Révoltant ? Bridgestone, la dissolution du macronisme et les dangers du volontarisme politique mal ciblé<!-- --> | Atlantico.fr
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©DENIS CHARLET / AFP

Crise sociale

L'Etat s'insurge contre le sort réservé à Bridgestone. L'usine de pneus de Béthune va fermer. 900 emplois vont être impactés. Cette crise n'est-elle pas une preuve de l'impasse du gouvernement ?

Loïk Le Floch-Prigent

Loïk Le Floch-Prigent

Loïk Le Floch-Prigent est ancien dirigeant de Elf Aquitaine et Gaz de France, et spécialiste des questions d'énergie. Il est président de la branche industrie du mouvement ETHIC.

 

Ingénieur à l'Institut polytechnique de Grenoble, puis directeur de cabinet du ministre de l'Industrie Pierre Dreyfus (1981-1982), il devient successivement PDG de Rhône-Poulenc (1982-1986), de Elf Aquitaine (1989-1993), de Gaz de France (1993-1996), puis de la SNCF avant de se reconvertir en consultant international spécialisé dans les questions d'énergie (1997-2003).

Dernière publication : Il ne faut pas se tromper, aux Editions Elytel.

Son nom est apparu dans l'affaire Elf en 2003. Il est l'auteur de La bataille de l'industrie aux éditions Jacques-Marie Laffont.

En 2017, il a publié Carnets de route d'un africain.

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Nicolas Marques

Nicolas Marques

est directeur de l'Institut économique Molinari

Docteur en économie (Université d’Aix-Marseille) et diplômé en gestion (EM Lyon), il a débuté sa carrière en enseignant l’économie, avant d’exercer des responsabilités marketing et commerciales dans de grands groupes de gestion d’actifs français.

Chercheur associé depuis la création de l’IEM, en 2003, il est devenu Directeur général de l’institut en 2019. Il est l’auteur de plusieurs travaux sur les enjeux fiscaux, les finances publiques, la protection sociale ou la contribution des entreprises et membre de la Société du Mont Pèlerin.

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Atlantico.fr : L'État s'insurge contre le sort réservé à Bridgestone: une entreprise notoirement mal gérée qui fabrique des pneus à un moment où une partie de ce même gouvernement et affiliés souhaite une diminution drastique du nombre de voitures en circulation. N'est-ce pas une preuve de l'impasse du gouvernement?

Nicolas Marques : Au-delà de la contradiction que vous soulevez, cela montre le choix d'un traitement politicien et incantatoire d’un sujet qui mérite bien mieux. Les annonces de fermetures d’usines de pneumatiques sont récurrentes en France. On se souvient de Continental en 2009 à Clairoix, Goodyear en 2013 à Amiens, Michelin en 2019 à La Roche-sur-Yon. Cette liste s’allonge avec maintenant Bridgestone à Béthune. Ajoutons que ce phénomène ne touche pas que la France. Outre-Rhin, Continental vient, par exemple, d’annoncer la fermeture d’un site à Aix-la-Chapelle.

C’est tentant de pointer du doigt Bridgestone, entreprise japonaise, en l’affublant de tous les maux. Mais le choix du numéro 1 mondial du pneumatique est compréhensible. Le pneumatique est devenu un marché ultra compétitif, avec la concurrence de plus en plus forte des marques asiatiques à bas coûts, notamment chinoises. Pour quelles raisons un fabriquant de pneumatique, face à des surcapacités de production en Europe, devrait-il privilégier la production française ? L’Hexagone est, en effet, mal positionné en termes de coût du travail, d’impôts de production et d’impôts sur les bénéfices, tout comme sur le plan réglementaire, avec des règles plus contraignantes qu’ailleurs. 

Si quelques avancées ont été faites dans les dernières années, elles sont trop faibles pour changer la donne dans la dynamique globale actuelle. En dépit de la transformation du CICE en baisse pérennes de charges sociales, nous restons les champions européens des prélèvements sur les salariés moyens, avec 55% de pression sociale et fiscale en 2020 selon notre dernière étude annuelle européenne. Malgré la trajectoire de baisse d’impôt sur les sociétés, nous sommes toujours le champion européen du taux marginal d’impôt sur les bénéfices. En dépit de la promesse gouvernementale de baisser les impôts de production de 10 milliards en 2021, nous resterons un champion européen des impôts de production. 
Si le « site France » cherche à améliorer sa performance globale, les progrès sont très lents et insuffisants pour les opérateurs à faibles marges. 

