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Comment le En même temps aura finalement précipité la France vers le gouffre du chacun pour soi
©GONZALO FUENTES / POOL / AFP

"1984"

La France est de plus en plus marquée par les conflits sociaux après les Gilets jaunes, les grèves ou plus récemment les révoltes anti-racistes. Le gouvernement et le chef de l'Etat ont répondu par le "En même temps", une concession rhétorique qui ne semble rien résoudre dans la pratique. Cette expression est devenue un symbole du quinquennat.

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou est l'un des fondateurs d'Atlantico dont il est aussi le directeur de la publication. Il a notamment travaillé à LCI, pour TF1 et fait de la production télévisuelle.

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Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti est Professeur associé à Sorbonne-université et à l’HEIP et rédacteur en chef de la Revue politique et parlementaire. Son dernier ouvrage, "Comment sont morts les politiques ? Le grand malaise du pouvoir", est publié aux éditions du Cerf (4 Novembre 2021).   

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Jean-Sébastien Ferjou : Le En-même-temps censé réconcilier le pays et dépasser des clivages politiciens réputés obsolètes aura finalement précipité la France vers le gouffre de l’enfer du chacun pour soi. Le « en même temps » n’a pas la même valeur rhétorique que politique. Nous sommes tous amenés dans nos phrases ou dans des démonstrations à employer l’expression en même temps pour montrer que nous prenons en compte l’avis des autres ou que nous comprenons que la réalité n’est pas noire ou blanche mais faite de nuances et de contradictions. 

D’un point de vue politique pourtant il en va totalement différemment. Le En même temps aboutit surtout à nier la réalité de certains clivage et leur utilité. Si on considère en permanence que tout est dans tout et inversement. On aboutit très vite à une forme soit de nihilisme, soit d’immobilisme. Et c’est exactement le double piège face auquel se trouve la France. D’autant que le en même temps macronien n’est souvent que le faux nez d’une vision tranchée mais non assumée (comme sur l’environnement, l’économie ou les questions communautaires notamment). 

Le en même temps était censé permettre de dépasser des clivages politiciens stériles, il a surtout précipité le règne du chacun pour soi où personne ne cède quoique ce soit sur ses frustrations ou ses colères. 

Il n’y a plus de creuset républicain qui transcende les intérêts divergents. 

Et En Marche n’est absolument pas devenu le creuset partisan qui réunit dans un même objectif politique des gens ayant objectivement des intérêts divergents (le médecin n’a pas le même intérêt qu’une personne bénéficiant de l’assurance maladie et pourtant il faut bien un programme de santé par exemple). Dans une démocratie, un parti doit justement réconcilier des catégories sociales différentes et leur donner envie de vivre ensemble au nom d’une vision supérieure qui justifie que chacun accepte de petits sacrifices. 

In fine le En même temps finit par ressembler au DoublePensée de 1984 d’Orwell.

La double pensée est une forme d'aveuglement acquis et volontaire vis-à-vis des contradictions contenues dans un système de pensée. Outre la suppression des nuances, le novlangue est une incarnation de la double-pensée. La double signification des mots possède le mérite (pour ses créateurs) de dispenser de toute pensée spéculative, et donc de tout germe de contestation future. Puisque les mots changent de sens selon qu’on désigne un ami du parti ou un ennemi de celui-ci, il devient évidemment impossible de critiquer un ami du parti, mais aussi de louer un de ses ennemis. De plus, l'auto-manipulation en laquelle consiste la double pensée permet au Parti de promouvoir d'énormes objectifs à côté d'attentes réalistes : "Si l'on doit gouverner, si l'on doit continuer à gouverner, on doit être en mesure de détruire tout sens de la réalité. Parce que le secret du gouvernement est de combiner la croyance en sa propre infaillibilité, avec le pouvoir d'apprendre des erreurs du passé". Dès lors, chaque membre du Parti se transforme en pion crédule sans toutefois jamais manquer d'information vraisemblable. Le Parti est à la fois fanatique et bien informé, l'empêchant ainsi non seulement de se « fossiliser » mais également de se « ramollir », et par conséquent de s'effondrer. 

Atlantico.fr : La France semble de plus en plus vivement traversée par des conflits sociaux. Les Gilets jaunes, les grèves, les contestations sectorielles, ou plus récemment les révoltes anti-racistes, marquent de vrais conflits. Le discours du gouvernement en réponse a revendiqué le "En même temps", une concession rhétorique qui ne semble rien résoudre dans la pratique...

L'expression "En même temps" est devenue un symbole du quinquennat actuel. Celle-ci vise à dépasser les clivages. Cette approche n'est-elle pas au fond déconnectée de la conflictualité autour du réel et des intérêts divergents de la société ?

Arnaud Benedetti : Macron est loin historiquement d’être le premier à vouloir politiquement être l’expression d’une synthèse : l’opportunisme sous la III ème Republique, plus tard le radicalisme dans sa version de gouvernement durant les années 20 et 30 portèrent ce projet, comme le centre-droit également avec Valery Giscard d’Estaing dans les années 70 du siècle dernier. Cette orthodoxie du rassemblement n’est pas celle du gaullisme par contre, je veux parler du gaullisme du Général de Gaulle, pas celui de ses successeurs. De Gaulle voulait rassembler au nom d’idées fortes, de principes transcendants, l’indépendance et la souveraineté. Le macronisme, à l’instar de l’opportunisme, du radicalisme, voire du giscardisme mais aussi du chiraquisme est d’abord animé par une forme de conservatisme social, celle des " élites " dont il est le mandataire. Il ne s’agit pas de dépasser les conflits, de les transcender afin de réaliser, d’opérer  la grandeur de la France (c’est cela le cœur de la mythologie gaullienne) mais de les ingérer pour satisfaire des clientèles. Le macronisme veut faire tenir-ensemble quand le gaullisme appelait à aller plus loin ensemble. Ce faisant, sa culture exclusivement technocratique, bien plus que politique, en fait un artisan parfois maladroit de cet exercice. Malgré ce " en même temps ", mantra communicant bien plus que rhétorique, le paradoxe du Président est de cliver en pratique, dans les faits  là où sa narration se veut " déclivante". Il confirme en creux ce qu’il n’aime manifestement pas et qui constitue pourtant l’une des essences du politique, comme l’expliquaient des penseurs comme Aron ou Freund : la conflictualité. Macron est lui-même le produit d’un conflit, un acteur du conflit, un principe du conflit comme tout homme politique engagé dans la lutte pour la conquête et le maintien du pouvoir. 

