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Lâcheté, résignation et (vrais/faux) bons sentiments : le cocktail de la déliquescence avancée de notre État de droit
©LUDOVIC MARIN / AFP

Erreurs politiques

La ministre de la Justice, Nicole Belloubet, ne recevra finalement pas la famille d'Adama Traoré après le refus des proches du jeune homme au nom de la séparation des pouvoirs. Comment expliquer un tel cafouillage ? Est-il symptomatique de la déliquescence de notre Etat de droit ?

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Frédéric Mas

Frédéric Mas

Frédéric Mas est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef de Contrepoints.org. Après des études de droit et de sciences politiques, il a obtenu un doctorat en philosophie politique (Sorbonne-Universités).

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Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico.fr: Après de nombreuses péripéties, la garde des Sceaux Nicole Belloubet ne recevra finalement pas la famille Traoré au sein du ministère de la Justice, suite au refus de cette dernière au nom de la séparation des pouvoirs. Comment un tel cafouillage a-t-il pu se produire ? Est-il symptomatique de la déliquescence de notre État de droit ?

Christophe Bouillaud : Tout d’abord, cela correspond au fait qu’en France, le parquet, le procureur, continue à dépendre en pratique des instructions du Ministère de la Justice. En principe, le ministre devrait s’abstenir totalement de toute instruction individuelle dans toute affaire judiciaire, et se contenter d’émettre des directives générales de politique pénale. Or cette règle, réaffirmée depuis quelques années à maintes reprises à chaque nouvelle crise autour d’une affaire de justice, est toujours démentie par les faits. Le Ministère intervient. Du coup, une affaire  devenue politique comme celle portée par la famille Traoré parait pouvoir être résolue politiquement. Or, en l’occurrence, la famille Traoré a entendu jouer, fort habilement d’ailleurs, la carte du légalisme : le procureur est responsable des enquêtes et doit agir pour mettre en examen les gendarmes mis en cause – ce qui, d’ailleurs, ne préjuge en rien de leur culpabilité éventuelle, qui ne pourrait être établie qu’au bout d’un long processus judiciaire. 

Donc, en l’espèce, le gouvernement se prend les pieds dans le vieux tapis élimé de la non-séparation stricte entre le pouvoir judiciaire d’enquête et son propre rôle en tant qu’exécutif. Toute affaire sensible finit donc par remonter vers lui. C’est d’autant plus dommage qu’il me semble que la Cour européenne des droits de l’homme a déjà fait remarquer à maintes reprises à nos gouvernements successifs cette spécificité  française qui fait du procureur un vrai-faux juge sans indépendance. Il faudrait enfin se décider à rendre toute leur indépendance à tous les magistrats. Mais il est vrai que nos gouvernants craignent le « gouvernement des juges », c’est-à-dire en pratique des juges qui se comporteraient comme des juges italiens capables d’aller enquêter là où il n’est pas souhaitable qu’ils le fassent pour nos gouvernants.

La discussion pourrait être étendue à toutes les autorités administratives indépendantes ou à toutes les institutions d’Etat censées incarner une autonomie par rapport au pouvoir exécutif. Trop souvent, ces instances, qui ont pourtant été souvent créées pour délester le pouvoir exécutif de responsabilités, restent soupçonnées, à tort ou à raison d’ailleurs, d’être discrètement aux ordres de l’exécutif. Les mécanismes de nomination et les garanties d’indépendance sont trop faibles dans bien des cas, même si, par exemple, l’actuel Défenseur des droits, actuellement en toute fin de mandat, Jacques Toubon, constitue un exemple de ce qu’il faudrait faire en la matière. Mais a-t-on beaucoup en France de vieux briscards dans son genre capables de ne s’en laisser compter par personne ? N’a-t-on pas trop de courtisans séniles en attente de leur bâton de maréchal ? 

Frédéric Mas : Il y a effectivement un vrai malaise quant à la place de la justice dans cette affaire. Le fait que le garde des Sceaux soit sollicité par l’exécutif pour répondre à une affaire individuelle qui sature l’espace médiatique en dit long sur le rapport qu’entretiennent les trois pouvoirs censés animés l’esprit des institutions démocratiques en France.

