Cour suprême : ce que la démocratie et l’état de droit américains doivent aussi aux juges conservateurs<!-- --> | Atlantico.fr
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Ruth Bader Ginsburg cour suprême des Etats-Unis
Ruth Bader Ginsburg cour suprême des Etats-Unis
©SAUL LOEB / AFP

Succession de Ruth Bader Ginsburg

La juge à la Cour suprême américaine Ruth Bader Ginsburg est décédée le 18 septembre. Sa succession est au coeur des débats avant l’élection présidentielle. Donald Trump a déclaré qu’il désignerait dès cette semaine un nouveau juge à la Cour suprême. Cette institution pourrait arbitrer l’issue du scrutin présidentiel, en cas de litige.

Gérald Olivier

Gérald Olivier

Gérald Olivier est journaliste et  partage sa vie entre la France et les États-Unis. Titulaire d’un Master of Arts en Histoire américaine de l’Université de Californie, il a été le correspondant du groupe Valmonde sur la côte ouest dans les années 1990, avant de rentrer en France pour occuper le poste de rédacteur en chef au mensuel Le Spectacle du Monde. Il est aujourd'hui consultant en communications et médias et se consacre à son blog « France-Amérique »

Il est aussi chercheur associé à  l'IPSE, Institut Prospective et Sécurité en Europe.

Il est l'auteur de "Mitt Romney ou le renouveau du mythe américain", paru chez Picollec on Octobre 2012 et "Cover Up, l'Amérique, le Clan Biden et l'Etat profond" aux éditions Konfident.

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Rien ne va plus chez les Démocrates depuis le décès de Ruth Bader Ginsburg, juge à la Cour Suprême des Etats-Unis! Les choses n’allaient pas très fort déjà -la campagne de Joe Biden suscitant peu d’enthousiasme auprès des électeurs-  mais la disparition soudaine, à 87 ans,  de cette icône progressiste est une catastrophe de plus pour le parti de la gauche américaine. Car ce décès survient au pire moment. A la veille d’une élection générale, où se jouera la présidence des Etats-Unis et le renouvellement du Congrès. Or Trump est toujours président et c’est lui qui pourrait tirer profit de la situation en nommant un troisième juge à la Cour Suprême. Du jamais vu en un seul mandat présidentiel…. 

A y bien regarder cependant, les Démocrates ne font que récolter ce qu’ils ont semé depuis des décennies. La Cour Suprême a pris une importance considérable dans la vie politique des Etats-Unis à leur incitation. Et si les Républicains ont une chance unique de tirer profit de la disparition de celle que les médis branchés désignaient par ses simples initiales RBG , c’est parce que les Démocrates, eux-mêmes, ont changé les règles du jeu il y a peu. Persuadés que le pouvoir resterait entre leurs mains pour longtemps. Tel est pris qui croyait prendre. 

Quelques explications et rappels s’imposent pour comprendre ce qui est en train de se jouer aux Etats-Unis. 

La Cour Suprême des Etats-Unis est la plus haute cour de justice nationale. Elle constitue le sommet de l’appareil judiciaire fédéral, troisième branche du gouvernement, avec l’exécutif (le président) et le législatif (le Congrès, composé de la chambre des représentants et du sénat). La Cour suprême a deux fonctions principales :

1 - elle représente l’ultime cour d’appel pour tous les conflits juridiques ;

2 - elle est l’ultime arbitre quant à l’interprétation de la Constitution – qui date de 1787 – afin d’en adapter régulièrement les règles à un  monde en perpétuel mouvement. 

La Cour Suprême se compose de neuf juges nommés à vie par le Président. Ses décisions se prennent à la majorité simple. Cinq voix concordantes sont  suffisantes pour constituer une opinion majoritaire, faisant acte de loi fédérale. 

Au cours de dernières décennies la Cour Suprême s’est ainsi vu régulièrement sollicitée pour trancher un certain nombre des questions de société à commencer par la légalisation de l’avortement, la dépénalisation de certaines drogues, le mariage homosexuel, la régulation des armes, la recherche sur les cellules souches, l’immigration clandestine et son contrôle, l’exercice de la liberté de religion, etc…

Toutes ces questions auraient pu, et sans doute, du faire l’objet de lois, présentées au Congrès, où siègent les élus du peuples, débattues puis votées et signées par le président, qui lui-même tient son mandat du peuple… Mais parvenir à réunir une majorité de 435 députés, et de 100 sénateurs dont les mandats se limitent à deux et six ans n’est pas simple. Il est beaucoup plus facile de trouver cinq juges, élus par personne mais au contraire nommés par le président pour faire un travail équivalent… 

C’est ce que les Démocrates ont commencé de faire dans les années soixante -dix, sans jamais s’arrêter depuis, trop satisfaits des résultats obtenus… Cela s’appelle en anglais « judicial activism », et consiste à profiter de la troisième branche du pouvoir pour changer la société en nommant à la Cour Suprême des juges progressistes qui auront une interprétation socio-libérale de la constitution et soutiendront, sans en avoir l’air, l’agenda de la gauche. 

