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Télétravail : la révolution qui impactera beaucoup plus que l’organisation du quotidien
©BARBARA GINDL / APA / AFP

Transformation

Twitter a annoncé à ses salariés qu'ils pouvaient continuer à travailler depuis chez eux, comme les employés de Facebook et Google. Tout en considérant ses effets sur les rapports sociaux, les fractures géographiques et même la démocratie, le monde du travail est loin d’être le seul à être bouleversé par le télétravail.

Gilles Saint-Paul

Gilles Saint-Paul

Gilles Saint-Paul est économiste et professeur à l'université Toulouse I.

Il est l'auteur du rapport du Conseil d'analyse économique (CAE) intitulé Immigration, qualifications et marché du travail sur l'impact économique de l'immigration en 2009.

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Xavier  Camby

Xavier Camby

Xavier Camby est l’auteur de 48 clés pour un management durable - Bien-être et performance, publié aux éditions Yves Briend Ed. Il dirige à Genève la société Essentiel Management qui intervient en Belgique, en France, au Québec et en Suisse. Il anime également le site Essentiel Management .

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico.fr : Satisfait de l’efficacité du télétravail au sein du groupe, Twitter a annoncé récemment que les salariés qui le souhaitent pourraient prolonger le télétravail indéfiniment. Devant le succès croissant du télétravail dans certains groupes, à quelles grandes transformations dans l’organisation du travail et les pratiques managériales peut-on s’attendre dans les années à venir ?

Xavier Camby : L'organisation - réputée rationnelle ou scientifique - du travail collectif naquit il y a environ 150 ans... Elle encadra alors utilement l'effervescence productiviste, née de la profusion énergétique qu'apportèrent les énergies fossiles. Elle aggloméra aussi les populations en de vastes cités, pour attacher les ouvriers à leurs machines, tout en les enserrant dans l’étroit carcan d'horaires précis et de méthodes strictes. 

Ce trop vieux système de "pensée" ignora ou méprisa très longtemps les remarquables transformations de notre monde. Psycho-rigidement bloqué sur ces croyances erronées, il refusait d'évoluer et de s'y adapter. S'auto-persuadant pour ensuite l'affirmer, que la surenchère de ses crispations passéistes et la surabondance des contraintes inutiles qu'ils ne cessaient de renforcer constituaient d'heureuses ou de fantastiques innovations !

S'il existe un bénéfice -en termes d'organisation future de nos travaux- à la crise que nous vivons, c'est bien cette expérience partagée, à l'échelle mondiale : nous n'avons pas besoin d'être ensemble -éventuellement dans les stabulations imposées d'un open-space- pour bien collaborer ! Nous n'avons pas besoin d'être sous contrôle pour bien travailler -sans carotte ni bâton ! Nous n'avons pas besoin d'une encyclopédie de consignes, de normes ni de procédures, pour savoir ensemble et utilement nous auto-organiser ! Nous n'avons pas besoin d'interminables réunions -où tant d'heures chèrement payées sont perdues- pour bien décider ensemble !

Et oui, le travail collectif asynchrone et à distance est performant, sans inutile perte de temps. Et oui, le management à la confiance, sans contrôle envahissant ou contreproductif se montre simplement très efficace. Et oui, il est préférable d'avoir un salarié que ne travaille depuis chez lui que 6 heures, un jour donné, plutôt que de l'astreindre à résidence à son bureau tous les jours pendant 8h00, même s'il a achevé son labeur, le contraignant ainsi à l'ennui et au présentéisme. Et oui, c'est du vrai bien-être que répondre sereinement à ses courriels ou à ses appels, sans intrusion, pendant que tourne la machine à laver ou roule le robot aspirateur.

L'initiative de Twitter est emblématique d'une transformation globale, profonde et sans doute définitive : le retour du droit à l'auto-organisation de mon travail, gérant de façon autonome et solidaires, toutes mes interdépendances laborieuses. Et les initiatives semblables sont déjà innombrables, dans de nombreux pays et tous les secteurs d'activités où le télétravail est possible.

Cette libération des contraintes obsolètes, heureuse révolution, ne manquera pas d'être bénéfique. En plus d'être économique et écologique. 

N'oublions cependant pas que nous sommes des êtres grégaires et que notre intelligence est sociale. L'expérience démontre en effet que le télétravail, passés 50% de ce temps de travail, tend à devenir moins productif, l’isolement né de la perte du lien social, diminue ou péjore la motivation personnelle. A chacun donc, dans la mesure de ses capacités et selon ses besoins, en accord avec ses collègues, d'identifier son organisation laborieuse.

Satisfait de l’efficacité du télétravail au sein du groupe, Twitter a annoncé récemment que les salariés qui le souhaitent pourraient prolonger le télétravail indéfiniment. En quoi télétravail a-t-il certains impacts négatifs (impacts psychologiques sur les salariés isolés, impacts professionnels etc.) même dans les entreprises, comme Twitter, où il semble fonctionner correctement ?

Anthony Marais : Il est vrai que certaines études soulèvent que les salariés ont fait une découverte rugueuse du télétravail et de son fonctionnement.

Nous pourrions citer l’étude récente d’OpinionWay qui révèle que 44% des salariés consultés se sentent en situation de détresse psychologique suite à ce basculement en télétravail qui s’est avéré tout aussi brusque que désorganisé.

Parmi les défauts qui reviennent : le sentiment de surcharge de travail, la sur-connexion, une tendance à la réunionite et un certain isolement. Si ces problèmes sont justes, ils sont moins dus à un défaut structurel inhérent au télétravail qu’à une méconception du travail à distance et de son application sur le terrain.

Pour prendre un exemple concret, j’ai co-fondé O’clock, une école de développement web qui n’a pas connu autre organisation que le travail à distance. Aujourd’hui, nous évoluons à plus de 90 salariés, tous très satisfaits de pouvoir travailler de chez eux ou bien d’un coworking. Comme toute organisation, elle nécessite une culture et des outils adaptés. Nous avons au sein de notre entreprise, un usage et une procédure pour chaque objectif.

Nous privilégions par défaut la discussion par messages instantanés, car ils permettent une fluidité dans l’échange, sans pour autant accaparer toute l’attention des interlocuteurs. Nous organisons tous nos sujets de travail par tâches que nous allons pouvoir indexer dans un outil de gestion de projet dédié. Ainsi, chaque sujet est traité de manière individuel, avec son fil de discussion aboutissant à une prise de décision.

Enfin, nous nous tournons vers l’oral (notez que je n’ai pas dit visio) uniquement pour les échanges qui nécessitent plus de spontanéité. Des échanges d’idées, des conversations informelles ou encore lors de points d’équipe réguliers.

Tout ça est encadré par des horaires de travail que le télétravail ne doit pas ébranler, grâce (encore une fois) à un outil qui permet de tracer son temps et de bien s’assurer de ne pas dépasser ses heures. Ainsi, nous nous préservons de la réunionite aiguë où il faut constamment « faire preuve » de sa productivité et nous nous gardons de toute promiscuité entre sphère pro et privée. 

Quel bilan peut-on dresser quant à l'efficacité du télétravail dans les entreprises ? Quelles sont, dans les habitudes managériales et la culture d'entreprise, les facteurs qui expliquent certaines résistances au télétravail ?"

Anthony Marais : Le bilan est plutôt positif. Là aussi, je pourrais parler de plusieurs études qui viennent souligner à quel point le télétravail est une bouffée d’air frais pour les salariés. Une récente étude montrait que l’on déplorait seulement 1% de productivité en moins depuis le confinement.

C’est plutôt un très bon chiffre lorsque nous savons que ce télétravail de fortune n’a pu être anticipé par les entreprises ne disposant pas des bonnes pratiques et des outils adaptés. Sans compter que nous n’avons pas pu laisser le temps aux salariés de se préparer logistiquement, pour la garde des enfants etc.

Plus haut, je parlais de deux points essentiels quand nous parlons télétravail, ce sont les outils, certes, mais c’est aussi l’état d’esprit. Aujourd’hui, certains managers voient d’un mauvais œil le télétravail, car « loin des yeux, loin de la productivité ». Car c’est vrai, en France, le manager a encore le rôle du flic. Et en télétravail, le manager remplace la vue qu’il a perdue, par tout un tas de réunions à n’en plus finir pour bien s’assurer que les salariés travaillent. Ce qui occasionne une certaine détresse abordée plus haut.