Loïk Le Floch-Prigent : Ce qui se passe dans cette histoire est ahurissant, tandis que le Gouvernement participe depuis des mois à la chasse à l’automobile (et à l’avion), les mêmes s’aperçoivent aujourd’hui qu’une des conséquences va être la fermeture d’usines tournant autour de la voiture, le pneu aujourd’hui, les fonderies pour moteurs diesel hier et les moteurs eux-mêmes demain . Quand on veut dissuader la population de circuler en voiture, à la fin, on vend moins de voitures : pourquoi en garder une si on ne plus s’en servir ? Pourquoi construire des avions si on ne veut limiter les voyages en avion… et ainsi de suite. L’incohérence de la politique gouvernementale apparait au grand jour. Si l’on rajoute à cette observation le fait que le Gouvernement veut choisir dès maintenant la voiture électrique dont l’élément important, la batterie, est fabriquée en Asie et que l’on pousse la circulation des deux roues -motos,  scooters, vélos, trottinettes -dont la construction quasi exclusive est réalisée en Chine on se dit que les pleurs sur la disparition de notre industrie sont  soit hypocrites soit enfantins. Le Gouvernement est effectivement dans une impasse, il veut une réindustrialisation en prenant toutes les décisions contraires à son objectif :vouloir abattre les secteurs automobiles, aéronautiques, nucléaires, thermiques… c’est faire disparaitre des pans entiers de notre appareil productif. On pourrait dire « on s’est trompés par le passé » mais alors il faut préparer la transition et non vouloir la réaliser immédiatement, encore faudrait-il s’assurer que les avions et les automobiles vont disparaitre, ainsi que les centrales électriques nucléaires ou thermiques. On ne peut qu’être effrayé de la pauvreté des commentaires des responsables politiques qui nous assènent que l’entreprise de Béthune était « mal gérée », et eux, ils gèrent bien le pays ? Et vous, vous mettriez votre argent dans l’industrie automobile d’un pays qui n’arrête pas d’en dire le plus grand mal ?  

Emmanuel Macron avait fait du volontarisme politique un étendard durant la dernière présidentielle. L'aide aux entreprises devait s'effectuer par la création d'un contexte macro-économique adéquat. Or le plan de relance s'adresse principalement aux cadres des métropoles. On est en pleine contradiction?

Nicolas Marques : Les dernières années ont montré que la mise en œuvre trop gradualiste et timorée des réformes économiques n’avait pas permis de créer un élan global. La baisse de l’impôt sur les sociétés a été orchestrée sur une durée de 5 ans (celle du quinquennat), un rythme bien trop lent. Le sujet impôt de production commence à peine à être traité. Pourtant cette fiscalité, véritable subvention aux importations, pénalise les activités à marges faibles, ce qui attise naturellement les clivages. 

La vraie mesure profitant au plus grand nombre aurait été une baisse massive des impôts de production. Ces impôts constituent une couche insidieuse et anti-économique. Contrairement à l'impôt sur les sociétés, ils ne sont pas liés aux résultats des entreprises. Contrairement à la TVA, ils sont déconnectés de la valeur ajoutée. Ils ne portent que sur les productions françaises, ce qui en fait des subventions aux importations. Ils sont une aberration dans un monde ouvert.

D’un point de vue économique, ils se retournent contre l’emploi et les salaires ou les consommateurs achetant français. Le gouvernement a promis de baisser cette fiscalité de 10 milliards l’an prochain, mais il faudrait des baisses de 35 voire 50 milliards pour nous ramener au niveau européen ou allemand.

