Les responsabilités de la France, du Royaume-Uni et des Etats-Unis au coeur de la guerre au Yémen <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Défense
Yémen guerre responsabilité de la France
Yémen guerre responsabilité de la France
©LOU BENOIST / AFP

Bonnes feuilles

Jeannette Bougrab publie "Un silence de mort, La sale guerre oubliée du Yémen" aux éditions du Cerf. Toutes les guerres ne sont pas égales. On pointe du doigt les unes, on enterre les autres. Pourquoi nous taisons-nous sur celle, oubliée du Yémen ? Pourquoi ignorons-nous notre responsabilité dans ce drame abyssal ? Extrait 2/2

Jeannette  Bougrab

Jeannette Bougrab

Jeannette Bougrab, docteur en droit de la Sorbonne, ex-présidente de la Halde et ancienne ministre, est aujourd'hui membre du Conseil d'État. Elle est l'auteur de Ma République se meurt, Maudites et Lettre d'exil qui ont rencontré un grand succès en librairie.

Voir la bio »

A Genève, le 3 septembre 2019, les experts indépendants mandatés par le Haut-Commissariat aux droits de l’homme, organe opérationnel de l’ONU, présentent les résultats de leur enquête sur les cinq années de guerre au Yémen. Le rapport de près de trois cents pages porte un titre clair : « Echec collectif, responsabilité collective ». Il n’épargne pas les Houthis, mais il est d’abord dévastateur pour la coalition arabo-sunnite. Il l’est aussi pour les puissances occidentales qui l’ont soutenue.

Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France sont pointés du doigt comme étant susceptibles d’être poursuivis au titre de complicité de crimes de guerre et prennent place, du coup, aux côtés de l’Iran. Dans la longue liste des atrocités commises, les charges qui pourraient les impliquer sont accablantes : frappes aériennes à l’aveugle, exécutions et détentions arbitraires, tortures, violences et discriminations sexuelles, instrumentalisations des enfants, entraves à l’aide humanitaire au milieu de la pire crise présente de ce type. Il ne manque aucune des pires transgressions dans ce consternant tableau.

Malgré les pressions que l’Arabie saoudite a exercées depuis le début du conflit, le Conseil des droits de l’homme, l’instance représentative en charge de ce domaine au sein des Nations unies, a su résister et a décidé de continuer ses investigations. Elles n’ont pas été faciles puisqu’il s’agit d’une guerre lointaine, complexe et qui se déroule à huis clos. Mais les enquêteurs n’ont pas renoncé. L’heure est aux conclusions : d’une part, plusieurs Etats membres de la coalition peuvent être tenus responsables de violations du droit international et, d’autres part, divers Etats alliés de la coalition, d’aide ou d’assistance à la commission de ces violations. Le Conseil a en conséquence établi une liste secrète qui recense les personnes pouvant être tenues responsables de ces crimes et l’a communiquée à la Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU ; Michelle Bachelet, l’ancienne présidente de la République du Chili. Il demande enfin, instamment et expressément, à la communauté internationale de s’abstenir de fournir tout matériel militaire dans le cadre de ce conflit, non sans avertir que la « légalité des transferts d’armes par la France, le Royaume-Uni, les Etats-Unis et d’autres Etats reste discutable ».

Frégates surappareillées, avions de combat, chars d’assaut, véhicules blindés, armes lourdes et légères, munitions et pièces détachées : depuis le début du conflit, le trio infernal a facturé à Riyad et Abou Dhabi des milliards de dollars en matériels dit de « défense ». Comment cet armement n’aurait-il pas servi à commettre les graves atteintes au droit humanitaire qui sont reprochées à ses acheteurs et utilisateurs ? Mais, business is business et Washington, Londres, Paris préfèrent faire la sourde oreille.

Après le recours que des activistes humanitaires auront engagé devant les tribunaux anglais en brandissant toutes sortes de textes de loi, le Royaume-Uni finira par momentanément se plier, et non sans réticences, à la recommandation. Que ce soit au titre du traité international sur le commerce des armes, du droit européen ou de leurs législations respectives, les Etats-Unis et la France ont bien souscrit des obligations similaires. Ce qui devrait a minima les conduire à suspendre toute nouvelle licence d’exportation. Or, ce ne sera pas le cas. Washington et Paris vont continuer à fournir des armes aux membres de la coalition.

La leçon il y a près d’un demi-siècle d’Alexandre Soljenitsyne sur les aveuglements de l’Occident se vérifie à nouveau. Hier il s’agissait du communisme, aujourd’hui il s’agit de l’islamisme. Le mémorialiste du Goulag exilé au Vermont ne se faisait pas d’illusion, d’ailleurs, sur le caractère discutable de la notion de « camp occidental ». Il renvoyait simplement à l’idée d’une aire de civilisation attachée dans son principe aux libertés. Ou, plutôt, qui devrait l’être et le montrer au reste du monde. Quarante ans plus tard, je dois convenir avec lui qu’il n’en reste plus grand-chose. Ou alors simplement l’Alliance atlantique. Et qui ressemble toujours plus à un consortium des complexes militaro-industriels américains, anglais et français. Les marchands de canons ont pris la place des défenseurs d’idées.

Le sursaut d’indépendance qu’avait monté, en 1966, de Gaulle en sortant du commandement intégré de l’OTAN n’est plus de mode. Depuis toujours Londres est l’alliée indéfectible de Washington et cette relation privilégiée a été renforcée sous Margaret Thatcher comme sous Tony Blair. A partir de 1995, Paris amorce son retour dans l’Alliance atlantique que parachève, en 2012, l’élection de François Hollande. Dans un drôle de cocktail qui mêle réminiscences de la SFIO et influences des think-tanks US, la diplomatie française change d’axe et l’Elysée joue à l’ultime forteresse d’un néo-conservatisme qui bat déjà de l’aile de l’autre côté de l’océan. Les Français vont désormais disputer aux Britanniques le titre de meilleur auxiliaire des Américains.

Résultat, la politique arabe qui faisait la singularité de la République se déporte du Maghreb et du Machrek vers le Golfe. Et le soutien aux mouvements d’émancipation s’efface devant le dialogue avec les « islamistes modérés », cet insoutenable et scandaleux oxymore. Mais, comme le montrera la guerre de Syrie, en troquant son approche réaliste et son rôle médiateur au Moyen-Orient contre une allure militante et une posture belligérante, Paris ne gagnera rien au change : bien qu’ancienne puissance mandataire au Levant, elle ne sera pas admise à participer aux négociations de paix.  

Découvrez notre entretien avec l'auteur : Jeannette Bougrab : « Comment la France a-t-elle pu se laisser entraîner dans l’abomination qu’est la guerre du Yémen ? »

A lire aussi, un autre extrait de l'ouvrage : Comment le Yémen a basculé dans la guerre dans le sillage du Printemps arabe

Extrait du livre de Jeannette Bougrab, "Un silence de mort, La sale guerre oubliée du Yémen", aux éditions du Cerf

Lien vers la boutique : cliquez ICI et ICI

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !