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Après le conflit israélo-palestinien la France importe les tensions raciales américaines
©GEORGES GOBET / AFP

Similitudes ?

La question des violences policières aux Etats-Unis, suite à la mort de George Floyd, dépasse les frontières du pays pour arriver en France comme ce fut le cas avec les propos de Camélia Jordana sur les forces de l'ordre ou à l'occasion d'une manifestation en hommage à George Floyd à Bordeaux.

Gilles Clavreul

Gilles Clavreul

Gilles Clavreul est un ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah). Il a remis au gouvernement, en février 2018, un rapport sur la laïcité. Il a cofondé en 2015 le Printemps Républicain (avec le politologue Laurent Bouvet), et lance actuellement un think tank, "L'Aurore".

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Atlantico.fr : Le débat américain sur les débordements policiers dépasse les frontières du pays pour arriver en France comme nous avons pu le voir avec la sortie de Camélia Jordana dans l'émission de Laurent Ruquier. Comment un tel débat a-t-il pu arriver en France ? 

Gilles Clavreul : En tant que tel, le débat sur les violences policières racistes en France est ancien. Nous avons notre propre histoire, marquée par des drames terribles, généralement survenus lors d’opérations de maintien de l’ordre, comme le massacre lors de la manifestation pour l’indépendance algérienne du 17 octobre 1961, la répression des émeutes en Guadeloupe en mai 1967 ou, plus près de nous, la mort de Malik Oussekine sous les coups des « voltigeurs motocyclistes » lors de la dispersion d’une manifestation étudiante à laquelle il ne participait même pas. De même, l’idée d’un racisme propre à l’institution policière est assez ancrée dans les représentations – on pense aux sketches de Coluche par exemple, où le flic est dépeint en beauf xénophobe et imbibé.

Sans qu’il soit possible d’identifier un tournant historique précis, la formulation de cette question de la violence policière raciste dans le débat public va évoluer, durant les années 1990, ce dont des films comme La Haine (1995) et Ma 6-T va cracker (1997) rendent compte. On change de décor, la cité occupant désormais la place centrale, mais on change surtout de manière de voir et d’exprimer les événements. De thématiques très liées au contexte de la décolonisation et de la première vague d’immigration d’Afrique du Nord et aux luttes politiques qui les ont accompagnées, c’est désormais de la relégation sociale et territoriale des descendants d’immigrés maghrébins et sub-sahariens qu’il est question, dans des termes qui se rapprochent, ou paraissent se rapprocher, du contexte américain : l’exclusion, la misère et les trafics engendrent la violence, qui à son tour engendre la répression policière, laquelle alimente le sentiment d’injustice et créé les conditions d’un affrontement entre « jeunes des cités » et forces de l’ordre. Là où leurs parents et grands-parents ont subi la xénophobie « ordinaire », ces jeunes vivent une expérience sociale singulière : ils sont « Français, mais… », citoyens à part entière par l’état-civil, et pourtant pas pleinement intégrés, à la fois objectivement et subjectivement, dans la société française, ce qui n’est évidemment pas sans évoquer la situation des noirs américains.

Comme aux Etats-Unis, dont les codes culturels et les représentations pénètrent de façon massive dans les cités, via la musique et le streetwear dans un premier temps, la relation-confrontation avec la police cristallise cette tension identitaire. Elle lui donne une consistance, une matérialité plus grandes que la ségrégation socio-professionnelle, ce dont traduit bien l’image du « plafond de verre ». Avec la police, on est en revanche dans le concret, et même dans le dur : l’institution policière devient la preuve tangible que la société ne veut pas de nous. Et là, pour le coup, il y a un moment fondateur : ce sont les émeutes d’octobre-novembre 2005, à la suite de la mort tragique de deux adolescents à la suite d’une course-poursuite avec la police à Clichy-sous-Bois, provoquant trois semaines d’affrontements dans toute la France et nécessitant le déclenchement de l’état d’urgence, pour la première fois depuis la Guerre d’Algérie.