Loïk Le Floch-Prigent : C’est la deuxième incohérence et sans doute la plus grave car elle porte sur la philosophie de l’action publique avec une volonté affichée, celle de donner aux entreprises industrielles les conditions macro-économiques de la croissance et c’est tout l’inverse qui est fait. Les impôts de production qu’aucun autre pays n’a inventé conduisent à une perte de compétitivité de l’industrie française de 3,6 % et notre administration tatillonne , fiscale, environnementale, sociale, harcèle l’industrie au point que beaucoup de délocalisations ont été décidées pour ces raisons. Restaurer notre compétitivité était l’objectif affiché, c’est tout l’inverse qui a eu lieu, avec, en plus, un renchérissement de l’énergie électrique du au programme de développement de l’éolien et du solaire. Les conditions de l’exercice de la profession d’industriel se sont aggravées. Et le feu d’artifice de cette politique c’est le plan dit de relance qui fait des annonces de saupoudrage sur plusieurs années avec un argent dont on ne sait plus d’où il vient et pour réaliser une industrie bureaucratique qui n’existera jamais. L’industrie ce sont des hommes, des femmes et des projets avec une motivation et un esprit de corps , pas une idée d’intellectuel lancée avec la promesse d’argent facile. Cette incompréhension profonde des ressorts du succès industriel est confondante et sans doute le résultat d’une éducation insuffisante de nos « élites ».

Si l'Etat, finalement, intervient dans la gestion d'entreprises comme Bridgestone, en ce cas pourquoi n'a-t-il pas décelé en amont ses difficultés ? Un assouplissement du droit du travail, par exemple, pourrait permettre aux salariés de trouver plus facilement un nouvel emploi…

Nicolas Marques : Cette question est éminemment importante car elle interpelle l’Etat dans son rôle de stratège. S’il doit poser le cadre dans lequel les entreprises opèrent, on reconnaît néanmoins à ces dernières – du fait de leur proximité avec le terrain (consommateurs, concurrents, etc.) – les compétences pour gérer au mieux les contraintes de leur marché respectif. Or, la France impose aussi dans ce domaine un cadre des plus contraignants. Dans l’Indice de flexibilité de l’emploi publié par le Lithuanian Free Market Institute (LFMI) sur la base des données de la Banque Mondiale, la France continue d’occuper la dernière place parmi les 41 pays qui y figurent, notamment du fait de charges sociales particulièrement élevées. L’assouplissement de ce cadre est une priorité en cessant, notamment, de cibler les contrats courts avec de nouvelles taxes.

Loïk Le Floch-Prigent : Notre administration pléthorique a, en principe, tous les moyens pour anticiper les sinistres. Encore faut-il qu’elle soit éduquée puis sollicitée en ce sens . Mais aujourd’hui un administrateur bienveillant à l’égard du tissu industriel dont il est chargé ne pourra pas faire carrière. Que dire d’un Inspecteur du travail qui féliciterait un industriel, d’un inspecteur des impôts ou d’un contrôleur de l’environnement qui  ferait de même ? Il serait suspect de collusion avec les forces du mal. On n’imagine pas combien les administrations centrales comme régionales sont profondément persuadées que les industriels ont une seule ambition, celle de se remplir les poches au détriment de leurs salariés et de leurs clients. Pour l’administration nationale il faut soupçonner et non résoudre avec l’industriel les problèmes de normes et règlementations qu’il rencontre. On peut contester l’abus de ceux-ci, mais le pire n’est pas dans les milliers de pages qui font des producteurs des coupables, mais dans l’application en regardant toujours la lettre et pas l’esprit. Ainsi Bridgestone est accusée immédiatement des pires péchés , politiciens et médias, alors que l’administration devait anticiper et préparer les remèdes, l’usine était sur le pneu bas de gamme, sans investissements majeurs ces dernières années avec une importation de pneus chinois 30 % moins cher. Tout le monde savait cela, et c’est pour cette raison que Michelin a fermé son usine de la Roche sur Yon. Personne parmi les responsables ne devrait avoir le droit de manifester de la surprise , pas plus que de pousser des cris d’Orfraie. Les Japonais n’ont pas investi dans un pays qui ne veut plus faire circuler des automobiles et ne veut pas protéger son marché intérieur d’un quasi-dumping chinois, le Gouvernement aurait pu examiner la qualité des pneus réalisé ailleurs, leur faire respecter les normes dont nous sommes abreuvés, il y avait de l’espace pour prévoir le sinistre, le retarder et préparer avec l’entreprise japonaise la modernisation ou le remplacement ! Mais pour cela il faut une volonté nationale de conserver notre industrie, volonté absente du quotidien administratif et qui ne s’exprime hypocritement que lors des catastrophes pour tenter de rassurer le peuple de la détermination de l’Etat : effets de manche et théâtre, jeu de dupes .