Nous ne pouvons pas attendre du télétravail qu’il modifie la réalité en transformant les mauvais managers en bons. Le télétravail encadré, sublime un esprit de bienveillance et de liberté au travail, mais il ne peut pas créer ces conditions si les dirigeants eux-mêmes ne sont pas résolus à les insuffler.

Le paradoxe est tel que certains responsables d’équipes n’aiment pas le télétravail parce qu’ils craignent que les salariés se la coulent douce alors que certains salariés redoutent de ne pas pouvoir s’arrêter de travailler.

À mes yeux, le point de justesse est plutôt au milieu de ces deux extrêmes, et ne peut être atteint que s’il est encadré, normé et réfléchi.

Si la crise sanitaire a été une catastrophe à bien des égards, il nous a au moins donné la possibilité de penser les nouvelles méthodes organisationnelles. Le télétravail va sûrement être un sujet important dans les années à venir, et je ne vais pas m’en plaindre.

Quand je constate à quel point le télétravail permet de mieux travailler, plus sereinement, avec plus d’envie et moins de fatigue, je ne peux que souhaiter aux entreprises dont l’activité est compatible, de rejoindre le mouvement. 

Satisfait de l’efficacité du télétravail au sein du groupe, Twitter a annoncé récemment que les salariés qui le souhaitent pourraient prolonger le télétravail indéfiniment. Peut-on s'attendre à une nouvelle lutte des classes entre les salariés astreints à une présence physique et les autres ?

Edouard Husson : Au risque de dire une évidence, le télétravail est fondé sur un usage intensif des technologies de l’information digitale. Cela privilégie donc ceux qui possèdent un ordinateur et ont les capacités à s’en servir. Nos gouvernants et nos dirigeants d’entreprise ne prêtent aucune attention à la fracture digitale. Twitter est une entreprise de l’ère digitale et qui ne vit que de la généralisation du monde virtuel. Il est donc normal que ce soit un lieu où l’on s’enthousiasme pour le télétravail. Cependant même dans une entreprise comme Twitter se pose la question de la création d’un esprit d’entreprise. Ce qui continue à faire le succès de Google, comme entreprise, c’est la qualité de ses sites, rebaptisés campus. Il y a forcément un moment où l’interaction en présentiel, la rencontre, reprennent le dessus. Ne sous-estimons pas le besoin naturel de sociabilité. Une entreprise sans sociabilité serait une entreprise incapable de dynamisme et de croissance.  

Gilles Saint Paul : Au contraire. Les salariés astreints à une présence physique profiteront indirectement du télé-travail. Primo, en tant que consommateurs, de par la réduction des coûts qu’il entraînera. Secundo, parce qu’ils souffriront moins de la congestion dans les transports et bénéficieront de plus d’espace pour leur travail. Tertio, parce que le transfert en ligne de tâches informationnelles accroît la productivité de tous les collaborateurs concernés par ces tâches. Si par exemple un cadre rate une réunion importante parce que son avion a du retard, l’ensemble du projet concerné en souffre. Le télétravail supprime de tels aléas. Quarto, parce que le télétravail accroît les possibilités de mobilité géographique des travailleurs, donc leurs options sur le marché du travail et leur pouvoir de négociation salarial. Il est donc trompeur de parler de lutte des classes. Mais à court terme, le télétravail va évidemment détruire nombre d’emplois associés à la présence physique ; et les gains d’efficacité des travailleurs qui traitent l’information risquent également de réduire les besoins de ce type de salarié. Mais il ne s’agit pas là de clivages entre salariés, plutôt d’une transformation structurelle de l’économie.

Dans la mesure où moins de gens seraient contraints de s’installer dans les grandes villes et pourraient travailler à distance depuis la périphérie ou les villes moyennes, le télétravail pourrait-il provoquer un rééquilibrage du territoire ?