La seule condition à ce petit jeu est de rigoureusement contrôler qui siège à la Cour Suprême. Cela veut dire faire barrage à tous les juges conservateurs, n’autoriser que des juges progressistes, et si possible retourner les juges centristes pour en faire des alliés objectifs…

Pendant plus de cinquante ans, de 1960 à 2016, cela a merveilleusement fonctionné pour les Démocrates. Mais tout récemment la machine s’est enrayée. A présent rien ne va plus. 

Du fait de l’alternance entre présidents Républicains et Démocrates à la Maison Blanche, les deux campas ont tour à tour l’occasion de nommer des juges à la cour Suprême, au fur et à mesure des décès et démissions. Au cours des dernières décennies, la Cour a souvent eu quatre juges « progressistes » et quatre juges « conservateurs », avec un neuvième juge plus neutre faisant effet de vote décisif (swing vote). 

C’était le cas jusqu’au décès de RBG. la Cour comptait quatre juges progressistes : Ruth Bader Ginsburg elle-même, la doyenne nommée par Bill clinton en 1993, Stephen Breyer, nommé également par Clinton, Sonya Sotomayor nommée par Barack Obama en 2009 et Elena Kagan nommée par le même Obama en 2010. Le camp conservateur comptait , à priori cinq juges, Clarence Thomas, juge noire placé là par George Bush père, Joseph Alito et John Roberts, le président de cette Cour,  nommés tous deux par George Bush fils, ainsi que Neil Gorsuch et Brett Kavannaugh nommés par Donald Trump. 

Il est aussi arrivé que des juges nommés par des présidents Républicains, se rallient progressivement au camp Démocrate. Anthony Kennedy , nommé par Ronald Reagan en 1987 et retraité de la cour en 2018, était devenu un centriste de gauche. Sandra Day  O Connor, première femme à siéger, nommée par Reagan en 1982 et qui s’était retirée vingt-cinq ans plus tard avait également tourné le dos au camp conservateur. David Souter, nommé par George Bush père n’avait de conservateur que l’étiquette. De sorte que les Démocrates ont pu jouir d’une majorité objective à la Cour pendant des années. 

Tout cela a cessé. Donald Trump a pu nommer deux juges depuis son entrée à la Maison Blanche et la majorité est désormais de cinq contre quatre en faveur des conservateurs. Le siège laissé vacant par Ruth Ginsburg offre au président Trump, assuré de rester à la Maison Blanche au moins jusqu’au 20 janvier 2021, d y placer un juge conservateur et de porter cette majorité à six voix contre trois ! 

Dès lors la Cour Suprême ne serait plus le lieu privilégié de l’activisme progressiste mais deviendrait au contraire le siège de la contre révolution conservatrice. C’est cela que les Démocrates ne peuvent pas supporter. 

Ce sont pourtant eux qui ont mis ce système en place et en ont longuement profité. 

Tout a commencé en 1973, avec une décision capitale, qui a profondément et durablement divisé la société américaine, l’affaire « Roe v Wade » qui a de facto légalisé l’avortement.  

Il n’existe pas de loi aux Etats-Unis stipulant le « droit d’une femme à interrompre sa grossesse », comme c’est le cas en France depuis la loi Weil (1975). L’avortement est néanmoins légal, autorisé et remboursé, sur tout le territoire américain depuis la décision de la Cour Suprême dans l’affaire « Roe v Wade » en 1973. Jane Roe (un pseudonyme) avait attaqué en justice l’Etat du Texas, représenté par le procureur de son conté, Henry Wade, parce que cet Etat lui interdisait d’avorter, alors qu’elle était déjà mère de trois enfants. L’affaire était montée très vite jusqu’à la Cour Suprême, qui ne comptait que des hommes, et avait statué à sept contre deux que le XIVe amendement de la Constitution  - voté en 1868,  garantissant l’égalité des droits à tous les citoyens et censé protéger les esclaves récemment affranchis – rendait l’interdiction d’avorter imposée au Texas inconstitutionnelle et protégeait au contraire un « droit à la vie privée » autorisant une femme a disposer librement de son corps. Dès lors l’Etat ne pouvait interdire à une femme de recourir à un avortement si tel était son souhait… 

Cette décision avait fait l’effet d’une bombe. Une moitié de l’Amérique avait explosé de joie, se sentant libérée d’un poids. L’autre avait pleuré de dépit. Car les Américains étaient loin d’être unanimes sur le sujet. Le pays en était sorti divisé. Les progressistes jurant de poursuivre sur la voix des avancées sociales. Les conservateurs jurant de revenir en arrière… un jour. 