"Révoltant, révoltant, révoltant" s'est exclamé Bruno Lemaire, à l'unisson de la majorité, en parlant de l'attitude des dirigeants japonais de Bridgestone. Or d'autres entreprises (et non des moindres si l'on pense à Nokia, Auchan ou encore Airbus) préparent aussi des plans sociaux. La France est-elle prête pour entrer dans la vraie crise sociale? 

Nicolas Marques : Non. Nous entrons, dans cette nouvelle crise, plus affaiblis que nos voisins. Durant la dernière phase de reprise, nous avons bénéficié d’une croissance plus faible qu’ailleurs. Notre chômage est resté plus élevé qu’ailleurs. Il était de 8,4% fin mars, bien au-delà des 6,6% de l'Union européenne et des 3,5% de l'Allemagne. Nous avions 535 000 chômeurs en trop par rapport au niveau moyen de l'Union européenne et 1,5 millions de chômeurs de trop par rapport à l'Allemagne. Contrairement à nos voisins, nous n'avons jamais rétabli nos comptes publics et sociaux. Pire, nous n'avons pas posé les bases d’un réel assainissement.

Les dernières années ont aussi vu monter en puissance des clivages et des conflits. En 2018-2019, nous avons eu la crise des gilets jaunes, consécutive à une énième augmentation de la fiscalité sur l'essence. Soutenue par les uns au motif que cette fiscalité serait une avancée vers un monde plus écologique, elle a, au contraire, suscité l'opposition des Français ayant quotidiennement besoin de leur véhicule. De même, nous avons vécu un psychodrame en 2019-2020 durant plusieurs mois autour de la réforme des retraites. Cette démarche censée être consensuelle était, dans les faits, mal ficelée et anxiogène. Le point commun entre ces épisodes est la recherche effrénée de financements, on pourrait dire d'expédients, destinés à colmater les déséquilibres de nos finances publiques et sociales. La fiscalité est devenue une pomme de discorde sociale. Il devient crucial d’envisager des baisses rapides pour créer un contexte favorable à la reprise et envisager à terme une réduction des déficits publics.

Loïk Le Floch-Prigent : Quelques jours après le tonitruant plan de relance, cette annonce la fiche mal, on affecte donc la révolte. Mais, sans minimiser le drame -encore une fois prévisible- de Béthune , il est d’autres situations bien plus inquiétantes. Avec le souci de plaire aux minorités de l’écologie politique on est en train de jeter aux orties des secteurs entiers de notre appareil productif. Car notre écosystème national a été fortement perturbé par le confinement et le déconfinement relatif. Le domaine de la construction, par exemple s’est beaucoup plus arrêté que dans d’autres pays et il a entrainé des milliers d’entreprises industrielles dans le marasme, notre industrie du tourisme est malade, notre aéronautique, et nous maintenons un programme d’énergies renouvelables insensé basé sur l’importation de matériels, nous aggravons sans cesse notre malaise avec nos incohérences permanentes, notre manque d’anticipation, et nos décisions émotionnelles. Mais le plus grave, dans un Etat centralisé et très administré c’est le poids des dépenses publiques et leur inefficacité, l’irresponsabilité des décideurs qui veulent satisfaire les commentateurs et non résoudre les problèmes de la société française et des français. Des plans sociaux sont en préparation, portant sur des milliers de travailleurs compétents, à quoi sert donc le maillage territorial savamment réparti sur le territoire ? Notre écosystème national vacille, ce n’est pas cette entreprise japonaise qui est en cause mais l’ensemble de nos responsables qui manquent de bon sens et qui ont perdu la culture du résultat. Lorsque l’on entendait les Ministres se réjouir du nombre de prêts garantis par l’Etat et des millions de travailleurs admis au chômage partiel, les industriels responsables qui essayaient de maintenir debout une activité résiduelle étaient atterrés, beaucoup de leurs salariés aussi ! Quelle triste performance était célébrée tous les soirs ! Aujourd’hui il faut retrousser les manches, innover, conquérir, motiver, les mots ne suffisent plus, il faut des actes qui montrent que les responsables ont compris l’importance de l’industrie dirigée par des industriels . Il faut leur faire confiance et leur fournir l’environnement qui leur permette de réussir et non leur dire ce qu’il faut faire.   

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