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Ce vote Sinn Féin irlandais qui devrait réveiller l’Europe
©Ben STANSALL / AFP

Recomposition politique

A l'occasion des élections législatives irlandaises du 8 février, le Sinn Féin a réalisé un score historique. Florian Gérard-Mercier et Jean-François Champollion évoquent la situation politique en Irlande.

Jean-François Champollion

Jean-François Champollion

Jean-François Champollion, agrégé d’histoire, et doctorant en histoire contemporain, est directeur adjoint des études du Millénaire, think tank spécialisé en politiques publiques travaillant à la refondation de la droite.

 
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Florian Gerard-Mercier

Florian Gerard-Mercier

Florian Gerard-Mercier est directeur des études du Millénaire, think-tank spécialisé sur les politiques publiques et travaillant à la refondation de la droite.

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Les résultats des élections législatives irlandaises ont fait office de séisme politique. Les nationalistes du Sinn Féin ont obtenu le meilleur score en suffrages et n’ont qu’un siège de moins que le FiannaFáil. Créé en 1970, le Sinn Féin fut pendant longtemps la branche politique de l’IRA et n’a jamais officiellement rompu avec l’idée d’un rattachement de l’Irlande du Nord à l’Irlande. Certains commentateurs ont donc vu un lien de cause à effet avec le Brexit devenu effectif fin janvier. Pourtant, une lecture plus attentive des résultats et de ses causes profondes, permet de constater que les élections irlandaises trouvent davantage leur origine dans des enjeux économiques et sociaux s’inscrivant dans un contexte européen, que dans une quelconque réaction à un Brexit qui n’était pas voulu en Ulster.Ainsi, l’adhésion au Sinn Féin peut être reliée au vote brexiter, mais pas pour les mêmes raisons que celles qui sont avancées par les médias. En effet, le triomphe du parti nationaliste repose sur les mêmes ressorts économiques et sociologiques que le vote anti-européen en Angleterre, les classes populaires ne bénéficiant pas de la croissance, alors que la défense de la souveraineté nationale semble avoir été délaissée par les partis dominants.

Des résultats inattendus témoignant d’une recomposition politique

Plusieurs enseignements sont à tirer d’un scrutin, rappelant d’autres phénomènes de recomposition qui ont pu se produire ailleurs en Europe. En valeur absolue, le Sinn Féin remporte les élections avec le plus grand nombre de voix (24%, soit plus 11 points par rapport à 2016), devant le FiannaFáil (22%, en baisse de deux points) et le Fine Gael (20%, soit un recul de près de 100000 voix). 

Le vote en faveur du Sinn Féin (« nous-mêmes » en gaëlique) peut sembler être, au premier abord, comme une résurgence d’un unionisme irlandais radical. En effet, le parti nationaliste s’inscrit dans une longue tradition de lutte contre l’Angleterre. Fondé au commencement de la campagne militaire de l’IRA en 1970, il a le même nom que le parti qui mena l’Irlande à l’indépendance entre 1919 et 1921. Il fut longtemps marginalisé dans la vie politique irlandaise du fait de son positionnement jugé extrémiste. Deux partis se partageaient la vie politique irlandaise depuis un siècle, en s’inscrivant dans le républicanisme irlandais, tout en cherchant une voie de conciliation avec Londres. D’un côté, le FiannaFáil, fondé par le grand homme d’État irlandais du XXe siècle Éamon de Valera, qui fut longtemps dominant. D’abord proche idéologiquement du parti radical français avant de glisser au centre-droit, il reposait sociologiquement sur les classes moyennes et les petits propriétaires ruraux. Son challenger était le Fine Gael, plus libéral en matière d’économie et qui avait le soutien de la bourgeoisie urbaine et marchande. Une troisième force était représentée par le parti travailliste, qui faisait souvent des coalitions avec le FiannaFáil. La gestion de la crise financière qui toucha l’île en 2008 entraîna la défaite du FiannaFáil et le succès provisoire du Fine Gael en 2011. Il s’agissait d’un premier séisme politique majeur, puisque le FiannaFáil n’était plus le premier parti politique du pays pour la première fois depuis sa création. La cure d’austérité menée par ce nouveau gouvernement permit de redresser l’économie irlandaise qui était alors exsangue. Une première réplique eut lieu en 2017, lorsque Leo Varadkar devint premier ministre après s’être emparé de la présidence du Fine Gael. Assurant un rajeunissement, ainsi qu’une rupture politique, il représentait une synthèse irlandaise entre Macron et Trump, renouvelant le personnel politique (il s’agissait du premier métis arrivant à ces responsabilités), tout en établissant un certain nombre de transgressions (comme la chasse aux allocations).