A partir de ce moment-là, une grille de lecture identitaire des événements, et plus largement de la condition des jeunes descendants de l’immigration telle que dévoilée par leur relation avec la police, va peu à peu s’imposer dans les « récits », militants puis académiques. L’année qui suit ces émeutes, les frères Didier et Eric Fassin publient un ouvrage collectif intitulé « De la question sociale à la question raciale ? », qui tient plus de l’affirmation que de l’interrogation. Facilitée par des chercheurs sensibles aux travaux conduits sur la race ou le genre outre-Atlantique, l’importation d’une grille de lecture identitaire reçoit le concours efficace de l’Ambassade des Etats-Unis à Paris, lancée dans une campagne destinée à gagner les esprits et les cœurs des minorités de confession musulmane dans les pays occidentaux au moment de la deuxième guerre d’Irak. Ce narratif ne se construit pas seulement « pour » le modèle américain, mais aussi en partie « contre » le modèle français. C’est ainsi que de nombreux jeunes bénéficieront de programmes « young leaders » destinées à leur faire découvrir les bienfaits du « community organizing » pratiqué aux Etats-Unis.

Pourquoi est-il difficile d'établir des similitudes entre les deux situations que l'on connait en France et aux Etats-Unis ? 

Il y a d’abord une exceptionnalité de la question noire américaine : la coexistence bizarre et monstrueuse, sur un même sol (en cela différent du schéma colonial), d’un régime démocratique avec l’esclavage. Comme l’explique très bien Laurent Bouvet dans sa thèse de doctorat, Et pluribus unum ?, la question noire aux Etats-Unis est à la fois « irréductible », et « incommensurable ». Du temps de l’esclavage puis de la ségrégation jusqu’à George Floyd, aucune autre minorité aux Etats-Unis n’a vécu ce qu’ont vécu les Noirs, si l’on excepte bien sûr les Amérindiens. Toute l’histoire américaine est traversée de moments de progrès et de violentes désillusions. Le meurtre de George Floyd est la dernière en date, mais souvenons-nous que, plus récemment, à l’élection de Barack Obama ont succédé plusieurs morts violentes de jeunes hommes noirs, donnant naissance au mouvement Black Lives Matter. Comme si le rêve formulé au début du XXème siècle par W.E.B. Du Bois, faire « qu’il soit possible pour un homme d’être à la fois Noir et Américain», n’arrivait jamais à se concrétiser tout à fait. La profondeur et la violence de cette séparation persistante dans la société américaine se lit dans la surreprésentation des noirs parmi les morts par homicide, la surpopulation carcérale ou encore, de façon saisissante, dans les différentiels d’espérance de vie : d’un quartier à l’autre du grand Chicago, elle dépasse les trente ans, de 60 à 90 ans. Ces quartiers sont fortement typés ethniquement, bien entendu.

Deuxième grande différence, la police. En France, elle relève essentiellement de l’Etat, les polices municipales n’ayant que des pouvoirs subsidiaires. Aux Etats-Unis, c’est l’inverse : elle est essentiellement locale et subsidiairement fédérale. Il s’ensuit des différences de qualité en termes de recrutement et de formation. A Saint-Louis, la capitale du Missouri, les policiers licenciés pour insuffisance professionnelle ou mauvais comportement trouvent à se recaser dans de plus petites communes de l’agglomération. Les agents y ont des salaires fixes beaucoup plus faibles et reçoivent des primes au rendement. Résultat, ils surcriminalisent les pauvres, qui se trouvent être noirs, y compris pour des infractions mineures – pneus lisses, défaut d’assurance, etc. – jusqu’à ce que l’accumulation de pv non payés les conduisent en prison – prisons qui sont elles-mêmes privées. C’est un système complètement pervers. Si on ajoute à cela l’omniprésence des armes et le taux d’homicides très élevés dans certains Etats – il y a plus d’homicides en Illinois, c’est-à-dire surtout à Chicago, qu’en France, pour une population cinq fois moindre – qui incite les policiers à tirer préventivement, on comprend pourquoi le contexte américain est peu comparable au nôtre.

Cela étant, quand on regarde l’évolution des quarante dernières années, on est quand même frappés par la convergence sinon des situations, du moins des récits. Nous partons d’histoires et de contextes très différents mais la façon de les interpréter, quant à elle, converge, dans le sens d’un conflit dont la domination raciale serait le moteur. Cela ne s’entend plus seulement dans la vulgate caractéristique des mouvements indigénistes, identitaires, etc. mais de plus en plus dans la bouche d’intellectuels, de journalistes ou d’artistes. Jusqu’à quel point cet imaginaire profondément américain peut-il infléchir et transformer l’imaginaire français ? C’est la grande question. A mon sens – mais je peux me tromper – ce qui est central dans le cas de la France, c’est plutôt la donnée religieuse. Elle se superpose en partie – mais en partie seulement – avec la relation très particulière nouée avec l’une de nos conquêtes coloniales : l’Algérie. Le nœud gordien identitaire français est plutôt là, mais ce n’est pas très original que de le dire. En revanche, on voit bien qu’on tourne autour depuis longtemps sans véritablement s’y confronter.