Depuis des décennies, l’autorité judiciaire est le parent pauvre de la République, et avec l’élection d’Emmanuel Macron, le rôle du Garde des Sceaux, tout comme celui de la majorité présidentielle à l’assemblée nationale, semble surtout dédié à faire passer le message présidentiel quoi qu’il en coûte, quitte à écorner l’indépendance des magistrats ou la séparation des pouvoirs.

On se souvient par exemple de l’Affaire Benalla, qui a vu le ministre de la Justice en exercice se faire l’avocate de l’exécutif. Ici, que l’avocat de la famille Traoré remette en place le ministre et, plus généralement, le gouvernement Macron, relève de la farce grotesque. Pour complaire aux médias et à l’air du temps, l’exécutif va donc jusqu’à demander au Garde des Sceaux de sortir de son rôle, ce qu’elle fait, certes à reculons dans un premier temps.

Il est difficile de ne pas voir dans ce geste une démonstration de l’enfermement de la tête de l’exécutif dans ce qu’on appelle aujourd’hui une « bulle informationnelle », un petit champ médiatique qui lui fait méconnaître la réalité du terrain et prendre des initiatives qui ne parlent qu’aux entrepreneurs politiques et autres lobbyistes qui gravitent autour des sphères du pouvoir.

Michel Maffesoli : On pourrait en préliminaire constater que le confinement ordonné par le gouvernement a peut-être été la manière il a pour un moment « calmé » la rue, et cru reprendre le pouvoir.

Ce confinement succédait en effet aux manifestations des gilets jaunes suivies de celles contestant la réforme des retraites. Ces deux « crises » ont été gérées de façon pour le moins chaotique : on a vu en même temps le maintien répressif de l’ordre, les manifestations de force militaire, l’exacerbation des violences, la surdité du pouvoir face aux réactions des populations à des mesures technocratiques qui les blessaient directement dans leur quotidien, puis la mise en scène grandiloquente du débat « avec la base » suivie d’une avalanche de cadeaux fiscaux et sociaux.

S’agissant de la réforme des retraites, réforme à prétention simplificatrice et universaliste, les contestations traduisaient essentiellement le fossé existant entre cette prétention technocratique aussi lisse et sans âme qu’un devoir de Sciences-Po et la réalité concrète et symbolique que représente la retraite dans une société très fractionnée. La difficulté qui ne tient pas au gouvernement actuel mais qui est un témoignage du passage de l’idéal universaliste démocratique à ce que j’ai nommé l’idéal communautaire se lisait dans cette tentative désespérée de réaliser enfin le projet d’une protection sociale généralisée, universelle, obligatoire.

Ceci dit, peu importe le fond, le prétexte, l’heure est aux soulèvements. Ainsi que je l’ai écrit dans de nombreux ouvrages, la fracture entre le peuple et les élites est de plus en plus visible. Elle n’est absolument pas une « lutte des classes », une sorte de révolution visant à remplacer les têtes par d’autres, telle la Révolution française et ses nombreux remake marxistes sanglants et totalitaires. Il n’y a pas dans les soulèvements actuels de projet, de programme, pas même de leaders.

Il y a tout juste la manifestation de cette secessio plebis qui montre que le peuple ne se sent plus représenté par ses élites, une volonté de dégagisme sans véritable solution de remplacement.

D’une certaine manière l’épidémie a saisi tout le monde.  Ce virus inconnu, cette maladie aux formes bizarres, alliant l’absence totale de symptômes à des « orages immunitaires », les formes bénignes aux formes létales a permis au chef de l’Etat de mettre en place tous les attributs d’un chef de guerre : état d’urgence, confinement, programmes spéciaux dans les médias, répétant en boucle et sur un ton on ne peut plus macabre des instructions destinées à enfin vider les rues !

Le déconfinement nous remet dans le bain on ne peut plus violemment ! Et de manière on ne peut plus chaotique.

Le cafouillage qui devient presque habituel entre les décisions de l’Élysée, celles des ministres, Intérieur et Justice, les jeux de déclarations à la presse est bien un signe de la déliquescence de notre Etat de droit. Décadence même qui dépasse bien sûr la seule actualité politique.

