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Crise sanitaire et manque de réactivité : la France est-elle dirigée par des fonctionnaires non élus ?
©PASCAL GUYOT / AFP

Étrange inertie

Selon une enquête du Point, l’ARS du Nord bloque la mise en place de tests pour le Covid-19 pour une histoire de "problème de norme". Une situation ubuesque, symbole du poids de l'administration en France, qui semble dicter sa loi même face à la volonté du gouvernement.

François Ecalle

François Ecalle

François Ecalle est ancien rapporteur général du rapport annuel de la Cour des comptes sur la situation et les perspectives des finances publiques ;  ancien membre du Haut Conseil des finances publiques, Président de FIPECO et fondateur du site www.fipeco.fr sur les finances publiques.

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William Genieys

William Genieys

William Genieys est politologue et sociologue. Il est directeur de recherche CNRS à Science-Po.

Il est l'auteur de Sociologie politique des élites (Armand Colin, 2011), de L'élite politique de l'Etat (Les Presses de Science Po, 2008) et de The new custodians of the State : programmatic elites in french society (Transaction publishers, 2010). William Genieys est l’auteur de Gouverner à l’abri des regards. Les ressorts caché de la réussite de l’Obamacare (Presses de Sciences Po [septembre 2020])

Il a reçu le prix d’Excellence Scientifique de la Fondation Mattéi Dogan et  Association Française de Science Politique 2013.

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Atlantico : « Le dossier est en cours de traitement ». Selon une enquête du Point, de par sa lenteur d’exécution, l’Agence Régionale de Santé du Nord bloque la mise en place de tests pour le Covid-19 qui pourraient être réalisés par des biologistes,  au grand désarroi des élus et des soignants. Comment expliquer cette situation ?

François Ecalle : Je ne connais pas ce dossier et je ne sais pas comment expliquer cette situation. Plus généralement, je pense qu’il est bien trop tôt pour apprécier la gestion de la crise actuelle par le gouvernement et l’administration. Ils font face à une crise exceptionnelle dans des conditions de travail très difficiles, comme les entreprises et comme dans les autres pays. Il faudra en tirer les leçons plus tard en évitant les critiques faciles qui ne tiendront pas compte des informations disponibles au moment où les décisions ont été prises. Il est toujours facile de dire après coup ce qu’il aurait fallu faire.

Sous ces réserves et s’agissant de ce problème de blocage de tests du Covid-19, j’observe en lisant dans l’article du Point que l’administration invoque des normes réglementaires à respecter, que les fonctionnaires ou les élus qui prennent des risques en autorisant des produits non conformes aux normes ou qui passent des commandes sans respecter le code des marchés publics peuvent être condamnés pénalement et que c’est peut-être une explication de leur lenteur. La lourdeur excessive des procédures administratives et le manque fréquent de coordination entre les services sont bien sûr également des explications très plausibles.

William Genieys : Il faut d’abord restituer le contexte. L’état d’urgence sanitaire est une situation hors cadre, que je nomme de disruption. Tout ce qui est routinier dans le fonctionnement de l’État, de l’administration ou de la société est mis de côté. Le jeu entre l’administration, la politique et l’économie passe par d’autres canaux que ceux utilisés habituellement, notamment le texte de loi du 23 mars 2020 pour faire face à l’épidémie de Covid-19. Ce dernier est le cadre dans lequel s’exerce tout ce que l’on vient de citer. L’administration a travaillé à la préparation du texte. De ce point de vue-là, les choses n’ont pas vraiment changé. En revanche, dans l’urgence, il a fallu adapter l’Etat de droit aux procédures qui sont en cours, du confinement qui est une forme de réduction des libertés individuelles à toute chose comme les procédures de marchés publics etc… Dans ce cadre-là, l’administration a été extrêmement sollicitée, jouer ce rôle qui a toujours été le sien, si ce n’est qu’elle a dû accélérer à la fois son questionnement et sa façon de travailler. Lorsqu’il y a une crise, quelle que soit sa nature, de régime, politique ou sanitaire, les bureaucraties prospèrent pour deux raisons. D’une part elles produisent des idées, souvent en interaction avec des experts, en l’occurence de la santé, qu’elles ont la possibilité de traduire en politiques publiques et en lois. En ce moment, leur travail est d’adapter le cadre juridique de l’Etat de droit français à la situation dans laquelle nous sommes. En France, tant que le droit n’a pas été modifié, les pratiques ne peuvent pas évoluer. Les administrations agissent en règles générales sur le temps long et avec des contraintes liées au temps long. Dans les situations disruptives dont je parle, c’est l’inverse. Nous sommes dans un Etat d’urgence, de rapidité.