La France connaît bien évidemment des dérapages policiers mais ils sont bien spécifiques. La question raciale est-elle la seule problématique du débat sur les violences policières en France ? 

Disons donc plutôt la question de la relation entre la police et les jeunes des quartiers populaires issus de l’immigration. C’est la dimension la plus épineuse et aussi la plus médiatisée, la plus exploitée politiquement aussi, mais ce n’est pas la seule : on l’a vu avec les Gilets Jaunes, mais on le voyait déjà depuis quelques années avec la multiplication des « zones à défendre » (ZAD), l’apparition de groupes autonomes radicaux comme les Black blocks, etc. Il y a de nombreuses questions d’ordre technique à se poser, sur les matériels et leurs conditions d’emploi, par exemple, ou encore sur le cadre juridique dans lequel les forces de l’ordre interviennent.

Il y a aussi un aspect plus politique. Le défi pour la police et la gendarmerie, et donc pour les autorités gouvernementales, est double : elle doit d’abord parvenir à déchiffrer une société de plus en plus fragmentée, où les interactions entre délinquance, condition sociale et motivations idéologiques sont extrêmement complexes. Pour le coup, ce qui se passe aux Etats-Unis en ce moment donne à réfléchir : à partir d’un geste homicide policier dont la composante raciste est flagrante, nous avons à la fois un mouvement de protestation civique, des débordements par des éléments radicaux, une riposte de Trump sur le terrain idéologique et « militaire », ainsi que de la délinquance acquisitive d’opportunité. Toutes ces dimensions s’enchevêtrent, et je crois que les mouvements sociaux d’ampleur seront de plus en plus comme cela : diffus, nébuleux, multiples, porteurs de contradictions. Il faut faire attention car, même si les Français affichent toujours un soutien très fort à la police et à la gendarmerie, il y a quand même des signes de tension qui n’existaient pas il y a cinq ans, après les attentats islamistes.

La police doit donc mieux décrypter les demandes sociales ; elle doit aussi mieux se comprendre elle-même, réfléchir à son identité et sa place dans la société. Ce métier a énormément changé, et les hommes et les femmes qui l’exercent aussi. Au fond les violences policières, même si elles sont peu nombreuses, sont toujours le symptôme d’un ratage : mauvaise appréciation du contexte, mauvaise appréhension des protagonistes, et surtout défaut de management. Au-dessus d’un gardien de la paix qui dérape, il y a souvent un major ou un lieutenant qui ont été coulants sur la déontologie et ont toléré des petits manquements au nom de la théorie, défectueuse, de la « soupape ».

Terminons sur la relation aux jeunes des quartiers : pourquoi est-elle si conflictuelle ? Côté « jeunes », le sujet a été beaucoup exploré par la sociologie, mais côté police, l’analyse est beaucoup plus superficielle, schématique et militante : « c’est parce qu’ils sont d’extrême-droite » pour les uns, ou « c’est parce qu’ils sont constamment agressés » pour les autres. Loin de se limiter à une question d’ordre public, la confrontation police-jeunes dans les quartiers populaires est aussi un face-à-face entre deux jeunesses aux vécus qui n’ont pas grandi dans les mêmes conditions et ne voient pas le monde de la même manière. C’est également, pour les policiers, faire l’expérience douloureuse des injonctions contradictoires de la société, désireuse d’ordre mais peu respectueuse de leur autorité, et plus encore du manque de courage de ses représentants, qui théâtralisent une opposition largement artificielle entre répression et prévention, entre apparence de sévérité et apparence de protestation. Les policiers sont souvent fatigués d’être alternativement les cibles ou les prête-noms de ces combats qui ne les concernent pas ; il s’ensuit des mécanismes de défense et de repli sur soi, comme tout organisme attaqué. Comme les jeunes des cités, justement. C’est de cette expérience commune qu’une meilleure compréhension mutuelle pourrait éventuellement émerger.

Pour retrouver l'analyse et le décryptage de Barthélémy Courmont, Franck DeCloquement, Xavier Raufer et Edouard Husson sur les tensions aux Etats-Unis suite à la mort de George Floyd et sur l'anti-racisme, cliquez ICI

Pour retrouver l'analyse de Jean-Yves Camus sur le mouvement de contestation au sein de l'Alt-right américaine et sur l'utilisation du terme "Boogaloo", cliquez ICI

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