Azerbaïdjan : la Turquie, amie mortelle du régime Aliev ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Défense
Azerbaïdjan drône Arménie
Azerbaïdjan drône Arménie
©KAREN MINASYAN / AFP

Défense

Le secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres, a réclamé ce mercredi, une "désescalade complète et immédiate" et "un retour aux négociations" entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie après les récents combats qui ont de nouveau opposé les deux pays. Laurent Leylekian revient sur les récents incidents entre les deux pays.

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian est analyste politique, spécialiste de la Turquie.

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Les affrontements militaires qui se sont déroulés la semaine dernière à la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont riches d’enseignement et ne resteront pas sans conséquence. A partir du lundi 13 juillet dernier et pendant trois ou quatre jours en effet, les armées de ces deux pays officiellement en guerre se sont disputées le contrôle de positions avancées sur des hauteurs situées en territoire  arménien et dominant la vallée de la Koura côté azerbaïdjanais. Il serait vain et il est sans doute secondaire de chercher l’origine de cette nouvelle escarmouche: volonté azerbaïdjanaise de sécuriser l’une de ses principales voies de transit vers la Géorgie voisine? volonté idoine de l’Arménie de mettre un terme à la menace des snipers de Bakou sur les communautés agricoles frontalières? Simple incident ayant dégénéré ? Au-delà des causes immédiates, on notera simplement que les hostilités - les plus importantes depuis avril 2016 - ont pour une fois éclaté sur la frontière directe entre les deux pays et non pas en limite de la République du Haut-Karabagh que Erevan soutient dans sa lutte d’indépendance contre l’Azerbaïdjan. Ce seul fait n’est cependant pas réellement inédit et des incidents des moindre ampleur émaillent régulièrement le fragile cessez-le-feu régional, comme par exemple les manoeuvres tendues des deux armées sur l’autre frontière arméno-azerbaïdjanaise, à proximité du village arménien de Yeraskh et du village azerbaïdjanais (fantôme) de Sadarak au Nakhitchevan.

Ce qui apparaît nouveau en revanche, c’est la domination militaire assez inattendue dont a fait preuve l’Arménie à cette occasion. Au-delà du décompte macabre des victimes, il n’a pas échappé aux observateurs que l’armée arménienne a été en mesure de mettre en oeuvre l’élimination sélective de hauts gradés azerbaïdjanais à l’aide de drones de production locale et qu’elle a également été en mesure d’abattre une drone Hermes 900 de fabrication israélienne. Pour information, c’est la première fois qu’un tel drone MALE (Moyenne Altitude, Longue Endurance) doté de contre-mesures électroniques avancées est ainsi détruit par un système de missile russe supposé plus rustique mais perfectionné par les spécialistes arméniens. Un évènement qui pourrait influencer les doctrines d’acquisition et d’engagement militaires bien au-delà de la scène régionale du Sud Caucase.

Le premier enseignement qu’on peut tirer de cet affrontement est donc de nature militaire ou, plus précisément, relatif à la communication militaire. Le discours azerbaïdjanais sur la supériorité technologique que lui conférerait ses pétrodollars et la capacité associée d’acquisition de matériel occidental est désormais sérieusement mise à mal. A l’instar d’autres émirats pétroliers, acheter des équipements militaires dispendieux ne garantit pas au régime de  Bakou que son armée sache en tirer partie. Réciproquement, la modestie toute relative de l’Arménie en la matière - Erevan consacre tout de même 5% de son budget à la défense - semble avoir conduit le pays à développer une production militaire domestique relativement avancée et à la capacité de s’en servir. Il est possible que l’Arménie tire là des bénéfices indirects de sa politique d’investissement en matière de hautes technologies, politique qui a permis depuis une demi-douzaine d’années l’éclosion de tout un écosystème de startups en matière d’électronique et d’informatique. Même si Erevan reste particulièrement discret à ce sujet, il est probable que des développements matériels ou logiciels duals aient pu irriguer la R&D militaire du pays, suivant en cela le modèle éprouvé de développement à l’israélienne face à des pays hostiles comptant sur leur réservoir démographique supposé.

