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Non, la République ne peut pas « protéger » les musulmans de l’islam radical
©ABDULMONAM EASSA / POOL / AFP

Lutte contre le séparatisme

Elle peut affaiblir les islamistes et leurs relais, elle ne peut pas moralement protéger les individus d’eux-mêmes. Les racines de l’attraction des idéologies radicales ont plus à voir avec le nihilisme de notre société qu’avec un simple lavage de cerveau imposé par les islamistes.

Farhad Khosrokhavar

Farhad Khosrokhavar

Farhad Khosrokhavar est directeur d'études à l'EHESS et chercheur au Centre d'analyse et d'intervention sociologiques (Cadis, EHESS-CNRS). Il a publié de nombreux ouvrages dont La Radicalisation (Maison des sciences de l'homme, 2014), Avoir vingt ans au pays des ayatollahs, avec Amir Nikpey (Robert Laffont, 2009), Quand Al-Qaïda parle : témoignages derrière les barreaux (Grasset, 2006), et L'Islam dans les prisons (Balland, 2004).

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Noémie Issan-Benchimol

Noémie Issan-Benchimol

Noémie Issan-Benchimol est doctorante en sciences religieuses à l'EPHE.

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Atlantico.fr : « Nos concitoyens dont la religion est l’islam doivent être protégés contre ce mal qu’est l’islam radical », disait Emmanuel Macron à Bobigny. Des mesures peuvent-être prises pour lutter contre la radicalisation mais peut-on encore croire que l’Etat puisse protéger « moralement » les individus ?

Farhad Khosrokhavar : D’une part, la phrase d’Emmanuel Macron peut être perçue comme un paternalisme républicain à l'encontre des musulmans. D’autre part, la démultiplication des mesures coercitives et répressives ne changera pas fondamentalement la nature du problème. C'est une façon de rassurer l'opinion publique qui est en désarroi. Cet attentat a bouleversé tout le monde, d'autant qu'il s'agit d'un enseignant qui a été tué parce qu'il enseignait. Ça a touché la corde sensible de la République. Cet affichage de fermeté, c'est plutôt une assurance qu'autre chose. D'autant que le jeune n'était pas fiché S, il aurait pu agir même avec des lois sécuritaires. Les restrictions sur les réseaux sociaux auront un effet mais il ne faut pas en exagérer la portée. C'est impossible de réduire à zéro le risque de l'islamisme radical. Il y aura toujours des individus qui vont s'insurger pour différentes raisons : politique extérieure de la France, police, antisémitisme, blasphème… Toutes les mesures qu’on peut prendre atténueront peut-être le risque d'action violente mais ne pourront pas l'annuler. 

Le problème est ailleurs. En France, depuis 2010, le nombre d'attentats, de départs pour la Syrie ou d'individus radicalisés est de loin supérieur au reste de l'Europe de l'ouest. Il faut comprendre cette spécificité française. Beaucoup de chercheurs pensent qu'il y a un rapport à ce qu'on pourrait appeler la dimension frontale de la laïcité. En France, le rapport à la laïcité est plus restrictif qu'en Allemagne ou en Angleterre. La laïcité française pousse davantage à la radicalisation que dans d'autres pays européens. Poser ce problème nous renvoie à nous même, notre propre identité politique. Il ne faut pas nier la laïcité qui fait partie de la culture politique de la France, mais avoir un rapport plus apaisé qui pourrait atténuer le nombre de radicalisés. On est dans une forme de laïcité de combat. Cette crispation laïque accentue le malaise des musulmans qui se sentent stigmatisés et rend impossible leur mobilisation contre le fondamentalisme.

