De Lubrizol à Beyrouth en passant par le pont de Gênes, les leçons des catastrophes sont-elles bien tirées en France ?<!-- --> | Atlantico.fr
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©AFP

Risques à domicile

Les risques industriels ou de défauts des équipements publics comme les ponts ou les barrages sont très documentés. Tout comme l’étaient les pandémies. Le Coronavirus nous a pourtant montré que rien n’était vraiment préparé...

Alain Bonnafous

Alain Bonnafous

Alain Bonnafous est Professeur honoraire à l’Université de Lyon et chercheur au Laboratoire d’Economie des Transports dont il a été le premier directeur. Auteur de nombreuses publications, il a été lauréat du « Jules Dupuit Award » de la World Conference on Transport Research (Lisbonne 2010, décerné tous les trois ans).

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Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Henri de Choudens

Henri de Choudens

Henri de Choudens est ingénieur polytechnicien, ancien président de l’Institut des Risques Majeurs de Grenoble.

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Atlantico.fr : Utilisé comme base de nombreux engrais azotés sous forme de granulés, le nitrate d'ammonium a causé plusieurs accidents industriels, dont l'explosion de l'usine AZF à Toulouse en 2001 et celle de West Fertilizer au Texas en 2013. Peu après cette catastrophe industrielle, de nombreux diagnostics avaient été établis pour garantir la sécurité au sein des industries de ce type. Comment le retour d'expérience suite à une catastrophe industrielle est-il effectué ?  L'incident de l'usine Lubrizol à Rouen a montré que les services de l’Etat étaient largement désorganisés face à un accident de cette ampleur. Les leçons des diagnostics ont-elles été tirées ?

Eric Verhaeghe : Visiblement, la France est autant exposée aujourd'hui à un risque d'explosion comme à Beyrouth ou à Toulouse qu'elle ne l'était il y a plusieurs années. Cette impréparation pose ouvertement la question de la "culture qualité" dans la haute fonction publique, c'est-à-dire la question de sa capacité à revenir sur ses échecs pour améliorer les procédures existantes. On l'a vu avec la question des masques pour le coronavirus, on le voit avec la question de Lubrizol à Rouen, directement liée à votre question. Une commission d'enquête du Sénat a rendu un rapport fin juin sur le sujet. Cette commission montre clairement comment l'incendie à Rouen naît d'une absence de conséquences tirées de l'affaire AZF à Toulouse. En particulier, la haute administration française est incapable de gérer correctement les crises et n'a, sur ce point, mis au point aucun dispositif adapté à son époque. La capacité de l'Etat à dispenser une information claire et précise aux citoyens est au moins aussi nulle que sa capacité à connaître précisément les risques encourus par la population. 

Malgré un drame à Toulouse, malgré un drame à Rouen cette année, la haute administration reste inerte et se montre incapable d'innover en analysant ses procédures, ses échecs, ses points forts, et en améliorant ses modes de fonctionnement au vu de ces constats. Cette inertie administrative est un vrai sujet démocratique aujourd'hui, puisqu'elle montre que les services publics sont dans une démarche de gestion, d'exécution, et certainement pas d'amélioration continue de leurs prestations. 

Alain Bonnafous : Je n’ai évidemment aucune expertise en matière de risques industriels, mais j’ai le sentiment que les catastrophes importantes ou spectaculaires sont suivies d’effets, comme ce fut le cas pour celle de Toulouse : après l’explosion de l’usine AZF, les plans de prévention des risques technologiques (PPRT) ont été créés par la loi «Bachelot» moins de deux ans après. Ils permettent en principe de réduire les risques à la source, de redéfinir les plans d’urbanisme et de construction, et de prendre des mesures allant du renforcement du bâti à l’expropriation pour les riverains les plus exposés. La mise en œuvre des PPRT a été beaucoup plus lente que ne le prescrivait la loi, mais peu à peu il semble qu’il y ait une meilleure maitrise des risques, ce qui ne signifie jamais un risque zéro.

