Stratégie de la tension ? Ce piège dans lequel Erdogan tente d’entraîner la France pour s’imposer comme le nouveau sultan aux yeux du monde musulman<!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Macron Recep Tayyip Erdogan France Turquie
Emmanuel Macron Recep Tayyip Erdogan France Turquie
©Adem ALTAN

Paris - Ankara

Le président turc Recep Tayyip Erdogan a multiplié les critiques contre la France et Emmanuel Macron suite au discours du chef de l'Etat français sur le droit à la caricature lors de l'hommage à Samuel Paty. L'engrenage d’une escalade est-il en place ? Est-ce un piège tendu par Erdogan ?

Gérard Chaliand

Gérard Chaliand

Gérard Chaliand, spécialiste des conflits internationaux particulièrement engagé aux côtés de la communauté kurde, est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages de géopolitique parmi lesquels Vers un nouvel ordre du monde (avec Michel Jan, Points Essais, n° 746).

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Bahar Kimyongur

Bahar Kimyongur

Bahard Kimyongur est journaliste. Il a notamment publié "Syriana" et "Fehriye Erdal, Tete de Turque, 2000 jours cachée à Bruxelles, une affaire d'Etat".  

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Atlantico.fr : Attaque au couteau à Nice, tentative d'attentat à Perrache, attaque d'un garde du consulat français à Djeddah… Dans un contexte où Erdogan multiplie les invectives contre la France après la republication des caricatures, à quel point le président turc a-t-il une responsabilité ? Comment comprendre la position agressive d’Erdogan ?

Gérard Chaliand : Du point de vue d'Erdogan et de ses soutiens, sa position n'est pas absurde. Se moquer de Mahomet ne peut pas être quelque chose qu'il peut admettre. Mais il s’en sert aussi pour détourner l’attention. Erdogan fait feu de tout bois. Il connait chez lui des difficultés économiques sérieuses, et financières plus sérieuses encore puisque la livre turque a plongé tout récemment au-delà de 25%.

A l'intérieur, Erdogan a bien sûr l'appui d'une frange de la population qui admire comment, après un siècle de perception d'humiliation, après qu’on leur a refusé l'accès au marché commun, la Turquie peut parler ainsi aux autres pays. Ça ne l’empêche pas d'avoir perdu les mairies d'Istanbul et Ankara et de baisser dans les sondages. Il surfe sur l'ultranationalisme d'une partie importante de sa population heureuse de voir que la Turquie occupe un rang qu'elle ne pouvait même pas imaginer avoir il y a une vingtaine d'années.

Erdogan veut se montrer comme le champion de l’islam, libre à lui. Mais il n'est pas le champion de l'islam. Erdogan représente les Frères musulmans, et a l'appui à cet égard du Qatar. D’autres côtés, l'Arabie saoudite wahhabite n'est pas du tout séduite par le rôle joué par Erdogan qui vient de se proclamer champion du sunnisme. Il n’est pas reconnu par tous les sunnites, loin de là, et y compris les sunnites islamistes les plus engagés. Et il y a toute une foule de musulmans qui pratiquent leur religion dans la paix qui ne cherchent pas à être représentés par quelqu’un qui attise la haine.

Erdogan profite de l’extraordinaire fenêtre d'opportunité qu'il a jusqu’à la mi-novembre avec la proclamation des résultats des élections américaines. Il peut agir sans craindre des rétorsions de la part des Etats-Unis qui ont autre chose à penser.

Bahar Kimyongur : C’est indéniable, la responsabilité d’Erdogan dans l’effusion de sang qui frappe la France est pleinement engagée. A force d’inciter les musulmans de France à désavouer leur gouvernement et d’accuser à tort la France d’être l’ennemi des musulmans, il met une cible dans le dos de chaque Français. J’insiste sur ce point.

Dans la société musulmane traditionnelle, l’individu étant totalement effacé au détriment de la communauté, sa vision de l’ennemi est pareillement uniforme et essentialisante.