Les deux grands partis avaient instantanément compris les implications de cette décision. La Cour Suprême pouvait devenir un instrument du changement social. Certes cela représentait une violation de la séparation des pouvoirs, puisque le « judiciaire » était appelé à faire le travail du « législatif », mais au diable ces distinctions sémantiques, la société pouvait évoluer tellement plus vite…Dès lors les  Démocrates allaient s’efforcer des nommer des juges « activistes », à la pointe du progressisme, et susceptibles d’interpréter la constitution dans un sens social-libéral. 

Les Républicains allaient au contraire nommer des juges rigoristes,  attachés à une interprétation littérale de la constitution et limitant les extrapolations utilisées pour justifier une quantité quasi infinie de nouveaux droits.

La plus violente confrontation entre les deux camps survint en 1987 à l’occasion de la nomination par Ronald Reagan du Juge Robert Bork, à la Cour Suprême.  Bork était un conservateur de la vieille école, opposée au droit à l’avortement et à beaucoup d’autres causes progressistes. Son audience de confirmation devant la commission judiciaire du Sénat, présidée alors par un certain sénateur Joe Biden, devint une joute idéologique dont Bork sorti battuu.SA nomination fut rejeté par le Sénat alors à majorité Démocrate. 

Bork avait alors dénoncé une cour « politisée », attachée à nommer des juges dont le rôle n’était plus d’interpréter la Constitution et de « dire » la loi, mais de l’adapter aux mœurs et à la moralité dominantes.

Quatre ans plus tard, la nomination du juge Clarence Thomas donnait lieu à une autre joute mémorable. Toujours sous la baguette du sénateur Joe Biden. Clarence Thomas était un juge Noir, proposé par le président George Bush père. Sa nomination faisait suite au décès de Thurgood Masrshall, le premier juge Noir de la Cour, membre de son aile sociale-libéral. Thomas était un conservateur, en dépit d’être Noir… Les Démocrates furent vent debout contre sa nomination. Lors des audiences, une jeune clerc du nom d’Anita Hill  l’accusa de harcèlement sexuel. Ses accusations ne furent jamais démontrées. Lui se défendit. Mais sa réputation fut brisée. Il fut confirmé par le Sénat et, à ce jour, siège toujours à la cour. Il en est même devenu le juge le plus expérimenté avec plus de vingt-sept ans de présence. Mais il a été le plus discret de tous les juges  passés par ce banc. C’est un pilier du camp conservateur mais c’est aussi un homme qui a perdu ses illusions sur ses compatriotes et sur la société américaine. 

Ce qui est arrivé à Clarence Thomas, se reproduisit trente ans plus tard ou presque contre le juge Bret Kavanaugh, nommé par le président Trump en 2018. Accusé d’un viol soit disant survenu trente-cinq ans plus tôt, par une femme qui ne s’était jamais manifestée jusqu’alors et dont le récit ne fut corroboré par aucun témoin, Kavanaugh fut la victime d’un lynchage médiatique en règle ! 

La raison de cette violence tenait à l’équilibre de la Cour. Kavanaugh, catholique et conservateur, succédait à Anthony Kennedy, un juge centriste, plus souvent allié au camp progressiste qu’au camp conservateur. Kavanaugh faisait soudain pencher la balance dans l’autre Le décès de RBG risque d’amplifier cette tendance. 

D’autant plus qu’entre temps les Démocrates ont eu même simplifié et facilité le processus de confirmation. La règle voulait qu’il faille le vote de 60 sénateurs sur 100 pour confirmer un juge à la Cour Suprême. Cette super-majorité garantissait un effort « bi-partisan » pour confirmer sa nomination. Afin de sortir le processus des contingences de la politique politicienne. Cette règle a été éliminée en 2013 par les Démocrates et étendue par les Républicains en 2018. Désormais une majorité simple des sénateurs suffit à confirmer une nomination à la Cour Suprême…

Les audiences de confirmation du juge Kavanaugh ayant tourné au cirque médiatique, cette étape du processus de confirmation risque aussi de passer à la trappe. D’autant qu’il n’est aucunement obligatoire mais constituait une simple courtoisie. Il est plus que probable que la Républicains procèdent directement au vote. Les Démocrates n’y peuvent rien. 

Même s’ils remportent les élections du 3 novembre, et regagnent la majorité au Sénat (ce qui est loin d’être garanti) le nouveau Sénat ne prendre ses fonctions qu’en janvier 2021 et la succession de RBG sera alors de la vieille histoire…

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