Névrose collective : l’Europe pétrifiée face à la crise des migrants qui se noue à ses portes<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Europe
camp de moria migrants immigration Grèce
camp de moria migrants immigration Grèce
©Angelos Tzortzinis / AFP

Camp de Moria

Alors que l’incendie du camp de migrants de l’île de Lesbos a ramené les projecteurs sur la question des migrants, la commission de Bruxelles prépare un pacte pour les migrations qu’elle doit présenter ce 23 septembre. L’UE demeure pourtant plus que jamais divisée sur le sujet.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

Voir la bio »
Arnaud Lachaize

Arnaud Lachaize

Arnaud Lachaize est universitaire, juriste et historien. 

Voir la bio »

Atlantico.fr : L’incendie qui a ravagé le camp de Moria sur l’île de Lesbos en Grèce a remis les projecteurs sur la question du traitement des réfugiés par l’Union européenne. Et rappelé la profondeur des divergences européennes sur le sujet, l’Allemagne ayant décidé de recueillir plusieurs milliers de personnes quand l’Autriche annonçait ne vouloir en accueillir aucune. Alors que la Commission européenne doit présenter un nouveau Pacte sur les migrations le 23 septembre, l’Europe est toujours aussi divisée qu’en 2015 au pic de la crise des migrants. Après une phase initiale de « bazar » généralisé, l’UE est pourtant parvenue à s’entendre face à la crise du Covid en mettant notamment en place un budget et des dettes communes. L’immigration est-elle le sujet maudit de l’Union ? Allons-nous vers un Pacte de faux semblants ou d’efficacité ?

Arnaud Lachaize : D’abord, il faut dire que contrairement à un slogan mensonger, l’Europe n’a rien d’une forteresse. Selon les statistiques internationales (rapport SOPEMI de l’OCDE), elle est, depuis le début des années 2000, le continent le plus ouvert aux migrations avec environ 1,4 à 2 millions de ressortissants de pays tiers (hors UE) accueillis chaque année, soit davantage que les Etats-Unis. Depuis longtemps, l’Europe tente de se mettre d’accord sur une politique migratoire commune : convention de Schengen de 1990, traité de Maastricht en 1992, traité d’Amsterdam en 1997. 

La crise migratoire de 2015 a balayé cet effort commun. En quelques mois, un million de réfugiés supplémentaires sont arrivés à travers la Méditerranée, chassés par les guerres du Moyen-Orient, un mouvement auquel est venu se greffer des flux de migrants fuyant la misère, sans que la distinction entre les deux soit toujours évidente. Ce phénomène a eu des conséquences politiques stratosphériques. Les Européens se sont violemment déchirés. L’Allemagne a soudain rompu avec toute logique européenne. En dehors de toute concertation avec ses partenaires, elle s’est proclamée « ouverte », Mme Merkel se présentant en « mère des réfugiés ». Puis devant le séisme qui s’est déclenché, de gigantesques vagues d’arrivées, elle a changé de cap en voulant, avec l’aide de la Commission, imposer à ses partenaires des quotas d’accueil. La Grande-Bretagne s’est révoltée contre ce coup de force. D’où le Brexit. La Pologne, la Hongrie la République tchèque sont entrées en rébellion. La Grèce et l’Italie ont refusé de subir le poids de nouvelles arrivées massives. Il n’est pas exagéré de dire que la crise des migrants a fait exploser tout esprit de solidarité européenne. 

Edouard Husson : L’Union Européenne est-elle plus qu’une communauté économique ? On voit bien que la Commission européenne rêverait d’imposer un agenda pro-migrants à l’échelle des 27. Et que certains gouvernements, comme celui de Madame Merkel y sont favorables. Mais l’immigration ne fait-elle pas toucher du doigt l’inexistence de l’Union Européenne dans le domaine politique? Avec l’accueil de l’étranger, on touche à l’identité, à la culture, au pacte social. Nos sociétés à fondation judéo-chrétienne font de l’accueil de l’étranger en situation de détresse un principe fondateur. Mais cet accueil fait partie d’un ensemble plus vaste, celui de la charité, c’est-à-dire de la capacité à donner tout son soin à une personne dans la durée. Cela amène rapidement au constat que l’accueil de l’étranger en situation de détresse ne peut pas concerner un nombre d’individus supérieur à celui dont on peut décemment s’occuper de manière personnalisée et durable. Or nous avons passé ce seuil depuis très longtemps. L’attitude de nos gouvernements et de nos bien pensants n’a d’ailleurs pas grand chose à voir avec la charité fondatrice de l’Occident: on est dans une idéologie selon laquelle ce qui est étranger est mieux que ce qui est national et on se préoccupe peu des gens que l’on a laissés rentrer sauf pour justifier, régulièrement, les coups de canif qu’ils donnent au contrat social. C’est la raison pour laquelle un nouveau pacte européen sera une cote mal taillée: les pays fidèles aux pratiques historiques de l’Europe, comme la Hongrie, bloqueront autant qu’ils le peuvent l’alliance entre la Commission et l’Allemagne Pour faire avancer un agenda idéologique. La France et l’Italie, dépendantes financièrement de la garantie de l’UE sur leurs dettes, louvoieront, contre leurs intérêts nationaux.