Je dirais d’abord que le maintien de l’ordre et les nombreux débordements auxquels donnent lieu toutes les manifestations actuelles témoignent bien du fait qu’il n’y a plus d’autorité d’Etat. L’autorité n’est pas la répression, elle n’est pas le modelage des corps et des âmes, mais la capacité d’un Etat à permettre à tous de se réaliser dans un destin individuel et collectif. C’était le sens du contrat social. La loi ne devait restreindre les libertés de chacun que dans la mesure où leur expression portait atteinte aux libertés d’autrui.

Mais nous ne sommes plus dans une société individualiste, dans laquelle s’opposaient de manière régulée les libertés individuelles et l’ordre collectif. Les manifestations des gilets jaunes comme celles qui prennent pour prétexte des violences racistes sont des expressions communautaires, c’est à dire la volonté de divers groupes réunis par des liens émotionnels, affectifs, d’être ensemble et de mettre en scène cet être ensemble. De telles manifestations peuvent être festives, violentes, pacifiques, bon enfant ou profondément manipulatrices et manipulées.

Les manifestations des gilets jaunes ont été plutôt spontanées et festives, même si certains groupements étaient plus violents. La répression surdimensionnée et violente des forces de l’ordre a exacerbé leur côté violent et désespéré.

Les manifestations actuelles qui prennent à la fois le prétexte des évènements états-uniens et celui de l’affaire « Traoré » sont plus politiques, largement orchestrées par diverses personnalités gauchistes, mais tout aussi incohérentes du point de vue politique, mêlant les réactions des petits gangs de banlieue aux mises en scènes « révolutionnaires » de quelques intellectuels en mal de frissons.

Ce qui est curieux, c’est que la réaction du pouvoir est mimétiquement aussi incohérente.

Incohérence dès le départ dans le traitement de cette bavure policière. Qui est plus qu’une bavure puisqu’il y a mort d’homme. Plus de dix expertises contradictoires démontrent bien qu’on ne peut plus rendre justice au nom de la science. Le fait que des forces de l’ordre dans les interpellations ne sachent pas doser la force pour contraindre sans tuer témoigne d’un véritable affaiblissement de l’autorité. On sait bien que l’autorité dégénère en autoritarisme voire en violence quand ceux qui l’exercent ne se sentent plus soutenus et sûrs de leur droit à l’exercer. Quand le pouvoir n’est plus légitimé par la puissance populaire.

Ce qu’on ne dit pas assez c’est qu’il y a une profonde proximité entre les policiers de base et la plupart des manifestants et que dès lors ne se sentant pas légitimes à empêcher la manifestation ou à la contenir, les forces de l’ordre usent d’une violence qui les dépasse eux-mêmes.

La déliquescence de notre Etat de droit est donc tout simplement le fait qu’il ne correspond plus aux mœurs, que les règles qui fondent notre vivre ensemble ne sont plus ressenties comme légitimes par le peuple qu’il s’agisse de l’ensemble de la population ou des personnes chargées d’appliquer la politique gouvernementale : les policiers mais aussi les soignants, les postiers…

Nous changeons d’époque et les valeurs qui fondaient l’être ensemble ne fonctionnent plus, ne rassemblent plus. Elles sont coquille vide, pure incantation. Notamment le triptyque liberté, égalité, fraternité. C’étaient des valeurs qui rassemblaient, un idéal commun ; c’est devenu un objet de revendication, un sujet de contestation.

Pourtant, dans ces manifestations, en tout cas celles des gilets jaunes et d’une certaine manière celles qui contestaient la réforme des retraites, il y avait en germe des élans de solidarité, une volonté de construire un être ensemble plus respectueux, un mode collaboratif, une expression des émotions collectives ritualisée qui témoignent de valeurs émergentes largement partagées.

On les retrouve moins dans les manifestations Traoré qui donnent plutôt à voir une espèce de mise en scène partagée entre le pouvoir et ses contestataires. Curieusement ce type de manifestation appartient plus que les mouvements de l’année précédente au passé : elle vise quasiment une prise de pouvoir politique plus qu’elle ne manifeste un être ensemble concret et impliqué.

