où l'islam rayonnait aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur. À l'intérieur de la cité, cela se traduisait par le respect, au quotidien, et depuis les premières lueurs de l'aube jusqu'au coucher du soleil, des commandements divins qui régissent les comportements des êtres jusqu'au moindre détail. Partout a persisté l'idée que la restauration de la grandeur et de la puissance passe par un retour aux sources de l'islam, à l'islam des racines, celui du début. Cette conviction se transmet au travers de l'éducation. La famille, et également l’école pour ce qui est des pays musulmans, assument ce rôle de transmission comme j'ai pu l'observer lors de mes quinze années passées en Algérie. Il faut comprendre que la puissance perdue a créé souffrances et frustrations qui se transmettent de génération en génération. C'est pourquoi chaque personnalité identifiée comme pouvant reprendre le flambeau de la restauration d'un empire ou d’un califat peut soulever la ferveur des foules. Le Président Erdogan coche plusieurs cases. Il prône la restauration d’une pratique du culte conforme à l’islam des origines qui est aussi l’objectif des Frères musulmans et des Salafistes. Les noms diffèrent pour un même objectif. Ils se distinguent simplement par leur stratégie d’atteinte de cet objectif. En août 2013, RFI avait noté « le soutien indéfectible d’Erdogan aux Frères musulmans égyptiens. » Recep Tayyip Erdogan appartient aussi à une région qui est le berceau de l’empire Ottoman. En raison de cela, bien que non arabe, il peut incarner le nouveau grand chef. Bien sûr, il sera toujours confronté à une compétition avec d’autres dirigeants arabes qui tenteront de lui barrer la route, mais il faut distinguer les dirigeants de leurs peuples. En Algérie et dans bien d’autres rues arabes sunnites, le retour de l’imam Khomeiny, bien que chiite, avait été vivement salué ; une espérance, l’espoir d’une grandeur passée restaurée.

Êtes-vous favorable au fait que les caricatures soient montrées à tous les élèves pour participer à défendre la liberté d’expression ?

Malika Sorel : J’établis une différence entre l’enseignant Samuel Paty qui, dans un geste spontané, s’est appuyé sur des caricatures pour évoquer notre liberté d’expression, et le fait que consigne soit donnée à l’Éducation nationale de les montrer dans toutes les classes. Les enfants sont des êtres en construction et selon leurs âges et leur vécu, ils ne disposent pas tous encore de la maturité nécessaire pour savoir prendre du recul. Il y a aussi « le poids des mots et le choc des photos », selon la formule consacrée. À présent que la décision a été prise de les montrer, il faudra les utiliser pour mettre en exergue la monstruosité de ce meurtre sur le mode de la Une de Charlie hebdo « Tout ça pour ça », et aussi les accompagner de caricatures d’autres religions pour faire réfléchir au fait que les croyants des autres religions, même s’ils se trouvent heurtés dans leurs croyances, l’expriment par le verbe et de manière posée, et ainsi les aider à apprendre à prendre du recul.

Pensons aux temps à venir. Pour créer les conditions nécessaires pour transmettre savoir et connaissances, j’ai toujours dit et écrit qu’il était indispensable que l’école soit de nouveau sanctuarisée, et que les élèves y soient le plus possible protégés du tumulte du monde (j’y inclus les sorties scolaires). D’ailleurs, je suis résolument opposée à l’enseignement du fait religieux à l’école. En la matière, le contenu des programmes d’histoire est parfaitement suffisant. Enseigner le fait religieux dans un cours dédié fait aussitôt quitter, à une partie des élèves, leur statut d’élèves pour endosser celui de croyants. Se sentant juges ou avocats selon le thème abordé, ces derniers peuvent se trouver placés dans des situations affectives et morales difficiles à gérer car otages de conflits d’allégeance, avec des retombées potentielles sur le climat scolaire.