Le djihadiste pousse cette logique binaire et conflictuelle à son paroxysme. La France est pour lui une ennemie sous toutes ses déclinaisons, dans toute sa diversité. Le sang de n’importe quel citoyen est par conséquent halal, celui du dessinateur, du journaliste, du paroissien, du rabbin, de l’enseignant, de l’agent de police, de l’ouvrier, du président, du patron ou du simple passant.

Pour revenir à Erdogan, chaque fois qu’il insulte la France, il menace plus de 65 millions de Français. Il sait en effet que des millions de musulmans de par le monde boivent ses paroles. Pour rappel, contrairement aux chiites, les sunnites n’ont pas de clergé. En revanche, le principe d’allégeance à un calife ou à un « Commandeur des croyants » (Amir al Mouminine) est fort répandu.

Lorsqu’Abu Bakr al Baghdadi a conquis Mossoul en 2014, il connut un succès considérable dans la rue sunnite car il affirmait vouloir lui redonner sa fierté. Puis, la médiatisation des crimes de masse perpétrés par son armée ont déçu et choqué, y compris dans les milieux qui soutenaient son projet califal. Après la défaite de l’Etat islamique, c’est Erdogan qui a raflé la mise en s’imposant comme la figure la plus combative dans le camp sunnite.

Si bien que même l’agitateur islamiste Idriss Yemmou alias Sihamedi l’a qualifié d’ « émir des croyants » dans un tweet du 13 janvier 2019 reprochant certains de ses coreligionnaires de ne pas obéir à Erdogan.

Beaucoup de musulmans de France voient en Erdogan un protecteur, un sauveur ou un guerrier de l’islam. Chaque mot sortant de sa bouche peut faire couler le sang ou panser les plaies. Si Erdogan avait utilisé son aura pour appeler à l’apaisement, il aurait peut-être désamorcé la bombe émotionnelle et contribué à la déradicalisation d’un grand nombre d’islamistes français.

Après l'appel au boycott des produits français et les insultes envers Emmanuel Macron, la France va plaider pour des sanctions européennes. L'engrenage d’une escalade est-il en place ? Jusqu'où peut-elle aller ?

Gérard Chaliand : Si nous arrivons à accorder nos violons pour prendre des sanctions contre Erdogan, c'est une chose dont on ne peut, en tant qu'Européens, que se réjouir. Mais ces dernières années, l’Europe a fait la démonstration de son impuissance relative, de sa désunion effective et de son désir trop faible de s'affirmer sur la scène internationale. Elle a été largement critiquée d'avoir plusieurs fois protesté avec politesse contre les différentes actions d’Erdogan qui a appuyé de facto Daesh en Syrie, qui a affiché ses prétentions de modifier l'équilibre de la Méditerranée orientale et qui maintenant joue dans le pré carré des russes aux côtés de l'Azerbaïdjan et introduit des mercenaires d'originaires syriennes, les mêmes islamistes qui luttaient contre les Kurdes. Tout cela été déclaré inadmissible. Mais si on ne réagit pas, cela signifie, au contraire, qu’on l’admet.

C’est difficile d'affirmer ensuite qu'il n'y aura pas une montée des tensions. C’est l'intérêt d'Erdogan. Nous devons calmement montrer notre détermination et être en mesure d'entrainer l’Europe à exercer cette pression ensemble.

Bahar Kimyongur : Erdogan ne craint pas la confrontation. C’est même son terrain favori lorsque son impopularité grandit comme c’est le cas aujourd’hui en Turquie. La société turque ne supporte plus son goût du luxe, sa violence verbale et son mépris pour les pauvres. Ses appels au boycott des produits français n’ont quasi aucun écho dans la population. Elle ne peut d’ailleurs plus accéder aux denrées de base qu’elles soient turques ou françaises.

Erdogan a besoin de tensions pour exister. C’est sa dernière bouée de sauvetage, celle qui lui permet de mobiliser ses partisans et d’écraser ses détracteurs.