En ce sens le pouvoir est pris à son propre jeu et les réactions émotionnelles sont d’autant plus dangereuses qu’elles sont en quelque sorte artificielles, surjouées. Par les deux parties, le gouvernement et les manifestants, la famille Traoré dans le rôle de la famille « maffieuse » s’appuyant sur divers militants en mal de cause à défendre.

Que révèle cette affaire sur la vision sociétale de ce gouvernement ?

Christophe Bouillaud : Pour ce qui concerne les développements récents de cette affaire Traoré, cela montre que le gouvernement n’a pas de vision politique, économique et sociale à propos de ce qui se passe dans les banlieues, en dehors de proposer aux jeunes de devenir « chauffeurs Uber ». Rappelons qu’un « plan Banlieue » avait été imaginé par Jean-Louis Borloo au début du quinquennat à la demande d’Emmanuel Macron, et que ce dernier n’en a rien fait. Du coup, lorsqu’il s’aperçoit à la fin d’un confinement et d’une crise sanitaire qui ont été particulièrement durs en banlieue que cela bouge, il panique, car il devine bien tout de même que les rancœurs sont énormes de ce côté-là. Il ne réagit donc que parce qu’il y a eu cette première forte mobilisation et qu’il craint de ne pas pouvoir éteindre ensuite l’incendie, d’autant plus qu’il sait bien qu’une confrontation entre ce public mobilisé et ses forces de maintien de l’ordre peut tourner rapidement à l’aigre de part et d’autre. 

Donc c’est surtout l’absence de vision de ce gouvernement qui frappe : la banlieue et ce qui s’y passe sont hors champ. Il est vrai que tout cela est bien loin de la « start-up nation » et d’une vision purement économique de la société française. Un minimum de réflexion sociologique ne ferait pas de mal. 

Frédéric Mas : L’affaire me semble assez révélatrice de l’état de dégénérescence de notre modèle politique, à la fois trop bureaucratisé à la base, et trop centralisé au sommet.

Premièrement, il faut du conflit pour faire réagit le Léviathan étatique. Une nouvelle fois, l’Etat ne réagit vraiment que sous pression. C’est la menace de la guerre civile qui l’oblige à écouter les revendications des manifestants, et à prendre des mesures de réforme minimales pour améliorer les relations entre police et quartiers.

Si le dialogue s’était instauré sur des bases pacifiques, il n’est pas sûr que le gouvernement réagisse aussi promptement. C’est un peu comme la question de l’Aéroport d’Ayrault ou celle des gilets jaunes : le pouvoir politique ne se sent tenu de réformer, ou du moins de faire semblant de réformer, que quand il y a de la casse. Ce n’est pas vraiment très encourageant pour une culture démocratique apaisée.

Deuxièmement, je suis assez sidéré par la myopie constante du gouvernement, qui paie plein pot la « verticalité du pouvoir » macronien. Celui-ci est attentif -et extrêmement réactif- aux problèmes des quartiers, c’est-à-dire aux zones géographiquement les plus proches des hypercentres, en particulier celui parisien, mais reste totalement hermétique à ce qui se passe au-delà de la ville élargie, pour reprendre la partition géographique proposée par C Guilluy.

C’est d’ailleurs comme ça que j’interprète la différence de traitement entre les manifestations en faveur d’Adama Traoré et le mouvement des Gilets Jaunes. Très pratiquement, les premières sont des injustices bien plus perceptibles aux yeux des ministères parisiens que les souffrances de la France périphérique, terre un peu trop lointaine pour nos édiles trop occupées à parler aux hipsters de « plans vélos » et de relances écolo-compatibles pour nos compagnies aériennes.

Quelles analyses portez-vous sur les erreurs politiques qui ont pu être faites jusqu'à présent par ce gouvernement dans la gestion des conflits sociaux ? 

Christophe Bouillaud : Est-ce que ce sont des erreurs politiques ? Oui, si l’on considère qu’un gouvernement démocratiquement élu dans un pays de vieille démocratie comme la France doit s’efforcer d’écouter les personnes mobilisées lors des réformes engagées et doit prendre en compte leurs revendications, au moins partiellement, pour faire en sorte que ces réformes soient acceptées. 