Sur le cas évoqué par Le Point, il est fort probable que le choix politique qui a été fait, l’ait été au niveau national. Cela ne relève pas d’un problème de coordination avec l’Agence Régionale de Santé (ARS) mais d’un problème de gestion. La crise est gérée de manière centralisée. Parfois, et on le voit avec les déplacements de patients de zones où les hôpitaux sont saturés en avion avec l’armée ou des TGV, on redéploie l’épidémie sur l’ensemble du territoire en fonction des forces qui nous sont disponibles. C’est un choix qui a été fait, certainement un peu avec l’aval des professionnels de la santé, et appliqué par l’administration. Le régional rentre dans une logique de coordination qu’il ne maitrise pas. La logique est pensée au niveau central du pays, et pour gérer ce type de politique il faut faire des choix. Dans ce cas là, on est moins à l’écoute de certaines choses qui peuvent se gérer au niveau régional. On essaye de faire une péréquation sur le territoire de l’ensemble des ressources. C’est le choix qui a été fait et qui est relayé par l’administration. Est-ce un bon choix ou un mauvais choix ? On le verra à la fin de l’épidémie. Les dysfonctionnements réels doivent être mentionnés mais il faudra les mettre en perspective et regarder à la fin si la stratégie de gestion faite par le national a produit de bons résultats par rapport aux autres pays où la structure de l’organisation de l’Etat est différente. Si l’on compare avec des pays comme l’Espagne ou l’Italie, où certaines régions ont plus de pouvoir car ce sont des pays où pour des raisons historiques l’État est moins centralisé, les régions les plus riches sont les régions les plus touchées. Nous avons pris une autre voie en France, plus centralisée, mais cela peut provoquer des problèmes concernant par exemple la répartition des masques ou des tests. Des micro adaptations au niveau régional ont pu ne pas être faites. 

Tout le débat que nous avons sur la façon de gérer de manière centrale la répartition de l’épidémie, nous l’avons également avec le cas du professeur Didier Raoult. Il fait la une des réseaux sociaux et des médias nationaux parce que, je pense, sa prise de position et ses choix n’emboitent pas complètement la politique de gestion centralisée qui a été retenue par le pouvoir politique et administratif. En faisant entendre une voix dissonante, il altère le processus de la gestion centralisée. Sa voix amène quelque chose qui ne rentre pas dans le cadre global de cette politique. Cela ne veut pas dire que son traitement est jugé comme marginal, mais ce sont plutôt ses choix qui altèrent la synchronisation et coordination au niveau national. 

A quel moment l’administration française a-t-elle obtenu suffisant de poids pour, même lors des cas d’urgence, supplanter le politique dans la mise en œuvre des décisions ?

François Ecalle : Je ne pense pas que l’administration a supplanté le pouvoir politique en France. Au moins pour ce qui concerne celle que je connais le mieux, le ministère des finances, elle a toujours été loyale avec ses ministres et appliqué leurs décisions tout en leur faisant éventuellement savoir qu’elle les désapprouvait. Quand j’étais à Bercy il y a 20 ans, nous défendions le passage de 39 à 35 heures à l’extérieur du ministère tout en écrivant au ministre que ses effets en seraient négatifs pour l’économie française. J’ai toutes les raisons de penser que le comportement des services du ministère n’a pas changé.

J’ai d’ailleurs souvent l’impression aujourd’hui d’écrire la même chose qu’il y a plus de 20 ans quand j’étais à Bercy sur les questions de politique économique et je pense que les services du ministère écrivent toujours la même chose : les problèmes sont les mêmes, les solutions sont les mêmes et les gouvernements n’en tiennent pas compte. Si les services du ministère des finances gagnaient souvent les arbitrages interministériels, nous n’aurions pas les dépenses publiques les plus élevées de l’OCDE et une dette de presque100 % du PIB.

L’administration fait certes souvent preuve d’une grande inertie quand il s’agit de mettre en œuvre certaines décisions. Cela concerne surtout les décisions qui l’obligent à revoir ses missions et à se réorganiser sans moyens budgétaires supplémentaires. Le blocage résulte alors de la faible mobilité des fonctionnaires qu’il faudrait affecter à d’autres tâches et de la résistance des organisations syndicales au changement quand il doit se faire à moyens constants. Les responsables administratifs ont alors tendance à s’aligner sur la position de leurs agents et de leurs représentants syndicaux. L’inertie des fonctionnaires est en outre facilitée par les injonctions contradictoires que le pouvoir politique leur adresse et qui les conduisent souvent à ne rien faire : préserver la paix sociale, faire des économies budgétaires, satisfaire les usagers…