Cet accident a surtout montré que l’information publique n’est jamais suffisante, ni jamais totalement acceptée. Tout se passe comme si un grand soupçon social surplombait cette information. Cela a été observé pareillement dans les épisodes récents de la pandémie, qu’il s’agisse des masques, des tests ou des thérapies.

On peut dire que des leçons ont été tirées dans le cas de l’usine Lubrizol : un rapport de retour d’expérience a été produit par les plus hautes instances de contrôle des cinq ministères concernés en mai dernier, soit 8 mois après l’accident (). Il me semble que c’est un rapport particulièrement solide qui devrait inspirer quelques progrès dans la prévention et la gestion des risques industriels.

Henri de Choudens : Lors de tout accident et bien entendu pour les plus graves, il faut distinguer :

- l'organisation des secours, la gestion de la crise, et le contrôle de l'environnement.

Un retour d'expérience en est bien entendu effectué avec tous les acteurs qui sont intervenus et des mesures sont éventuellement prises pour améliorer si nécessaire leur fonctionnement.

Le retour d'expérience se fait sous le contrôle des autorités gouvernementales, au niveau de l'installation. Si celle-ci révèle des lacunes, des défauts pour des raisons tant économiques que techniques, qu'humaines, elles peuvent bien entendu donner lieu à des suites judiciaires, mais surtout, elles vont se traduire par des recommandations techniques, organisationnelles ou de processus imposées à l'exploitant.

L'application de ces mesures par l'industriel, est contrôlé au cours d'inspections faites par les Inspecteurs des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE, Seveso) qui s'assurent de leur réalisation dans les délais qui ont été fixés à l'exploitant.

Ce retour d'expérience permet-il d'anticiper l'ensemble des risques potentiels qui peuvent survenir dans une usine où l'on manipule du nitrate d'ammonium par exemple ?

Alain Bonnafous : On ne peut pas prétendre anticiper la totalité des risques. On peut s’efforcer de les minimiser. Il faut bien comprendre cependant que cela a un coût. Lors de la mise en œuvre des plans de prévention des risques technologiques, on estimait leur coût à 3 milliards d’euros. C’était une estimation basse et qui ne concernait pas les mesures les plus radicales qui auraient, par exemple, consisté à déporter les usines les plus dangereuses loin des tissus urbanisés. Il y aura donc toujours un arbitrage entre la minimisation des risques et les coûts consentis.

Henri de Choudens : Quelle que soit l'usine qui manipule des produits dangereux, l'exploitation des retours d'expérience d'incidents ou d'accidents, conduit si nécessaire, à imposer aux installations des mesures complémentaires voire des changements de processus propres à améliorer la sécurité de celles-ci, et de l'environnement. Ceci étant, comme il est répété très souvent: le risque zéro n'existe pas.Toutes les leçons tirées des retours d'expérience des incidents et accidents, permettant d'améliorer la sécurité, diminuent sensiblement la probabilité de survenue d'un accident grave et surtout de ses conséquences pour l'environnement, mais ne l'annulent pas complètement.

Des économies sont-elles faites sur la prévention des risques ou l'entretien des équipements publics ?

Alain Bonnafous : Les équipements publics sont soumis aux mêmes arbitrages que ceux qui concernent la sphère privée. Si l’on voulait par exemple supprimer tous les « passages à niveau » qui restent la principale cause des accidents ferroviaires, sachant qu’il y en a un peu plus de 15 000 en France, il faudrait un budget qui représenterait plus de 30 ans de nos investissements ferroviaires. Donc, pendant ces quelques décennies, il faudrait ne faire que cela et laisser se décomposer tout le reste.

La baisse de certains budgets publics a-t-elle entraîné une incapacité d'action de l'État et aggravé l'ampleur de certaines catastrophes survenues ces dernières années en France ? 

Eric Verhaeghe : Il est difficile de parler de baisses de budgets dans un pays où la dépense publique augmente chaque année. C'est le grand credo de la haute fonction publique d'expliquer tous ses manquements par un problème de moyens, sans jamais interroger ses choix ou ses incompétences. Dans le cas du risque Seveso, la commission d'enquête pointe du doigt l'obsolescence réglementaire française qui ne permet pas de connaître l'état des stocks industriels. Autrement dit, on a dénombré en France les sites Seveso, mais on ne sait pas quels sont les produits qui y sont stockés ni dans quelle quantité. Les industriels eux-mêmes ne sont pas tenus de les connaître. Cela pose une sacrée question ! celle de la prise au sérieux des risques et de leurs responsabilités. En cas de survenue d'un accident, ni les industriels ni les pouvoirs publics ne sont en position de savoir clairement quels sont les risques sanitaires encourus par les populations...

Dans cette incurie, la question des moyens est secondaire. Elle a pu exister là où les services de l'Etat ont décidé d'alléger les effectifs de contrôle dédiés au risque industriel pour les redéployer ailleurs. Mais là encore, la question des moyens est un prétexte. La réalité est que les postes de contrôle industriel sont moins prestigieux que les postes "actifs" et que les réductions de moyens ont eu bon dos pour justifier leur diminution. 

Alain Bonnafous : En juillet 2013, le déraillement du train Paris-Limoges tuait sept personnes à Brétigny-sur-Orge et en blessait une trentaine ; en novembre 2015, lors d’essais d'homologation du deuxième tronçon de la nouvelle ligne Est européenne le déraillement du TGV tuait 11 personnes et en blessait plus de quarante. L’effondrement du pont de Mirepoix sur Tarn en novembre 2019 tuait deux personnes. Dans tous les cas, on a parlé des insuffisances de la maintenance de ces infrastructures. En l’état actuel des procédures judiciaires, on ne peut que rejeter cette explication car dans les trois cas des défaillances humaines sont avérées et il appartient à la justice d’en déterminer la gravité.

Même dans le cas de l’effondrement du Pont de Gènes, on ne peut parler d’une cause budgétaire : alors que le projet était bien engagé, c’est l’opposition vigoureuse des écologistes et du Mouvement 5 étoiles (M5S) qui a réussi à empêcher la reconstruction du pont Morandi. Il s’est effondré le 14 août 2018. Six mois plus tôt, le M5S avait obtenu plus de 31 % des suffrages aux législatives, mais il s’est affaissé à 17 % aux européennes 9 mois plus tard. Le drame du pont n’explique pas toute la différence mais semble avoir pesé.

Aujourd’hui, on ne saurait affirmer que des accidents graves ont été consécutifs à des insuffisances de moyens. Cependant, dans la mesure où il y a nécessairement un arbitrage entre les investissements de maintenance et les investissements nouveaux ou de modernisation du réseau, une insuffisance de financement peut provoquer, dans la durée, une dégradation des conditions de sécurité.

C’est typiquement ce qui est arrivé avec l’accident ferroviaire de Hatfield en 2000 en Angleterre. Cette voie avait été identifiée comme dangereuse et sa réfection était programmée en septembre, mais un autre tronçon qui semblait plus dégradé encore a été jugé prioritaire et le chantier a été différé. Survenu le 17 octobre, l’accident n’a fait que 4 morts mais ces circonstances ont entrainé un emballement médiatique tel qu’un programme décennal de réfection complète du réseau a été mis en œuvre, mobilisant le triple de ce qui a été affecté en France à la rénovation du réseau. Cet effort n’est pas étranger au fait que le réseau britannique est le plus sécuritaire d’Europe.

Cela nous suggère qu’il serait pertinent de porter quelque attention aux rapports qui nous alertent sur des dangers qui se précisent sur beaucoup de nos ouvrages d’art.

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