Non, si l’on considère que le gouvernement voulait faire passer l’agenda de ses réformes néo-libérales à tout prix au nom d’un intérêt supérieur de la Nation qu’il entendait incarner. La répression de plus en plus violente des mouvements sociaux, que ce soit celui contre les premières lois économiques et sociales du gouvernement en 2017, celui des Gilets jaunes en 2018-9, puis celui contre sa réforme systémique des retraites en 2019, a été visiblement considéré par Emmanuel Macron et ses proches comme un moyen nécessaire et légitime pour faire passer la pilule aux « Gaulois réfractaires ». Rappelons qu’avant la crise sanitaire, les personnels hospitaliers en étaient tout de même à près d’une année entière de mouvements sociaux divers sur tout le territoire. Le gouvernement était alors totalement sourd et aveugle à leurs revendications, dont la suite a malheureusement montré qu’elles étaient fondées. Ce n’est qu’après le pic de la pandémie qu’il s’est enfin décidé à ouvrir un « Ségur de la santé », et, à croire les personnels hospitaliers qui doivent manifester de nouveau le 16 juin, il reste encore un peu malentendant… 

Cette politique consistant à ne pas écouter les revendications populaires et à faire donner à toute occasion les forces de l’ordre pour décourager les manifestants, y compris des jeunes lycéens, n’est donc pas une erreur si on la considère du seul point de vue de la part de la population française, minoritaire certes, qui a soutenu la « Révolution » proposée par Emmanuel Macron en 2017. Puisque tous les opposants sont des idiots qui ne comprennent rien, une fois qu’on leur a expliqué, il est légitime, comme disait Schopenhauer dans son petit pamphlet sur l’art d’avoir raison, de les frapper in fine. 

Le problème qui arrive maintenant pour le gouvernement, c’est que, d’une part, il a radicalisé tous ses opposants, un peu lassés au bout de trois ans de se faire coincer dans des nasses et arroser de grenades lacrymogènes,  et qu’il se trouve du coup dépendant pour sa survie de la tenue sur le front des mobilisations sociales de ses seules forces de l’ordre, et que, d’autre part, apparait désormais un mouvement social issu des banlieues.  Or on peut craindre que les forces de l’ordre, qui ont été laissées libres, voire incitées, depuis trois ans à taper très fort sur tous les manifestants un peu critiques du pouvoir, ne se lâchent encore plus sur des manifestants venus des banlieues. C’est en effet un secret de Polichinelle que de constater l’orientation politique très à droite de beaucoup de policiers. Il suffit d’écouter les discours de leurs syndicats. Une confrontation entre une mobilisation venue des banlieues – se présentant elle-même comme « post-coloniale » - et une police ne sentant aucune affinité avec les participants à celle-ci, pour user d’un euphémisme,  pourrait donner lieu à des affrontements gravissimes. 

En somme, le gouvernement se trouve pris à son propre piège. Il n’a pas voulu s’appuyer sur la culture du dialogue présente tout de même dans la société. Il a pensé qu’une bonne police permettait de tuer dans l’œuf toute mobilisation sociale. Il découvre à ses dépens que d’autres forces politiques  peuvent aussi refuser le dialogue et jouer le rapport de force. Il est vrai que rejouer à terme les émeutes de 2005 dans toute  la France urbaine ne parait pas une perspective très rassurante, mais, là, le gouvernement n’aurait qu’à s’en prendre à lui-même. 

Frédéric Mas : Je pense qu’Emmanuel Macron a dû faire face à des blocages au sein de la société française, blocages qui aurait pu être dépassés s’il avait réussi à rassembler autour de lui suffisamment de soutien au sein de la société civile pour la réformer. Malheureusement, assez rapidement, l’exécutif s’est coupé à la fois de ses électeurs naturels, en s’attaquant en particulier au patrimoine des retraités, mais aussi de ses soutiens au sein des pouvoirs politiques locaux. Il n’a pas réussi à constituer de « bloc bourgeois » susceptible de s’opposer au « bloc populiste », voire « socialiste » pour changer le pays comme Margaret Thatcher a pu le faire en Grande-Bretagne en 1979.

Ces maladresses ont rendu le pouvoir central totalement aveugle aux évolutions et aux tensions qui traversent la société civile aujourd’hui. Le gouvernement n’a pas anticipé le mouvement des Gilets jaunes né de sa fiscalité injuste, il n’a pas anticipé l’ampleur de la résistance contre la réforme des retraites, et bien entendu, il n’a pas anticipé la crise sanitaire, qui a conduit au confinement catastrophique qu’on connaît.