Le second enseignement est de nature plus politique et est relatif à la situation géopolitique régionale. Depuis la fin du conflit du Haut-Karabagh, un conflit “gelé” vieux de presque 30 ans qui s’est conclu par un fragile cessez-le-feu en 1994, les trois parties au conflit - Arménie, Azerbaïdjan et Artsakh (ex-Haut-Karabagh) - n’ont pas été en mesure de s’accorder sur les termes d’un traité de paix juste et définitif. Sans revenir sur le détail des positions des uns et des autres, on peut affirmer que l’Arménie et l’Artsakh étaient il y a encore quelques années prêts à des concessions (ce qui n’est peut-être plus vrai aujourd’hui) - notamment sur la rétrocession des territoires entourant la République du Haut-Karabagh et leur servant de glacis militarisé face aux entreprises belliqueuses de Bakou. C’est le régime Aliev au pouvoir à Bakou qui refusait et continue de refuser jusqu’à présent toute concession, exigeant le retour au statu quo ante et déniant du même coup tout droit à l’existence aux populations arméniennes de l’Artsakh.

Ce serait cependant une erreur de croire que le régime Aliev faisait là preuve d’irrationalité, de nationalisme ou d’une quelconque forme d’attachement sincère envers un territoire qui lui est étranger et dont il se soucie en vérité comme d’une guigne. En fait, cette posture opportuniste du régime a pour objectif premier de servir d’exutoire et de diversion à la formidable entreprise de spoliation et d’asservissement qu’il opère sur la population azerbaïdjanaise et à la privation de ses droits fondamentaux. Accessoirement, cette posture d’intransigeance sert également à faire oublier les conditions troubles dans lesquels le père de l’actuel président Aliev a assuré le pouvoir pour son clan, à la faveur d’un coup d’Etat, réalisé en pleine guerre du Karabagh, ayant largement contribué à la défaite militaire azerbaïdjanaise il y a 25 ans.

Ce petit jeu convenait jusqu’à présent au potentat de Bakou et pouvait même servir les desseins troubles de Moscou, pas mécontent de pouvoir monnayer à prix fort son alliance avec l’Arménie tout en vendant des armes à l’Azerbaïdjan et en s’assurant in fine le contrôle de la région selon le bon vieux principe consistant à diviser pour régner.

Or la récente “victoire” arménienne - toute marginale qu’elle est militairement - aura deux conséquences: Côté arménien, elle renforce un peu le premier ministre Nikol Pashinyan en lui conférant le rôle de “commandant en chef” que ses détracteurs lui reprochaient de ne pas avoir mais que possédaient ses deux prédécesseurs, auréolés de leur participation à la victoire de 1994. Mais surtout côté azerbaïdjanais, elle prend Ilham Aliev à son propre jeu: de larges pans de la population azerbaïdjanaise radicalisée, depuis des décennies et par ses propres soins, à la haine anti-arménienne et endoctrinée de sa supériorité militaire supposée cherchent désormais des boucs-émissaires aux “incompréhensibles” revers militaires de l’Azerbaïdjan. Aliev avait besoin d’un fusible et Elmar Mamedyarov, fidèle ministre des Affaires Etrangères en a fait les frais en étant limogé après seize ans de bons et loyaux services. Pas sûr que cela suffise et l’on pourrait voir prochainement d’autres têtes tomber comme par le passé.

Dans ce contexte délétère où il se trouve très fragilisé sur la scène intérieure, il n’est pas certain que le régime azerbaïdjanais soit encore bien inspiré de faire appel à l’allié turc, comme il n’a pourtant pas manqué de le faire. Car si le régime d’Erdogan n’hésite plus à s’engager dans des aventures militaires extérieures - comme en Syrie et en Libye - il semble maintenant privilégier des acteurs islamistes, ceux-là précisément que le père d’Ilham Aliev avait évincé et auxquels ce dernier est régulièrement confronté, par exemple à la frontière iranienne ou dans la presqu’île d'Apchéron. Du reste, des rumeurs persistantes et bien faiblement démenties indiquent qu’Ankara aurait ouvert des centres de recrutement de djihadistes à Afrin, en Syrie pour les envoyer combattre l’Arménie. Autrement dit, si l’ingérence turque ne fait évidemment pas le jeu d’Erevan, ni même celui de Moscou, il est loin d’être acquis qu’elle fasse le jeu de l’actuel homme fort de Bakou auquel Ankara pourrait préférer un nouveau leader plus soumis et plus proche du néo-ottomanisme en vogue dans les cercles du pouvoir turc. On peut même y voir un motif d’espoir: celui que, par réalisme, et Poutine et Aliev conscients de leurs intérêts bien compris s’accordent avec l’Arménie et le Haut-Karabagh pour conclure une paix finale - et en ce qui concerne Aliev pour mettre en veilleuse sa rhétorique arménophobe - plutôt que de laisser le loup turc se réintroduire dans la bergerie caucasienne, au détriment de tous les actuels protagonistes du conflit entre l’Artsakh, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, clan Aliev compris.

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