Cet usage d'une rhétorique non-conflictuelle ne pose-t-elle pas un problème politique ?

Arnaud Benedetti : Oui car en fin de compte elle s’interdit d’arbitrer. Ce que dit le Président un jour, il peut le contredire ou le faire contredire par l’un de ses ministres le lendemain. Il indexe son expression sur les vents dominants de l’instant plutôt que sur des structures solides de convictions. Le dimanche par exemple il annonce qu’on ne déboulonnera aucune statue, le lendemain sa secrétaire d’état, porte-parole, infléchit le discours en observant que tout compte fait une réflexion pourrait s’enclencher pour certaines d’entre elles ... Sur le fond, ce qu’il markete comme du " en même temps " , formule assez creuse et vague au demeurant , relève du zig-zag , de l’esquive permanente . Macron est un transformiste, bien plus qu’un transformateur ou réformateur. Il cherche à se fondre pour mieux décliner ce qui dans le fond de son habitus l’habite : une conception technico-managériale de la politique. Il ne cherche pas le consensus mais le consentement. La recherche du consensus vise à partir de points de vue différents, voire parfois opposés à trouver une solution commune, en intégrant la conflictualité dans ce qu’elle recèle comme épaisseur social ou historique. C’est une fabrique collective de la décision alors que Macron pense dépasser les conflits par un usage de la com’ dont le but est de faire adhérer à sa vision techno-libérale des choses. Il veut amener au consentement de sa représentation de l’ordre social, sans rien renoncer à et de cette dernière. Il est le dépositaire d’une vision assez unilatérale et fixiste  de la politique qu’il s’efforce d’amodier par des gages communicants. Il alloue des symboles à l’imaginaire de toutes les clientèles sociales mais dans le fond Il traite pratiquement, en matière de politiques publiques et de manière presque exclusive sa seule sociologie électorale. C’est une grande erreur en démocratie que de limiter la seule gestion des conflits à un exercice de com ; la politique consiste à extraire ce qu’il y a de fécond dans la conflictualité pour en faire un principe actif de la production de la décision. Les conséquences économiques et sociales de la crise sanitaire vont-elles infléchir cette disposition gouvernante ? C’est la question à laquelle il est confronté dans ce vertige qui vient. Lorsqu’il parle de se réinventer, peut-être Intériorise t’il que face aux contraintes qui mettent à mal sa doctrine initiale il va lui falloir opérer une révolution copernicienne qui tienne compte des parts de conflits qui traversent une société, autrement que par une posture communicante, laquelle n’est qu’un ersatz propagandiste. 

Quel rapprochement peut-on faire entre la doublepensée théorisée par Orwell et la tendance contemporaine à vider les mots de leurs dimensions conflictuelles ?

Arnaud Benedetti : L’aseptisation des mots est avant tout  une entreprise de dénégation du réel. En refusant le réel, on s’imagine, comme par magie, le transformer. Or, en guise de transformation, on occulte. Mais le génie d’Orwell est d’avoir anticipé ce que serait les nouveaux totalitarismes, lui qui était le témoin des totalitarismes de son temps, de leur immense brutalité mais aussi de leur faiblesse récurrente. Le rêve totalitaire absolu n’est autre que de faire corps avec le réel que l’on veut imposer à la société. Finir par y croire, ne plus se poser la question de la distance entre ce que je fais réellement et la réalité telle que je prétends la construire. Staline, lui-même, savait qu’il fallait dissimuler certaines choses, les effacer, car existait un fossé entre son dire et son faire. Les nazis, eux-mêmes, étaient conscients que certains des aspects de leur programme nécessitaient d’être dissimulés car attentatoires à la conscience universelle. La double-pensée vise à résoudre cette question du réel, en renforçant " le contrôle sur la réalité " par l’inoculation d’une sémantique dont l’objectif consiste prioritairement à dresser l’homme, non pas forcément par une contrainte physique comme dans les totalitarismes sauvages dont nazisme et communisme furent la traduction historique au 20ème siècle, mais par une intériorisation d’un lexique qui a pour but de modifier la perception du monde, et ce faisant les conduites. C’est une sorte de nudge du politiquement correct dont la radicalité suprême s’exprime entre autres dans les courants racialistes et intersectionnels. La bien-pensance prépare le terrain à ces radicalités inquiétantes en agissant sur les mots, mais aussi sur cette façon très autocentrée de concevoir par exemple notre rapport au passé, en jugeant celui-ci avec le produit de ce que nous sommes hic et nunc. À leur façon les bien-pensants d’aujourd’hui sont les mencheviks des futurs bolcheviks... Mais tout ceci s’opère presque sans contrainte, autre que celle d’une injonction moralisante, mais cela n’en prépare pas moins nos nouvelles "servitudes volontaires".

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