Au fur et à mesure, la gestion des crises politiques internes à la majorité présidentielle (défection de Griveaux à Paris, défection momentanée d’Agnès Buzyn, etc.) et des conflits sociaux s’est faite de plus en plus chaotique. Face aux manifestations en soutien à Adama Traoré, on a l’impression d’assister à une opération de communication presque improvisée destinée à calmer le jeu, le tout sans rien penser sur le long terme. Malheureusement, l’opération politicienne à court terme visant à calmer la multitude se fait au détriment de l’Etat de droit et du respect de la justice.

Nos institutions portent-elles une responsabilité dans la gestion chaotique des problématiques sociales actuelles ?

Michel Maffesoli : « Le droit suit les mœurs », nous disait déjà Emile Durkheim. Nos institutions, c’est-à-dire vite, la démocratie représentative, la République Une et Indivisible, la centralisation et l’universalisme sont issues de l’imaginaire de la modernité. Elles ont été adaptées à cette époque où les valeurs prédominantes étaient l’individualisme, une organisation sociale fondée sur les stratifications liées au statut socio-économique et où  l’égalité de droits tenait lieu de ciment social.

Très clairement la société française explose plus que d’autres encore parce qu’elle a, dès la Révolution française, voulu ignorer les solidarités de proximité, les communautés locales, territoriales, les regroupements divers, qualifiés de communautaristse ou corporatistes.

Or, et je l’ai écrit dès 1988 (Le temps des tribus, le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse), cet idéal démocratique est saturé. Le peuple ne se sent plus représenté par ses élites. Qui s’accrochent à leur pouvoir et à leurs privilèges. Le mouvement des gilets jaunes a été symptomatique de cette évolution. Et plus encore la profonde adhésion qu’il a rencontrée dans toute la population.

Il s’agit de trouver collectivement de nouvelles manières de faire vivre ensemble les différentes composantes de la société : non plus une république une et indivisible, mais une « res publica » en mosaïque.

Ce qui me frappe dans l’affaire Traoré c’est qu’elle se déroule je dirais sur le mode ancien, politiste, contestataire. En témoigne la réponse « juridique » de la famille Traoré faisant la leçon au gouvernement sur la séparation des pouvoirs.

Le gouvernement cherche-t-il à diviser pour régner, à faire s’affronter les différentes « tribus », Traoré, gilets jaunes, etc. pour mieux les discréditer ? Les réactions sur les réseaux sociaux confortent cette hypothèse : tribu contre tribu. Pourquoi laisse-t-on manifester les Noirs et a-t-on tant réprimé les Gilets jaunes ?

Ce serait une tactique très dangereuse, aussi risquée que l’usage démesurée des armes par les forces de l’ordre pour maintenir la tranquillité dans l’espace public.

Car nous sommes entrés dans une époque où les réactions émotionnelles, les communions collectives prennent le pas sur les comportements rationnels. Si l’on ne sait pas intégrer la composante émotionnelle dans les échanges, si l’on se contente de balancer entre parfois un technocratisme rationaliste et d’autres fois une émotionnalité mièvre, les digues vont céder. C’est cela la déliquescence de l’état de droit.

Permettre le vivre ensemble de tous, de toutes les communautés ne passe pas par le déni du « tribalisme postmoderne », mais par son acceptation. Le monde moderne, dans lequel le seul affrontement était entre ceux qui croyaient en Dieu et ceux qui n’y croyaient pas n’est plus. Il nous faut gérer le polythéisme des valeurs. Pour le meilleur et pour le pire.

Le pire c’est l’affirmation tribale criminelle et délinquante face à une autorité qui masque ses défaillances par une violence non maitrisée.

Le meilleur ce sont les mouvements quotidiens, plus ou moins médiatisés, de solidarité, d’entraide et de respect mutuel.

Diviser pour régner est face à l’époque dans laquelle nous entrons la stratégie la pire.

Michel Maffesoli vient de publier "La Nostalgie du sacré", aux éditions du Cerf

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