Si l’on souhaite véritablement protéger la liberté d’expression, la mesure la plus efficace à prendre est de rendre systématiquement non recevables les dépôts de plaintes qui ont pour but d’empêcher que certains sujets ne soient versés au débat public, ce qui a conduit à ce que l’auto-censure règne en maître. En dehors d’appels à s’attaquer de manière physique aux personnes ou à des biens matériels – et dans ce cas là, l’anonymat doit pouvoir être levé –, aucune limitation de la liberté d’expression ne doit exister. Le débat aide le public à passer d’une opinion à une connaissance établie, étayée.

Qu’avez-vous pensé du discours du Président de la République sur le séparatisme ?

Malika Sorel : Dans son discours, Emmanuel Macron annonce qu'il va confier l'organisation de l'islam en France au CFCM et à l'AMIF. Le Président parle aussi d'organiser le financement du culte, en violation flagrante de la loi de 1905. Il annonce également l’intensification de l’enseignement de la langue arabe. Concernant la langue arabe, et puisque l’on parle, suite à l’assassinat de Samuel Paty, de la liberté d’expression et de la nécessité que l’école réussisse à cultiver l’esprit critique chez les élèves, je citerai ici les propos de Tahar Ben Jelloun qui rappelait que le ministère de l’Intérieur marocain, au début des années 1970, avait décidé « d’arabiser la philosophie dans l’esprit et le but d’empêcher que les Marocains apprennent à penser, à douter et à réfléchir. » (Empreintes, France 5, février 2010)

Il faut noter au passage que les musulmans, en France, n’ont jamais demandé à ce qu’on les communautarise, qu’on institutionalise une communauté de croyants, c'est à dire une "Oumma". Il existe une forme de schizophrérie qui consiste à vouloir les instituer en communauté et, en même temps, leur faire un procès en communautarisme. De même, on leur demande de s’émanciper, de devenir des êtres autonomes dotés d’un esprit critique et, en même temps, aussitôt que se produit un attentat, de réagir au nom d’une communauté à laquelle il sont assignés et renvoyés dans un réflexe automatique – présupposé qui se fait dans un non-respect intégral des choix individuels.

Plusieurs revues ont récemment publié des articles troublants, et même inquiétants, sur les associations auxquelles le Président Macron entend confier l’organisation de l’islam en France. C’est le cas de Valeurs actuelles (22 octobre 2020). Marianne avait fait de même (18 octobre 2019) ainsi que la Revue des deux Mondes (novembre 2019). Les contenus de ces dossiers doivent être versés au débat public. De même que l’analyse de Boualem Sansal (lauréat du prix Édouard Glissant) à propos du projet présenté par Hakim El Karoui sous l’égide de l’Institut Montaigne : « Quand j’ai lu ça, je suis tombé à la renverse, j’ai compris que le plan était un programme d’arabisation et d’islamisation des plus sévères, il ne laissait aucune possibilité de faire machine arrière en cas de regret. Il ressemblait comme deux gouttes d’eau au plan d’arabisation et d’islamisation que le pouvoir algérien a mise en œuvre en Algérie au début des années 80 sous la pression de l’Arabie saoudite et qui allait en peu de temps faire de nous des perroquets wahhabites salafistes. » (Fondation Varenne, 13 décembre 2016). Chacun sait la tragédie que l’Algérie a traversé. Quant à l‘imam de Nîmes Hocine Drouiche, voici ce qu’il en dit : « Le CFCM devient un obstacle à l’Islam de France (...) L’État lui a accordé trop d’importance. De plus, des forces étrangères le composent telles que les Frères musulmans d’Egypte, la diaspora turque et les Marocains en France. »

Le président de la République a peut-être ses raisons qui le poussent à organiser l’islam en France tel qu’il l’envisage. Mais le sujet est bien trop lourd de conséquences pour la France pour qu’il puisse, en l’absence d’une opposition politique audible, s’affranchir d’une justification de ses choix devant les Français. 

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