Comment le Yémen a basculé dans la guerre dans le sillage du Printemps arabe<!-- --> | Atlantico.fr
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©MOHAMMED HUWAIS / AFP

Bonnes feuilles

Jeannette Bougrab publie "Un silence de mort, La sale guerre oubliée du Yémen" aux éditions du Cerf. Toutes les guerres ne sont pas égales. On pointe du doigt les unes, on enterre les autres. Pourquoi nous taisons-nous sur celle, oubliée du Yémen ? Pourquoi ignorons-nous notre responsabilité dans ce drame abyssal ? Extrait 1/2

Jeannette  Bougrab

Jeannette Bougrab

Jeannette Bougrab, docteur en droit de la Sorbonne, ex-présidente de la Halde et ancienne ministre, est aujourd'hui membre du Conseil d'État. Elle est l'auteur de Ma République se meurt, Maudites et Lettre d'exil qui ont rencontré un grand succès en librairie.

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La révolte houthie devient un foyer majeur de la crise yéménite. Le Président Saleh fait feu de tout bois et n’hésite pas à s’allier à des milices salafistes pour la contrer. De 2004 à 2010, les Houthis lancent à plusieurs reprises des offensives contre le gouvernement qui, en 2009, reçoit l’appui de l’Arabie saoudite. L’Iran dénonce cette collusion et déjà s’esquisse la future « guerre par procuration » entre les deux puissances régionales.

La situation bascule en 2011 lorsqu’au Yémen, comme ailleurs, les soulèvements populaires du Printemps arabe entraînent la paralysie de l’appareil étatique. Dès le début de l’année, le pays, pourtant morcelé et désuni, connaît une série de manifestations emmenées par la jeunesse. Les Houthis saisissent la balle au bond. Ils se joignent à la contestation estudiantine, montrent leur force en organisant des défilés militaires et tâchent de s’imposer à la future table des négociations. Malgré les annonces d’Ali Abdullah Saleh promettant l’organisation anticipée d’élections et une révision de la Constitution, les manifestations ne faiblissent pas, rallient les chefs tribaux, religieux et politiques. Elles entraînent une répression sanglante qui court de mars à juin, et de Sanaa à Taëz, dont les Houthis, à la pointe des combats de rue, sont les premières cibles.

Le 3 juin 2011, Saleh est blessé dans l’attentat à la bombe qui frappe la « mosquée-musée » érigée par ses soins au cœur de son palais présidentiel – puisqu’à mon grand désespoir, certainement partagé, le monde arabe n’a plus aujourd’hui pour expression artistique monumentale que le kitsch délirant auquel s’adonnent ses tyrans. Le lendemain, il est transféré à Riyad pour y être soigné. Depuis son exil saoudien, il ravive, à chaque annonce de son retour, la colère populaire et sa réapparition à Sanaa, le 24 septembre, marque la reprise des émeutes. Les Etats-Unis et les pays du Golfe finissent par négocier le départ du potentat sanguinaire.

Le 23 novembre, Ali Abdullah Saleh accepte de céder le pouvoir dans le cadre d’un accord de transition, y gagnant au passage le titre de président honoraire et l’assurance d’une parfaite immunité. Le vice-président Abd Rabbo Mansour Hadi, son second de longue date, prend la tête du pays et, seul candidat au poste, remporte l’élection du 21 février 2012, le scrutin étant marqué par de graves troubles et une faible participation. Lui-même s’est engagé solennellement à quitter ses fonctions après la mise en place de nouvelles institutions démocratiques. Nul besoin d’être devin, cependant, pour pressentir que les promesses des deux hommes n’ont guère de chances d’être tenues.

Même si le Yémen n’est plus en guerre ouverte, il continue de se délabrer progressivement. Pendant cette période, Al-Qaida dans la Péninsule Arabique, qui a également pris depuis 2011 le nom d’Ansar al-Charia, connaît une scission. Sa fraction internationale se rallie à Daech, l’Etat islamique (EI), et profite de l’anarchie ambiante pour étendre son influence territoriale, notamment dans le Sud afin d’y reprendre le modèle irako-syrien. Depuis le Nord, qui demeure sous leur influence, les Houthis deviennent ainsi un des principaux obstacles à son expansion. Ils combattent front à front la nébuleuse djihadiste, mais ils n’en retirent guère de bénéfice. Il leur faut aussi faire face à Al-Hirak, le mouvement séparatiste du Sud fondé en 2007 : ce conglomérat d’activistes marxistes et islamistes prépare ses formations paramilitaires à la lutte finale pour l’indépendance tout en jouant, en surface, la carte Hadi.