Noémie Issan-Benchimol : Il faut distinguer dans votre question ce qui relève du suivi des individus déjà dangereux, fichés, et pour lesquels la réponse passe nécessairement par beaucoup plus de moyens pour le renseignement, les signalements internet pour lesquels l’équipe dédiée est ridiculement petite, et ce qui relève de l’attitude de l’Etat face à ses citoyens musulmans religieux. La première partie devrait suffire à protéger les citoyens musulmans, comme les autres, du péril islamiste. La deuxième partie de votre question suggère une présomption d’islamisme pour tous, ce qui est pour le moins problématique, ainsi qu’une continuité entre pratique rigoureuse de l’islam et islamisme radical, ce qui peut être vrai, mais qui n’est pas nécessairement vrai. Je dirais d’abord que l’Etat n’a pas vocation, ni même le droit de s’immiscer dans la pratique religieuse individuelle et la liberté de consciences des citoyens, c’est-à-dire au droit pour chacun de déterminer pour soi ce qu’est une vie bonne, non plus qu’à les émanciper de force, sinon par l’école obligatoire et la garantie du pluralisme dans l’espace public, culturel, médiatique. Plus encore, la contrainte législative ou judiciaire, de même que les discours intimidants comme ceux qu’on a pu entendre ces derniers jours autour de la radicalisation qui commencerait au rayon Halal de Leclerc sont pris en quelque sorte dans une contradiction interne. « Sois libre, obéis moi », est tout de même la définition de ce qu’on appelle la double-contrainte. Or, pour un croyant orthodoxe, être soumis à Dieu vaut mieux qu’être soumis à un préposé administratif.

Toute attaque frontale sur une pratique religieuse (vêtement, alimentation) a de surcroît pour conséquence de faire adhérer le croyant encore plus à ses pratiques, à les vivre comme une épreuve religieuse, une question de dignité à défendre. Si en plus, cela se fait en contexte chargé, ou la minorité religieuse a une histoire douloureuse avec la majorité, comme c’est le cas ici, un autre enjeu s’ajoute. Ce type d’actions ou de discours gouvernementaux réussissent donc l’exploit de combiner le paternalisme le plus crasse à l’inefficacité la plus totale dans la lutte contre l’islamisme. 

Le gouvernement semble méconnaître que l’attrait principal de la radicalité est sa subversion. Notre modèle de société proposé en alternative est-il suffisamment séduisant ?

Farhad Khosrokhavar : Les mesures prises par l'Etat peuvent être perçues comme une provocation. Il y a donc une attitude de contre-provocation. Une volonté de résister à une politique perçue comme néocoloniale. Pour ce qui est du modèle de société proposé, on ne vit plus dans la France de 1905 qui, bien que divisée entre laïcs et républicains, était culturellement unie. On est aujourd’hui aussi dans une société de plus en plus hétérogène. La vision unifiée de la République qui ferait de la citoyenneté un enjeu idéologique majeur n’existe plus.

Par ailleurs, le projet de société que propose la République à ces jeunes paraît irréalisable. Beaucoup de jeunes deviennent salafistes dans les banlieues. Ils viennent de familles exclues. Ce sont des gens qui n'ont pas fait d'études etc. Dans ces quartiers, la possibilité de devenir un citoyen à part entière, qui assume un rôle reconnu par les autres (par un travail, une culture commune) n'existe pas. Ils se sentent rejetés par la société et se servent de ce déni de dignité pour accentuer eux-mêmes leur ségrégation. C’est un cercle vicieux.

Noémie Issan-Benchimol : Vous parlez indifféremment de radicalisation, qui désigne le devenir, souvent rapide et délétère d’une personne en bombe à retardement, et de la radicalité, qui elle désigne simplement une manière, qui peut caractériser plusieurs choses, sans que ce ne soit un terme péjoratif. Etymologiquement, est radical ce qui est lié à une racine (radix en latin) et qui est donc à la fois profond, solide, et ancré. Si vous me demandez si la radicalité, c’est-à-dire la qualité de ce qui est lié à une essence, qui est total, fort, ancré, est plus attirant pour ces radicaux que sont en fait tous les ados, que la mollesse, l’indolence et l’indigence, je crois que la réponse est dans la question. Et oui, à titre personnel je crois qu’un modèle basé sur le café en terrasse et la douceur de vivre, qui ne laisse pas se poser les questions existentielles de la vie, et ne laisse pas s’exprimer un véritable pluralisme dessus, propose aux individus très religieux d’abandonner quelque chose pour rien. Je crois par ailleurs qu’il faut se sortir de l’illusion qu’il faille proposer positivement un modèle de société alternatif qui pourrait émanciper ceux que la doxa considère comme aliénés. Il faut que tout le monde puisse y trouver son compte, les athées, les croyants, les sceptiques et les mystiques. Au contraire, mieux vaut un laisser vivre qui garantisse l’état de droit et la liberté d’expression, une vie culturelle joyeuse, intense, où la dispute argumentée remplace les anathèmes et la victimisation, qu’une action verticale coercitive. Regardez ce qui se passe ces derniers jours : on a vu le discours politique devenir grandiloquent et faire des caricatures de Mahomet le nouveau symbole d’une religion civile qui nous dirait à tous comment on rigole républicain, et aussi comment on mange républicain, comment on s’habille républicain. Là encore, on propose aux musulmans qui sont choqués (ce qui n’est pas la majorité) de lâcher l’opposition, la subversion (fût-elle frelatée et dangereuse) pour un discours officiel. Mis à part le contresens absolu que représente la sacralisation de ces caricatures, qu’il faut bien sur pouvoir montrer, enseigner, expliquer contextualiser précisément parce qu’on a tué, à plusieurs reprises, pour elles, ce genre de gestes officiels ne permettent pas du tout de résoudre la racine du problème : le fait que beaucoup de nos concitoyens, qui ne tueraient pas pour elles, se sentent insultés et qui là, vont se sentir persécutés. A contrario, prenons l’exemple d’un certain discours religieux quiétiste qui reformule pour un croyant insulté ou choqué l’évènement en le caractérisant comme un simple dessin qui ne touche pas la sacralité du prophète, comme quelque chose qui ne concerne pas le croyant et au contraire lui permette de sanctifier le nom dudit prophète par une indifférence souveraine. Cela permet de recadrer (reframing) en neutralisant la violence potentielle d’un affront à laver par le sang, tout en préservant pour le croyant sa valeur sacrée. Mais pour beaucoup, ce n’est pas encore assez, encore faut-il une adhésion intégrale des cœurs à l’humour Charlie. C’est la limite qui passe entre l’exigence, intransigeante et absolue, qu’on ne puisse pas appeler au meurtre pour un dessin, et le fait d’exiger indument une uniformité des croyances et ressentis. 

Faudrait-il préférer des discours plus horizontaux aux injonctions verticales ?

Farhad Khosrokhavar : Dans un contexte comme aujourd'hui, c'est difficile pour l'Etat de tenir un discours d'horizontalité. La société lui demande de faire preuve de frontalité. Il n’y pas de discours horizontal possible sans un changement politique fort sur les grands sujets de l’intégration et de la laïcité.

Noémie Issan-Benchimol : Oui, bien sûr. Comme je le disais plus haut, la verticalité a en ces matières quelque chose qui se met soi-même en échec. C’est ainsi que tout ce qui est institutionnel et voulu par l’Etat, par exemple la promotion de certains imams mous ne peut qu’éloigner les jeunes croyants et être entaché pour eux de soupçon. L’émancipation intellectuelle, qui peut d’ailleurs prendre d’autres formes que celle définie d’avance- le religieux archaïque qui devient un athée convaincu- s’est toujours faite au niveau individuel et grâce à des personnes charismatiques, et son fonctionnement est horizontal. Un exemple, qui n’est que partiellement pertinent, mais enfin : la façon dont les académies talmudiques européennes ont été contaminées par la haskala (Les Lumières Juives) puis plus tard, par les idéologies comme le communisme ou le sionisme. Ça commençait toujours par des livres qu’on se passaient sous le manteau, des philosophes qui n’étaient pas doctement enseignés mais qui avaient une aura de dangerosité, par des petits groupes d’amis qui créaient des cercles de lecture, qui parlaient aux autres. Ceux qui décidaient malgré tout de rester au sein du monde traditionnel le faisaient en conscience et en ayant répondu ou intégré les objections faites du dehors à leurs idées et modes de vies. Toutes les libérations ou émancipations ne sont pas spectaculaires. Elles peuvent aussi être des conversions intérieures du regard. En bref, l’émancipation est toujours un mouvement qui part du plus profond de soi et qui rencontre quelque chose qui met en mouvement, qui fait douter, qui fait penser. On ne pense pas ni ne se libère sur ordre de l’Etat, c’est finalement ce que je veux dire. 

Propos recueillis par François Blanchard

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