Quelles pourraient être les fondements d’un compromis raisonnable qui conjugue à la fois divergences entre États membres, prise en compte des difficultés économiques et sociales d'intégration et nécessité de ne pas laisser pourrir la situation -encore plus au regard des tensions qui s'accumulent en Méditerranée orientale ou en Afrique subsaharienne ?

Arnaud Lachaize : Il est impossible d’imposer aux Etats-nations des quotas européens de migrants. Tel est, depuis au moins 30 ans le rêve de l’Allemagne, réactivé par la crise des migrants. L’Allemagne qui est le premier pays d’accueil en Europe a toujours rêvé d’être le centre d’une grande plate-forme de redistribution des migrants et réfugiés dans toute l’Europe. Or, dès lors que l’Europe se définit, non comme un Etat-fédéral, mais comme une union d’Etats indépendants, il est difficilement concevable d’obliger tel ou tel Etat à recevoir un quota de migrants imposé par l’Europe. 

Les opinions publiques, dans leur globalité, en dehors de quelques franges extrémistes, ne sont ni racistes, ni xénophobes. Elles sont largement convaincues que l’Europe ne peut pas se hérisser de barricades et refuser toute forme d’immigration. D’ailleurs, des pays comme l’Allemagne ou l’Italie dont le taux de fécondité de 1,5 enfant par femme n’assurant pas le renouvellement des générations, ont besoin de l’immigration pour leur survie à long terme. Ce qui est insupportable aux Européens, ce sont les trafics esclavagistes de personnes humaines organisés par les filières criminelles qui forcent la main des Etats.  L’immigration n’est acceptable et bienvenue qu’à la condition de s’effectuer dans le respect des principes des Etats de droit. Une immigration qui échappe à la maîtrise de de l’Etat favorise l’exclusion et la révolte des nouvelles populations, venues de pays de culture éloignées des modes de vies européens et favorise ainsi le chaos dans les pays d’accueil tout en déstabilisant les pays d’origine privés des forces vives nécessaires à leur développement.  

Une politique européenne doit dès lors se fonder sur des règles claires et simples, aujourd’hui totalement oubliées : une tolérance zéro face à l’immigration clandestine qui ne doit plus être tolérée, et le raccompagnement systématique, avec toutes les précautions médicales et juridiques nécessaires, des migrants entrés frauduleusement ; une guerre impitoyable contre les filières esclavagistes par un blocus maritime des points d’embarquement ; des passerelles ouvertes pour permettre l’accueil d’une immigration dont chaque Etat, volontairement, peut avoir besoin pour des raison économiques ou démographiques ; le respect du droit d’asile offert aux seules victimes authentiques de persécutions ; un plan massif d’aide au développement des pays d’origine pour leur permettre d’offrir des emplois et des conditions de vie dignes à leurs ressortissants. 

Edouard Husson : Il n’y a aucune politique viable d’immigration continue sur le continent européen. La meilleure preuve en est apportée par l’Allemagne dont le gouvernement, très hypocritement, entreprend de faire repartir des immigrés de la vague 2014-2016, avec plus ou moins de succès. L’incendie de Lesbos ne fait que confirmer que la situation n’est pas viable. Il faut non seulement tarir complètement les flux mais s’occuper de démanteler les filières d’immigration organisée: nous avons des marines de guerre, elles doivent escorter les navires des ONG immigrationnistes vers d’autres eaux. Nous nous gargarisons de défense européenne: il faut neutraliser, par des opérations de nos services ou de nos commandos, les filières de passeurs. Nous voulons avoir une politique étrangère commune? Eh bien, faisons pression sur les Etats du sud de la Méditerranée et sur la Turquie pour que cessent le laxisme et le chantage à l’immigration. Quant à la situation dans nos pays, elle demande un changement complet de mentalité. Il devient urgent de réserver les prestations sociales aux seuls nationaux et de taxer de manière dissuasive les flux financiers vers les pays d’origine.

Quels Etats ont le plus d'influence en la matière actuellement à Bruxelles ?