En janvier 2014, trois années après la « révolution yéménite » des printemps arabes, l’instance chargée du dialogue national préconise de transformer le pays en un Etat fédéral composé de six provinces. Le projet prévoit que Saada soit intégré à un territoire plus vaste qui le rendrait de facto aggloméré au Sud. Les Houthis refusent et demande une région qui leur soit propre ainsi qu’un accès à la mer, ce que leur dénient les représentants sudistes, prêts de leur côté à faire sécession. La médiation des Nations unies se heurte au prévisible échec que laissait présager son application mécanique de la théorie du nation building au cas yéménite. Les œillères culturelles des émissaires internationaux, leur conviction qu’un même modèle instantané peut valoir toujours et partout ne font pas que m’étonner, elles me font enrager. Car leur mission finie, ce sont les petites gens qui paient les pots cassés de leurs entêtements.

Le président Hadi, que les couches populaires savent corrompu, sacrifie l’unité nationale à son maintien illégitime au pouvoir. L’ex-Président Saleh y trouve l’occasion de revenir dans la course. Les indépendantistes d’Al-Hirak entrent dans la danse. L’occasion est trop belle pour les djihadistes de l’AQPA et de l’EI. Ni les Etats-Unis, ni les pays du Golfe n’ont tenu parole. Le reste de la communauté internationale est aux abonnés absents. La transition vers plus de démocratie est à ranger au chapitre des promesses mortes. La guerre civile éclate, totale cette fois.

Au cours de l’été 2014, les Houthis aidés par les troupes fidèles à Saleh, reprennent leur offensive et étendent leur influence au-delà de leur fief du Nord. Cet étonnant attelage contresigne la confusion absolue dans laquelle est plongé le pays. Le 21 septembre 2014, les Houthis et leurs alliés entrent dans la capitale Sanaa et renversent Hadi. Peu de temps après, un accord de paix est conclu entre les deux parties belligérantes mais, immédiatement ou presque, le retour aux armes le rend caduque. En janvier 2015, les Houthis assiègent le palais présidentiel et, en février, attaquent le Sud qui résiste à leur offensive. C’est là où commence la fuite en avant d’Abd Rabbo Mansour Hadi qui va servir de prétexte à l’entrée en guerre de la coalition arabo-sunnite.

Après avoir tour à tour dénoncé un putsch, démissionné de sa fonction et réaffirmé être à la tête de l’Etat, Hadi se réfugie à Aden, fief des Sudistes, qu’il déclare, le 25 mars, capitale temporaire avant de quitter précipitamment le pays pour rejoindre Oman. Il a entre-temps saisi le Conseil de sécurité des Nations unies afin que ce dernier autorise « les pays désireux d’aider le Yémen à fournir un soutien immédiat à l’autorité légitime par tous les moyens et mesures visant à protéger le Yémen et à dissuader l’agression des Houthis ».

Hadi ne gagne pas Mascate, sa destination présumée. C’est bien dommage car le sultanat d’Oman tranche par sa singularité sur le reste de la région. Seul pays musulman à n’être ni sunnite ni chiite, mais de confession ibadite, Oman professe un islam ouvert et une diplomatie indépendante qu’a illustrés le sultan Qabous au cours de son long règne qui a couru de 1970 à sa mort, le 10 janvier 2020. C’est avec l’appui du Shah d’Iran que Quabous a pu maîtriser, en 1976, l’insurrection communiste dans la région du Dhofar, frontalière avec le Yémen. C’est à Mascate, sous l’égide de Qabous, qu’Israël a mené nombre de ses pourparlers secrets avec le monde arabe. Le sultan esthète, quoi aime l’opéra et cache à peine son homosexualité, est un maître de sagesse dans un univers de déraison. Sans doute est-ce pourquoi Abd Rabbo Mansour Hadi va s’abstenir de le consulter.

L’avion à bord duquel fuit le président est opportunément « dérouté » vers l’Arabie saoudite ou dès son arrivée, Hadi appelle officiellement les autorités du royaume à l’assister militairement. Dans le même temps, au Caire, son ministre des Affaires étrangères, Riad Yassine, réclame l’intervention armée des Etats membres de la Ligue arabe. Le 26 mars, la chaîne de télévision publique saoudienne Al Ekhbariya, annonce l’arrivée du président yéménite à Riyad et sa rencontre avec le prince Mohammed ben Salmane qui vient d’être nommé ministre de la Défense. Il n’y a pourtant rien d’improvisé dans cet apparent ballet diplomatique aux airs convenus.

Dans la nuit, les bombardements sur Sanaa ont commencé, ravageant le palais présidentiel déserté et l’aéroport tenu par les rebelles. Avec l’aval de Washington, le régime wahhabite a pris la tête d’une coalition de pays arabes et sunnites comprenant l’Egypte, le Soudan, le Maroc ainsi que les membres du Conseil de coopération du Golfe, à l’exception d’Oman qui veille à préserver sa neutralité légendaire. Les forces aériennes saoudiennes sont à la manœuvre. Elles pilonnent le Yémen. Elles ne s’arrêteront plus.

Sur place, cette intervention accélère la décomposition. Deux pouvoirs au moins s’estiment légitimes et se déchirent pour gouverner : d’un côté le président Hadi et son gouvernement en exil, de l’autre les Houthis et leur gouvernement de salut national. Mais les retournements sont nombreux entre les deux camps, voire au sein de chacun d’entre eux. Là encore, je le sais, l’image de confusion qui va en résulter ne contribuera pas  à faire du Yémen une grande cause internationale. Néanmoins, une claire ligne de démarcation me semble persister entre les partisans de la soumission et les combattants pour la liberté.

Alors même qu’il a soutenu les Houthis contre Hadi, l’ancien président Saleh commence à se rallier aux Saoudiens. Sans pitié face à l’énième trahison du despote, les Houthis l’abattent le 4 décembre 2017 et exhibent son cadavre sur une vidéo, selon le rite macabre qui est devenu commun aux révolutions du Moyen-Orient. Sa disparition ne profite pas pour autant au président Hadi qui se trouve contesté y compris dans son fief et par ses gens, bien loin de la zone d’influence houthie. La prise du palais présidentiel d’Aden le 10 août 2019 par le Conseil du Sud, force politique censée lui être acquise mais qui affiche désormais son séparatisme, montrera qu’il ne bénéficie plus d’aucune autorité sur son camp présumé. Le lendemain, l’Arabie saoudite bombardera la ville qui sert pourtant, en théorie, de sanctuaire aux mouvements alliés à la coalition. Cette attaque, qui cause plus de quarante morts et deux cent soixante blessés, dont des miliciens dits loyalistes, prouvera une fois de plus le caractère aveugle de son intervention. La fin justifie les moyens ? Mais laquelle ? Pour expliquer leur entrée en guerre, les Saoudiens avancent deux arguments. D’une part, ils affirment vouloir rétablir le pouvoir qu’ils jugent légitime, celui du président Hadi. D’autre part, ils accusent les Houthis de sécession, les présentent comme des putschistes au service de l’Iran et les accusent d’incursions sur leur propre territoire afin d’y semer la rébellion. Le raccourci est total : Hadi n’a jamais hérité que d’une situation congénitale d’instabilité et a abusé de son mandat, les Houthis se sont révoltés contre un véritable projet d’oppression, leurs incursions chez leurs voisins n’ont été que rares, tardives, ponctuelles, dérivant d’un conflit latent depuis un siècle et ils ne se font guère d’illusion sur l’Iran dont l’appui intéressé découle d’un affrontement régional qui les dépasse.

La guerre que mène la pétromonarchie aura pour résultat une nouvelle partition du pays. Cette fois, il ne sera pas divisé en deux entités, mais en trois  ou quatre qui se déchireront et se combattront à l’intérieur de feu le Yémen uni. L’actuel conflit accomplira ainsi un plus lointain projet. Car le véritable enjeu est là et il n’est autre, pour la maison des Saoud, que la disparition définitive de ce voisin potentiellement puissant de la liste des Etats souverains. La première condition en est d’écraser à n’importe quel prix le Houthi hérétique, rebelle, ami de l’ennemi absolu qu’est le Perse. Et c’est cette guerre-là, qu’elles le veuillent ou non, que soutiennent les nations occidentales ralliées à la cause wahhabite.      

Extrait du livre de Jeannette Bougrab, "Un silence de mort, La sale guerre oubliée du Yémen", aux éditions du Cerf

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