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Gilles Kepel : "L'enseignement de la langue et de la civilisation arabes en France est aujourd'hui sinistré et nous en pâtissons"
©PHILIPPE LOPEZ / AFP

Débat

L'ancien ministre de l’éducation nationale Luc Ferry a déclaré que l’enseignement de l’arabe à l’école, projet récemment proposé par le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, était « le meilleur moyen de booster la prolifération d’écoles coraniques ». Gilles Kepel n'est pas de cet avis.

Gilles Kepel

Gilles Kepel

Gilles Kepel est politologue, spécialiste de l'islam et du monde arabe contemporain. Il est professeur à l'Institut d'études politiques de Paris et membre de l'Institut universitaire de France.

Il est l'auteur de Passion arabe : Journal 2011-2013, qui a reçu le Prix Pétrarque du meilleur essai de l'année, décerné par France Culture et le journal Le Monde. Plus récemment, Gilles Kepel a publié Terreur dans l'hexagone : Genèse du djihad français aux éditions Gallimard. Celui-ci vient d'être récompensé du prix de la Revue des Deux Mondes.

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Atlantico : Mercredi 7 octobre, l’ancien ministre de l’éducation nationale Luc Ferry a déclaré sur le plateau de CNews que l’enseignement de l’arabe à l’école, projet récemment proposé par le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, était « le meilleur moyen de booster la prolifération d’écoles coraniques ». Certains perçoivent dans ce nouveau projet une récupération positive et bienheureuse, par l’enseignement, de l’arabe laissé trop longtemps aux mains d’un islam politique sous les radars ; d’autres s’inquiètent et voient dans cette mesure un nouveau pas vers la sécession et le séparatisme. Cette nouvelle promesse républicaine est-elle un cadeau empoisonné ? L’école est-elle fois encore guettée par les percées d’identitarisme ? La langue est-elle la voie royale de l’idéologisation ?

Gilles Kepel : L'enseignement de la langue et de la civilisation arabes en France est aujourd'hui sinistré - alors que notre pays a une longue tradition savante en ce domaine qui remonte à la création du collège de France par François Premier. Par la suite, durant la période coloniale l'arabe est même devenu une langue administrative qui servait à gérer l'Afrique du Nord et était enseignée comme telle, parallèlement à sa dimension proprement culturelle. La décolonisation, qui a créé l'illusion que les pays indépendants suivraient exclusivement une voie de développement "à l'Occidentale" (même sous forme soviétique), a eu un effet délétère sur l'intérêt pour cet idiome, qui s'est retrouvé méprisé parce qu'oublié. Aujourd'hui, il est à la fois associé au parler de populations immigrés considérées comme déclassées par une partie de nos compatriotes, et craint, voire détesté, parce qu'il fournit à l'islamisme politique voire au terrorisme jihadiste son vocabulaire de référence. En conséquence il pâtit d'un statut dévalorisé dans l'enseignement secondaire - où même la plupart des parents d'origine maghrébine soucieux de l'ascension sociale de leurs enfants ne veulent pas qu'ils l'apprennent - et son principal lieu d'apprentissage réside dans les milliers d'associations qui gravitent autour des mosquées, dont certaines - pas toutes bien évidemment - en ont un usage idéologique qui promeut cette langue comme un vecteur du sacré dans un sens à la fois restrictif et porteur d'un rupture culturelle avec les valeurs libérales de notre société. C'est une catastrophe - sur laquelle l'arabisant que je suis a alerté depuis longtemps les pouvoirs publics, mais aucune politique n'a été menée pour y remédier. Pour moi, qui ne suis pas d'origine arabe, son apprentissage - décidé par curiosité à la suite d'un voyage au Levant en 1974, quand j'avais 19 ans - a été la clef de la découverte d'un univers extrêmement riche et qui fait partie intégrante de la culture globale d'un Français d'aujourd'hui, même si cela est généralement occulté, voire refoulé, par ceux à qui pareil constat fait horreur. 

En ce sens, dans le débat que vous mentionnez, je suis tout à fait en accord avec Gérald Darmanin, et je me réjouis qu'il tienne ces propos, eu égard à la fois à sa fonction et à ses origines qu'il évoque, car une meilleure de connaissance de l'arabe peut nous permettre de mieux décrypter les mouvements et les débats qui adviennent dans les sociétés qui l'utilisent - y compris ceux de leurs enfants qui sont nos concitoyens. On se rendra compte qu'il existe dans la culture arabe tout une tradition intellectuelle qui ne se réduit pas aux harangues salafistes ou fréristes, mais qui est aujourd'hui maintenue sous le boisseau dans notre pays car les doctrinaires et autres psalmodieurs qui la prêchent en épurent l'existence même. Quant à ces idéologies elles-mêmes, pour en analyser les ressorts, les modes de mobilisation voire le type de menace qu'elles font peser sur notre société, il est évidemment nécessaire de maîtriser leurs référentiels langagiers. Je suis convaincu que les errements de la lutte anti-terroriste lorsque son patron faisait de Mohamed Merah un "loup solitaire" auraient pu être évités si les responsables avaient lu ce que mes collègues arabisants et moi-même avions découvert dans la littérature jihadiste en langue arabe (que nous avions traduite..) et qui prônait l'organisation réticulaire des activistes violents puis le "désaveu" (al bara'a) d'avec la société "infidèle" aboutissant à sa balkanisation puis sa conquête - le "séparatisme" pour le dire avec les mots du projet de loi qui va être débattu.  Mais c'était l'époque où dominait la doxa prêchée par Olivier Roy, très en cour à Paris et à Bruxelles et y captant tous les crédits de recherches au détriment des arabisants, doxa selon laquelle : " Il est inutile de connaître l'arabe pour comprendre ce qui se passe en banlieue" (lui-même ignorant cette langue, et légitimant ipso facto ses interlocuteurs politiques qui l'ignoraient également ). 

Connaître l'arabe dans toute son extension culturelle, c'est donc à la fois rendre justice à une civilisation qui ne se réduit nullement au militantisme islamiste, et aussi décrypter le projet politique de celui-ci dans sa réalité et non via des  propos lénifiants en français adoptés pour des raisons tactiques. En tous cas je peux témoigner de l'engouement remarquable dont l'apprentissage de l'arabe fait l'objet auprès des étudiants de notre master "Moyen-Orient Méditerranée" à l'École Normale Supérieure, et il en est de même à Sciences Po. Mais ce serait encore mieux si parmi nos étudiants on comptait aussi des élèves qui avaient appris cette langue dès le lycée ! 

A lire aussi sur ce sujet, notre interview de Boualem Sansal : Séparatisme, les pièges de l’enseignement de l’arabe à l'école

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