Mais c’est aussi un calculateur. Si sa logique de confrontation ne paie plus face à un adversaire plus fort, il tente alors une médiation. On l’a vu avec Poutine. Le 24 novembre 2015, Erdogan fait abattre un avion de guerre russe. Sept mois plus tard, les deux hommes se réconcilient et se lancent dans une indéfectible alliance stratégique provoquant des inquiétudes au sein de l’OTAN. Même si leurs intérêts divergent dans plusieurs dossiers, en Syrie et Libye notamment, Erdogan n’oserait pas désigner Poutine à la vindicte populaire comme il le fait avec le président Macron.

De la même manière, si l’Europe s’unit autour de Macron, Erdogan pourrait se montrer plus conciliant. La position de l’Allemagne est cruciale. Si Berlin le lâche, l’aiguille européenne de sanctions pourrait dégonfler sa dernière bouée de sauvetage et calmer ses ardeurs guerrières.

Est-ce là un piège tendu par Erdogan dans lequel il faudrait ne pas tomber ? 

Gérard Chaliand : Qu'est-ce qu'on risque ? Il ne va pas nous faire la guerre. Il y a beaucoup de bluff dans tout ça. Qu'est-ce que la France risque si l’Europe consentait, ce qui n'est pas du tout sûr, à appliquer des sanctions ? Les sanctions économiques et financières, sont celles qui gêneraient le plus Erdogan. Il faudrait une petite rétorsion économique, pas excessive mais suffisante pour qu'il en ressente les effets. Il faut conserver, contrairement à lui, la plus grande courtoisie. Il n’y a pas besoin de s'invectiver, nous n'y avons aucun intérêt. Il faut dire que nous ne sommes pas d'accord et l'exprimer avec calme et détermination. 

Bahar Kimyongur : La confrontation avec Erdogan est effectivement un jeu dangereux. Mais je ne vois pas ce que l’on peut reprocher au président Macron qui cherche à préserver la souveraineté de la France tout en exprimant sa volonté d’apaisement. L’ennui avec Erdogan, c’est qu’il a semé plusieurs pièges sur la route de sa gloire. Si on recule, il avance. Et si on s’arrête, il avance aussi. Autant résister pour espérer le faire plier.

Comment lui résister sans toutefois rentrer dans son jeu ?

Gérard Chaliand : Il ne faut pas tomber dans les invectives. Jusqu’à maintenant, la France s'est comportée avec beaucoup de tenue. En disant qu'on n’a pas la même façon de penser, qu'on respecte toutes les religions, mais que nous ne sommes pas de ceux qui nous privons de caricaturer ceci ou cela. 

Bahar Kimyongur : La France doit se concentrer sur ses priorités, à savoir briser la spirale djihadiste qui s’installe dans le pays tout en menant une campagne diplomatique et pédagogique à l’attention des pays musulmans qui ne saisissent pas l’ampleur du danger qui ravage le pays.

Il faut garder à l’esprit que les pays musulmans sont de grands consommateurs de théories du complot. Beaucoup pensent en effet que Charlie Hebdo, l’église, les services secrets, les grandes entreprises, le gouvernement et les juifs font partie d’une grande conspiration anti-islam. On se n’imagine même pas qu’une presse puisse être libre ou qu’un gouvernement puisse protéger un journal qui le critique. La France doit inlassablement expliquer la guerre qu’elle livre contre l’islamisme, son ennemi mortel, tout en rappelant sa politique d’accueil et d’inclusion au service des musulmans. Les pays qui développent un discours hostile envers le président Macron semblent vite oublier que la France est le pays le plus peuplé de musulmans en Europe, que des millions de Français musulmans vivent en paix, que le niveau de vie des Français musulmans est plus élevé que dans les pays musulmans et que la France est beaucoup plus tendre avec les islamistes que tous les pays musulmans réunis. Sinon, comment expliquer que tant de criminels de l’Etat islamique emprisonnés en Syrie ou ailleurs supplient la France de les rapatrier ? Je remarque dans les médias arabes, turcs ou pakistanais que l’exécution de Samuel Paty est à peine évoquée, comme s’il s’agissait d’un détail voire d’un châtiment justifié. Résister à Erdogan, c’est aussi faire vivre la mémoire de Samuel Paty et des autres martyrs français de la terreur djihadiste. La bataille est loin d’être gagnée.

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