Arnaud Lachaize : Depuis la crise des migrants, on observe une véritable osmose entre l’Allemagne et la Commission européenne. C’est l’Allemagne qui dicte les principes de la politique européenne de l’immigration, notamment une négociation avec la Turquie de Erdogan pour qu’elle accepte de retenir les migrants du Moyen-Orient au risque est de faire de l’Europe l’otage de la Turquie. C’est l’Allemagne qui remet constamment sur la table son projet de quotas européens, ne supportant pas que les autres pays (sauf la France) lui tiennent tête sur ce sujet. Le pacte sur l’immigration pourrait relancer l’utopie d’un vaste programme de répartition autoritaire des migrants ou réfugiés sur toute l’Europe. 

Edouard Husson : Nous sommes dans un bras de fer permanent. L’Allemagne voudrait bien se décharger d’une partie du poids de l’immigration qu’elle a imprudemment accueillie en faisant adopter un système communautaire de quotas d’accueil. Les pays du groupe de Visegrad sont depuis le départ debout sur la pédale de frein. Quand j’entends dire que la France se laisse imposer une ou plusieurs politiques par l’Allemagne au sein de l’UE, je conseille de regarder comme la Hongrie, dont le PIB est dix fois inférieur au nôtre, impose sa volonté à l’Allemagne. De plus en plus, la Grèce et l’Italie s’opposent aux politiques européennes pro-immigration mais ces deux pays, comme la France, sont, à la différence du groupe de Visegrad, dans une situation budgétaire et financière qui les met à la merci des pressions de Berlin et de la Commission.

La France est-elle claire dans sa vision comme dans sa politique concrète sur le sujet des migrants ?  

Arnaud Lachaize : La France s’est clairement placée dans le sillage de l’Allemagne. M. Macron, futur président, en pleine crise des migrants, voyait dans l’accueil massif des réfugiés, à l’unisson avec Mme Merkel et la Commission, une « opportunité » (7 septembre 2015). Cette politique de l’accueil est aujourd’hui mise en œuvre. Les statistiques montrent une forte hausse des flux migratoires sur la France. Le nombre des premiers titres de séjour délivrés aux primo arrivants était d’environ 100 000 par an dans les années 1990, stabilisés autour de 200 000 dans les années 2000, aujourd’hui ils atteignent 260 000 en 2019. Quant au nombre des demandeurs d’asile (non inclus dans les précédents), il est passé de 20 000 dans les années 1990 à 140 000 en 2019. Cette politique est d’une grande hypocrisie : les coups de menton et les proclamations de fermeté des dirigeants français, destinés à l’opinion publique, donnent l’illusion d’une volonté de contrôle des flux qui agite les belles consciences de gauche. Mais dans la réalité, l’Etat a renoncé à toute véritable maîtrise de l’asile et de l’immigration. D’ailleurs, cette hypocrisie se manifeste dans l’attitude des autorités face aux filières esclavagistes en Méditerranée : il n’est pas question d’accepter, pour l’image médiatique, des débarquements dans les ports français. Mais en revanche, le pouvoir accepte une logique de partage sous forme de quotas inspirée par l’Allemagne des migrants débarqués en Grèce, en Espagne, ou en Italie dans le cadre des trafics de personnes. 

Edouard Husson : Dans ce domaine comme dans d’autres, Emmanuel Macron est dans le « en même temps », c’est-à-dire dans le « n’importe quoi » (au sens littéral). Rappelons-nous les envolées lyriques du début janvier 2017, quand il faisait l’éloge de la politique de Madame Merkel, qui venait de laisser entrer des centaines de milliers d’immigrants d’un coup. Au fond, représentant du mondialisme finissant, Emmanuel Macron est sur la même ligne que Madame Merkel. Et il s’est dit longtemps que l’immigration peu contrôlée était un chiffon rouge pour entretenir son adversaire idéal de second tour, Madame Le Pen. Pour autant, le président est de plus en plus dépendant d’un électorat de centre-droit qui est sa seule chance de réélection. Donc le discours est devenu plus pragmatique, avec des accents sécuritaires et anti-séparatisme, une interview à Valeurs Actuelles etc...A Bruxelles, Emmanuel Macron fait en sorte d’avoir l’air accueillant (en faisant la leçon à l’Italie ou aux pays du groupe de Visegrad) tout en s’efforçant d’accueillir le moins possibles de nouveaux immigrés. Tout est bon qui serve à sa réélection: le curseur est actuellement posé sur un accord européen qui limite l’effort à faire pour accueillir de nouveaux migrants. Peu importe quoi, n’importe quoi pourvu que l’on soit réélu.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !