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ISF, inégalités (et Covid) ou la vacuité d’une obsession française maladive
©Zakaria ABDELKAFI / AFP

A chaque problème, une taxe

Les inégalités progressent en cette période de crise sanitaire doublée d'une crise économique. Plutôt qu'un rétablissement de l'ISF qui n'aurait aucun effet, une solution pour les réduire consisterait à sortir du tout-fiscal, infantilisant et déconnecté des ordres de grandeur.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Si vous suivez Piketty et bien d’autres, tout est fiscal ou doit le devenir. Il existe des écarts de revenus croissants, on suppose qu’ils sont largement illégitimes et/ou vecteurs d’inefficiences (les mot inégalité et injustice sont pratiquement substituables dans le débat public), et on ne peut plus trop compter de nos jours pour rabattre les cartes sur les guerres, les révolutions (expropriations, guillotine), l’inflation, le protectionnisme, la baisse des taux d’intérêt, la cogestion et les entreprises publiques ou l’emploi public toujours croissant de jadis. Il faut donc faire payer les riches, ou plus exactement il faut les faire payer davantage, mais pas trop quand même car il ne faudrait pas non plus réduire les incitations à néant. On voit tout de suite que cette voie est assez étroite, surtout depuis que les riches ont pris la fâcheuse habitude de voyager, de protéger leur patrimoine de toutes les façons possibles, de se faire servir par des légions d’avocats fiscalistes, etc.

Mais cette voie étroite reste la voie royale pour à peu près tous les commentateurs : la feuille d’impôt est une expérience vécue ; cela parle à tout le monde, et en particulier aux politiques. Souvenez-vous dans l’autre sens de la courbe de Laffer, qui n’était pas plus scientifique que les schémas de Piketty sur l’ISF miracle, mais qu’un économiste pouvait expliquer à un parlementaire en moins de 10 minutes et, plus important, que l’élu pouvait répercuter auprès de ses électeurs en long en large et en travers. Dans un pays doté de 50 millions de spécialistes des impôts, disserter sur un impôt-de-solidarité-Covid qui frapperait les riches à partir de 2022 est d’un bon rapport rendement/risque eu égard aux cerveaux disponibles, même s’il ne rapporterait que 0,5% des dépenses publiques chaque année (grand max, et hors effets pervers) et même a fortiori s’il pèsera très très peu sur le système-capitaliste-producteur-d’inégalités (comme chacun sait, la famille ne produit aucune inégalité, et les institutions publiques non plus, etc.), et même si en réalité il ne ferait que renforcer cette injustice qui est la double taxation de l’épargne.

Une voie plus délicate à expliquer mais plus large et surtout plus juste consisterait à sortir du tout-fiscal, infantilisant et déconnecté des ordres de grandeur.

Commençons par le budgétaire. C'est-à-dire le versant des dépenses, plutôt que les recettes fiscales : je me permets humblement de faire remarquer que le versant fiscal est là en théorie pour faire rentrer de l’argent dans les caisses publiques, et que la dépense est prioritairement là pour soutenir les plus fragiles (il est bien rare que les riches prennent le métro), maintenant que les dépenses régaliennes ne représentent pratiquement plus rien dans l’ensemble des dépenses. Mais si vous faîtes de la redistribution du côté des recettes pour en refaire au moment des dépenses, au petit bonheur la chance, vous créez des doublons, des aberrations, et surtout vous empêchez toute évaluation sérieuse, toute imputation claire des responsabilités (on dirait que tout le système français est fait pour ça). Je rêve d’une clarification : des impôts plus forfaitaires, des dépenses qui iraient plus vers les pauvres ou moins vers les riches et leurs enfants en classes préparatoires. On peut aussi envisager sur ce thème des dépenses un revenu universel, mais à condition là encore qu’il soit accompagné d’une simplification, car nous n’avons sans doute pas besoin d’une 5e strate de l’Etat Providence.

Continuons par le monétaire. Je vous dis depuis 10 ans que la déflation en cours génère des inégalités fabuleuses et particulièrement malsaines et durables car ce processus presque invisible fait au passage exploser les ratios d’endettement : si la quantité d'argent dans l'économie est insuffisante, les dettes se répandent pour compenser ce manque d'argent ; et cela coïncide très bien spatialement (pensez au Japon) et chronologiquement. Mais la politique monétaire est un sujet très contre-intuitif, controversé, et les Pikettystes préfèrent donc ne pas trop en parler. Pourtant, on pourrait imaginer défendre l’emploi sur le vieux continent à la façon de la FED et non plus à la façon de la BCE, et l’emploi est la première protection contre le creusement des inégalités les plus injustes. Juste une citation d’Amartya Sen en 1999, année de création de cet outil déflationniste qu’est l’euro : « La comparaison des courbes de revenus permet à l'Europe de cultiver sa suffisance, mais cette complaisance apparaît déplacée dès qu'on adopte une vue moins étroite de l'inégalité (…) L'Europe a accepté jusqu'ici la disparition continue des emplois salariés avec une équanimité remarquable » (Sen, Development as Freedom).

Ajoutons une piste qui me tient à cœur, liée à la précédente car elle s’appuie sur le levier de la dette. Les écarts de revenus se creusent en grande partie du fait de l’immobilier depuis 20 ans. On ne peut pas dire : je suis un Pikettyste a grand cœur, je veux faire mal à tous ces riches, et en même temps je ne veux pas libéraliser le foncier, je veux le maintien des restrictions sur l’offre immobilière. Car si on ne construit pas, les prix montent, même avec une demande anémique ; et il est rare que les plus pauvres soient propriétaires. Or c’est exactement ce qui se passe depuis des années, la dernière strate de réglementation hypocrite en cours étant environnementale (ou prétendue telle).

Entrons dans un domaine plus innovant, où nous pourrions enregistrer un double dividende par la stimulation de la productivité et la limitation des jobs à la con : la participation. Pour qui voudrait vraiment entraver le processus d’écartement des revenus, une politique ambitieuse de ré-alignement des gains et des intérêts serait en effet utile : de nos jours, le problème d’une approche du type ISF ce n’est pas seulement son caractère distordant et désincitatif et anachronique, c’est surtout l’étroitesse de la base taxable ; en clair, le problème du capitalisme c’est qu’il n’y a pas assez de capitalistes. Je suis donc partisan d’une approche distributiste à la Belloc ou à la Chesterton : accorder des droits de propriété à plus de monde, moderniser et amplifier la participation gaulliste (cela ne coûterait pas très cher, et relancerait le « dialogue social »), faire que plus de gens soient concernés dans tous les sens du terme, et faire ainsi en sorte que le PIB futur ne soit pas capté par 50 entrepreneurs du numérique (dont 20 seront des fils à papa, et 20 autres des parieurs levierisés). Le capitalisme de nos jours fait très exactement le contraire, avec la politique des rachats d’actions concentrée sur les intérêts d’une petite caste ; il ne le fait pas par passion métaphysique pour le malthusianisme mais parce que la fiscalité attaque bêtement plus les plus-values et les dividendes que ces rachats. Que nous disent à ce propos nos petits marquis keynésiens ? Rien. Ils doivent penser que les inégalités vont se calmer spontanément avec d’un coté un capital branché sur la 5G et sur la Chine et de l’autre des salariés passifs et cyniques qui font semblant de bosser en télé-travail, ou plus exactement ils misent sur l’idée traditionnelle selon laquelle ils pourront intervenir fiscalement ex post, une fois des écarts de 1 à 100 engendrés, et en évitant ainsi de nombreux « passages à l’ennemi ».

Risquons enfin une piste politiquement incorrecte. Partout en occident les écarts de revenus sont dopés par l’immigration en provenance du tiers monde. C’est tellement massif et irréfutable que tout le monde évite le sujet. La période d’âge d’or de l’égalitarisme dont nous parlent en permanence Krugman, Stiglitz ou Piketty correspond très exactement à une période où presque plus personne n’entrait sur le territoire américain (en gros, du début des années 30 au début des années 70) ; les syndicats proches du parti démocrate y veillaient, pour défendre de la concurrence les salaires des industries manufacturières. Une voie simple serait donc de revenir vers ces flux très limités, mais c’est une voie qui n’a pas pratiquement aucune chance d’aboutir dans un pays où l’Etat n’est plus du tout respecté et capable d’agir, comme dans la France contemporaine. Il faut donc envisager une variante plus subtile, et qui au passage ferait rentrer quelques sous dans nos coffres publics archi-vides : l’immigration payante. Au sens de Jean-Philippe Vincent. C’est à la fois légitime (la République finance largement l’éducation, la santé et les infrastructures), un moyen de concrétiser enfin le concept d’immigration choisie (ni le Canada ni l’Australie ne sont des dictatures fascistes), et une façon de canaliser les inégalités (flux entrants de classes moyennes et non plus d’étrangers polarisés). Nos normaliens de Boston, Paris et San Francisco qui multiplient les thèses sur les atroces inégalités entre deux avions, qu’en pensent-ils ? Je gage qu’ils connaissent bien la formule de Milton Friedman (« vous ne pouvez pas avoir simultanément une immigration libre et un état providence toujours plus développé »), qu’ils lui reconnaissent une logique certaine à ce stade de la mondialisation et à ce stade de dégradation de nos finances publiques, mais qu’ils ne l’apprécient guère…

Plus généralement, agir en profondeur sur la démographie, et sur des données à la fois monétaires (les dossiers de surendettement à la Banque de France…) et structurelles (réduire le dualisme hypocrite du marché du travail hexagonal !!), offrirait une large palette de possibilités nouvelles, et les économistes auraient leur mot à dire puisque l’on toucherait à la concurrence, à la structure des incitations, etc. Dans le champ fiscal, qui est un champ de mines et où on trouve déjà beaucoup de monde, le poids des habitudes est très fort, les positions des uns et des autres sont des tranchées, et de toute façon on arrive tard, le mal est déjà fait : on parle d’inégalités qui sont déjà en place, souvent cristallisées. Mieux vaudrait travailler à un système moins générateurs d’écarts, ou d’écarts plus légitimes ; un système plus focalisé sur la lutte contre la pauvreté et contre le chômage que sur la redistribution des classes moyennes supérieures vers les classes moyennes inférieures ; un système plus simple, et mieux expliqué. Deux milliards d’euros de plus via l’ISF quand on en dépense 8 pour l’hydrogène et 7 pour les supercalculateurs, et au moment où presque toute la valeur ajoutée mondiale est aspirée par 5 ou 6 boites californiennes, ce n’est pas de la science économique, c’est du fétichisme, version cargo-cult. Mais cela permet de se dispenser de réflexions nouvelles, d’expérimentations politiquement incorrectes, et d’un choc frontal avec nos nouveaux maîtres qui ne sont plus tant les patrons en haut-de-forme que les banquiers centraux indépendantistes.

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