Edouard Husson : On ne créera pas de véritables entreprises sans des lieux où faire se rencontrer et interagir les gens. Ou bien on aura des individus manipulés par des projets qu’ils ne comprennent pas. Ensuite, vous aurez toujours différents tempéraments, avec des individus heureux de travailler chez eux et d’autres pour qui le travail représente une rupture bienvenue avec le cercle domestique. Ajoutons que l’enthousiasme pour le télétravail est un luxe de personnes qui possèdent des habitations spacieuses. Nous revenons à la question de la « lutte des classes ». Je ne vois pas, pour finir, d’autre possibilité, pour une entreprise qui accepterait de voir ses salariés privilégier le télétravail, que de créer des sites délocalisés, avec la possibilité - et même l’obligation - pour le salarié de se rendre sur ce site régulièrement. Il va falloir penser une organisation adaptée au télétravail beaucoup plus profondément que l’enthousiasme issu d’une période atypique, celle du confinement. 

Gilles Saint Paul : Sans aucun doute. Un sondage récent indiquait que 84 % des franciliens désiraient s’installer ailleurs. Les disparités dans les prix du logement sont considérables et elles sont dues aux « externalités d’agglomération », c’est-à-dire le fait que la valeur économique de s’installer quelque part augmente avec le niveau d’activité du lieu considéré. Ces externalités sont nombreuses : accès à un marché du travail plus dense, ce qui est important notamment lorsque les deux conjoints travaillent, accès à une plus grande variété de biens et de services pour les consommateurs, augmentation de la division du travail et donc de la productivité permise par la présence d’un grand nombre de travailleurs aux qualifications diverses dans le bassin d’emploi. On voit bien que grâce aux nouvelles technologies de l’information, ces externalités perdent une grande partie de leur caractère local. On s’attend donc à ce que les villes moyennes soient les grandes bénéficiaires du télé-travail et les grandes villes les perdantes, ce qui devraient au final conduire à un alignement des prix de l’immobilier entre les deux types d’agglomération.

L’industrie a participé au développement de la démocratie et des organisations managériales car pour la première fois dans l’histoire les travailleurs étaient réunis sur un même lieu. Les transformations générées par le télétravail s'inscrivent-elles plus profondément dans une quatrième révolution industrielle ?

Gilles Saint-Paul : Il est clair que la sociologie des rapports humains en sortira profondément transformée. Même avant la crise sanitaire actuelle, les interactions sociales à distance jouaient un rôle considérable ; que l’on songe aux jeux en ligne où aux personnes qui, bien que réunies à la table d’un restaurant, sont chacune sur les réseaux sociaux, le regard fixé sur leur smartphone. Par ailleurs, cette nouvelle révolution industrielle aura des effets importants, et peut-être préoccupants, sur la structure des marchés. En effet, sa principale caractéristique est que les coûts de transmission et de duplication de l’information deviennent nuls. En quelque sorte, l’information devient comme l’air qu’on respire et il est de plus en plus difficile de gagner de l’argent en vendant de l’information. Qu’on songe au nombre de films que l’on peut voir sur Netflix en un mois, pour une somme modique comparable au prix d’une seule place de cinéma en salle. Ou aux groupes pop de la vieille école qui se sont remis à donner des concerts parce qu’ils ne vendaient plus de disques du fait du piratage en ligne. On voit des pans entiers de l’économie « sombrer » dans la gratuité, avec leur marché qui disparaît. C’est une excellente nouvelle pour le consommateur mais ça signifie également que les incitations à produire de nouveaux bien informationnels sont désormais très faibles. Les acteurs s’en sortent en couplant l’accès à une information gratuite avec la vente d’un bien encore rare et donc coûteux à obtenir. Dans le cas du financement par la publicité, ce bien rare est l’attention du consommateur. Mais si l’on capte cette attention pour lui vendre un bien sur lequel on ne peut pas gagner d’argent parce qu’il est réplicable à coût nul, alors ce canal de financement risque de se tarir. La « révolution industrielle » pourrait alors avorter et conduire à une économie stagnante et utilisant un corpus de connaissances, et plus généralement culturel, inerte car l’incitation à y contribuer serait nulle.

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