William Genieys : Je ne pense pas que l’administration « supplante » le pouvoir politique. Elle supplante certaines procédures puisque celles-ci sont réduites et accélérées. La marge de manoeuvre sur la façon de faire des politiques publiques et de décliner des ordonnances est beaucoup plus ouverte et forte dans ce type de situation disruptive. L’administration a beaucoup plus de pouvoir parce que l’Etat d’urgence sanitaire suppose que l’on n'a pas le temps de discuter. Le texte de cadrage a été voté et l’administration gère au plus vite l’adaptation de ce texte. De fait, elle a un pouvoir accru, certes de manière temporaire, dans la gestion quotidienne de tous les éléments. Mais ce pouvoir est sous étroite tutelle du pouvoir politique. Il y a moins de débats mais le principe de la démocratie représentative est que l’élu décide. Les arbitrages et les décisions sont pris au ministère de la Santé, à Matignon et à l’Élysée. Le conseil régional ou départemental n’a pas de compétence dans ces domaines-là, ni de pouvoir. Contrairement à la Catalogne par exemple qui a son système de santé particulier ou aux régions du Nord de l’Italie qui ont leurs hôpitaux et donc un pouvoir décisionnel sur la politique hospitalière au niveau régional. En France cela n’existe pas. Si l’Agence Régionale de Santé (ARS) fait remonter une information et qu’elle n’est pas suivie, c’est soit un choix soit un oubli dans le contexte de rapidité d’exécution de ce que l’administration centrale doit faire. 

La situation de disruption dont je parle donne l’impression que c’est un gouvernement omnipotent de l’administration et que l’on fait fi du pouvoir politique. Ce n’est pas vrai. En revanche, l’administration a un pouvoir plus important que dans la gestion routinière et elle est contrainte par énormément de sollicitations sur des aspects techniques auxquels elle n’est pas préparée et formée. Je ne vois pas comment quelqu’un qui a fait Sciences-Po ou l’ENA ou Polytechnique peut arbitrer les débats de santé que nous avons actuellement où même les experts de ce domaine ne sont pas d’accords sur les protocoles à suivre. Il peut faire le calcul coûts/avantages politiquement, socialement des choix proposés, mais il ne peut pas entrer dans le débat. 

Les citoyens peuvent-ils avoir le sentiment d’être dirigés par des gens qu’ils n’ont pas élu ?

François Ecalle : Les citoyens élisent souvent des gens qui leur ont vendu des rêves et à qui leurs administrations doivent expliquer que la réalité est beaucoup plus complexe, notamment parce qu’il faut respecter des règles votées par eux-mêmes ou leurs prédécesseurs. Les élus ont alors une certaine tendance à dire ensuite à leurs électeurs qu’ils ont été empêchés de mettre en œuvre leur programme à cause des obstacles dressés par l’administration (ou par l’Union européenne alors même qu’il s’agit de règles approuvées par la France).

Pour compléter la phrase de Montesquieu, nous avons les gouvernements et l’administration que nous méritons. Nous voulons payer moins d’impôts mais nous voulons plus de services publics et nous pensons que réduire le nombre de fonctionnaires ne peut qu’aggraver le chômage. Nous voulons des réformes mais nous sommes en total désaccord sur la nature de ces réformes.

Nous avons donc une fonction publique trop importante mais, en tant que citoyens, nous en sommes responsables et il est inutile de chercher des boucs émissaires dans l’administration, même si j’ai toujours dit qu’elle est trop lourde et qu’il faut réduire les dépenses publiques. Nos injonctions contradictoires conduisent l’administration à ne pas bouger mais elle suivra les Français quand ils se seront mis d’accord sur la voie à suivre. Nous en sommes malheureusement encore très loin.

William Genieys : Le pouvoir exécutif sera tenu responsable de ce qui se passe. Les gens se remettent pour l’heure à une forme de confiance, mais ils jugeront sur le résultat. Par ailleurs, je vois plutôt l’administration d’une autre manière. On peut discuter de la formule de l’état de guerre alors qu’il n’y a pas de balles dans la rue quand nous sortons, mais si il y a guerre il y a soldats. Parmi eux, bien sûr, les membres du personnel hospitalier, les corps para-médicaux etc… Mais l’administration est aussi une forme de soldat ou de cadre qui sera jugée sur sa responsabilité, mais après. L’administration n’a pas le temps d’écouter les élus locaux qui peut-être demanderont des explications à la sortie de la crise. Dans les procédures qui sont faites, il est certain que l’administration joue un rôle essentiel. Selon l’aboutissement de leur gestion, il y aura des comptes à rendre de la part des soldats de l’administration. 

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