Le trompe-l’œil du regain économique

Après quelques années difficiles, les premiers résultats commencent à faire leur effet. Ainsi, l’Irlande bénéficiait en 2019 d’une croissance annuelle de 5,6%, d’un chômage à seulement 5,3% de la population active et d’une inflation contenue à 0,8%. Ce petit miracle économique s’explique notamment par une fiscalité très avantageuse à l’égard des multinationales qui multiplièrent leurs implantations sur l’île. Néanmoins, cette prospérité retrouvée s’avère fragile, car elle crée une forte situation de dépendance économique vis-à-vis de grands groupes qui perçoivent l’Irlande davantage comme une zone d’optimalité économique que comme une zone dans laquelle s’implanter durablement. De fait, la promesse de Boris Johnson de créer un « Singapour sur Tamise » après le Brexit risque de mettre à l’épreuve ce succès irlandais, en poussant certaines firmes à s’implanter à proximité du principal centre financier européen.

Surtout, le regain économique ne s’est pas accompagné d’une réelle politique sociale et d’une équité territoriale qui auraient permis à l’Irlande de ne pas connaître les mêmes fractures que ses voisins européens. Ces disparités se concentrent autour de trois thématiques : le logement, la santé et l’accès aux transports. Ainsi, depuis 2011, le prix du logement a augmenté jusqu’à 80% dans les centres urbains. A Dublin, les loyers augmentent de manière exponentielle au fur et à mesure que l’on se rapproche du centre-ville, ce qui conduit les classes populaires à gagner les couronnes périurbaines, selon une dynamique comparable à celle qui peut être retrouvée dans les grandes métropoles françaises. Le système de santé privé est défaillant et accroît les inégalités. Le régime d’assurance-maladie volontaire mis en place en 1957 est en effet à bout de souffle. Il permettait aux plus nantis de payer pour obtenir des soins de santé, ce qui leur donnait un traitement préférentiel dans les établissements publics ainsi que dans les services du secteur privé. Enfin, le réseau de transport est vétuste et beaucoup de banlieues sont très mal desservies à Dublin. Tous ces éléments produisent les dynamiques électorales spécifiques du Sinn Féin.

Le vote Sinn Féin et le vote brexiter sont les deux faces d’une même réalité

L’étude de la carte électorale constitue une preuve flagrante de ces difficultés sociales, couplées à un rejet du système, sur fond de crise identitaire. Le succès du Sinn Féin dans les circonscriptions les plus proches de la Border avec l’Ulster peut s’expliquer par le Brexit et l’opportunité qu’elle offre aux partisans de la Grande Irlande. Cependant, ces territoires sont des bastions traditionnels des nationalistes depuis la guerre civile nord-irlandaise, car ils constituaient la base arrière de l’IRA. En revanche, les performances inattendues du Sinn Féin dans les circonscriptions des grandes villes (Dublin, Cork, Limerick), particulièrement dans les quartiers et banlieues populaires (au nord et au nord-ouest de Dublin où le Sinn Féin remplace le parti travailliste), prouvent que les problématiques posées par les électeurs sont bien plus larges que la seule question de l’Irlande du Nord. 

Se désintéressant en grande partie de l’Irlande du Nord, les électeurs du Sinn Féin sont avant tout tournés vers leurs préoccupations quotidiennes. Sociologiquement, ces derniers ressemblent à ceux qui souhaitaient que le Royaume-Uni quitte l’Europe : ils appartiennent majoritairement au monde ouvrier ne bénéficiant pas de la croissance impulsée par les multinationales, ainsi qu’à la classe moyenne paupérisée. Ils ne pouvaient donc qu’être sensibles au programme de Mary-Lou Mac Donald- fondé sur le plafonnement des loyers ainsi que sur la taxation des entreprises- ainsi qu’à sa rhétorique authentiquement populiste- rappelant à certains égards celle d’un Jean-Luc Mélenchon- en mettant l’accent sur la vertu du peuple opposée à la corruption des élites. De plus, le vote irlandais, comme le vote anti-européen des Britanniques, cherche à réaffirmer la souveraineté nationale. Bien que le Sinn Féin, qui a pendant longtemps été eurosceptique, ne veuille plus sortir de l’Union Européenne, le vote nationaliste est un moyen de réaffirmer l’attachement à une identité irlandaise menacée ainsi qu’une souveraineté mise en péril par les grands groupes face auxquels l’État irlandais semble faible. Ces deux thèmes étaient naguère portés par le FiannaFáil qui a opéré un virage libéral dans les années 2000, mettant de moins en moins en valeur ses fondamentaux, à savoir la défense de la langue et des traditions irlandaises. Bien que le Sinn Féin ne soit pas traditionnaliste- en témoigne ses prises de position en faveur de l’avortement et du mariage pour tous- sa défense de l’État et des services publics peut être mise en parallèle avec les premières mesures sociales de Boris Johnson, augmentant le salaire minimum de plus de 6% pour les employés et nationalisant certains chemins de fer. Ce besoin de protection, présent en Irlande comme en Angleterre, est la principale demande des électeurs sur le Vieux Continent. Le succès du Sinn Féin n’est donc pas le symptôme d’un mal insulaire, mais d’un mal européen.

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