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Pourquoi il sera long et difficile de réparer la casse symbolique générée par la rhétorique du "nouveau monde"
©VINCENT KESSLER / POOL / AFP

Wonderboy déchu

Lors de la campagne présidentielle de 2017, Emmanuel Macron a beaucoup insisté sur cette idée de "nouveau monde" - qu'il représentait et dont la société semble de plus en plus accro -, face à un "ancien monde" en perte de vitesse et dépassé. Or, avec les évènements sociaux qui se déroulent en France depuis des mois, cette symbolique semble avoir cassé le lien qui, auparavant, unissait ces deux mondes.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Que pensez-vous de cette idée de "nouveau monde" ? Quelles sont ses caractéristiques ? Marque-t-elle une réelle différence avec celui d'avant ?

Christophe Boutin : Rappelons d’abord deux choses. La première est que dans les écrits de nombre d'auteurs politiques, et plus encore dans les discours politiques, il y a bien souvent l’annonce d’un « nouveau monde », d’une « nouvelle société ». L'homme est ainsi fait qu'il est généralement insatisfait de ce qui l'entoure, qu'il souhaite l’améliorer, et il écoute donc volontiers ceux qui lui proposent des changements. La seconde, pour nous centrer cette fois sur la politique française des dernières années, est la lassitude d'un électorat confronté à l'immobilisme du pouvoir politique en place et à son impuissance à traiter de manière efficace les problèmes qui inquiètent de manière prioritaire les Français - on retiendra pour faire simple les questions de l’immigration, de l’insécurité et de l'identité. C’est sans doute pourquoi, sur les trois derniers présidents élus, deux d’entre eux présentaient un programme de rupture très claire avec les méthodes qui étaient celle de leurs prédécesseurs : Nicolas Sarkozy, élu en 2007, et bien sur Emmanuel Macron, élu dix ans plus tard sur cette même logique – et ce même si, de manière assez amusante, ces deux hommes ont participé, plus ou moins, et à des titres divers, aux gouvernements de leurs prédécesseurs dont il stigmatisaient l'immobilisme.

Quant au « nouveau monde » spécifique d’Emmanuel Macron, au plan sociétal c’est celui dans lequel les forces vives de la nation, les « winners », les « premiers de cordée », prennent le pouvoir politique pour mettre en oeuvre les réformes nécessaire, des réformes dont les résultats, certes, leur bénéficieront, mais bénéficieront aussi à l’ensemble de la société. Une approche qui suppose à rebours un « ancien monde » bloquant l’arrivée au pouvoir des « meilleurs », et symbolisé par une classe politique, autiste, fermée sur elle-même, incapable d'appréhender les nouvelles problématiques de la modernité. Or cette classe politique attirait en même temps des critiques venues cette fois de la France profonde, ajoutant à l’accusation d'immobilisme politique celle de l’immobilisme social d’une oligarchie mêlant népotisme, favoritisme et corruption pour conserver son pouvoir. D’où le mythe du nécessaire « coup de balai », sinon de cette « Révolution » dont le candidat Macron avait fait le titre de son livre-programme.

La vérité oblige à dire qu’en 2020 nous sommes loin du bouleversement promis, et plus loin encore de ses effets escomptés. D'une part, si, effectivement, et notamment à gauche en raison de l'ancrage initial d’Emmanuel Macron, un certain nombre de « barons » politiques ont pu être écartés - certains tentant de se recycler, on s'en souvient, dans des pays étrangers -, on a cependant fait appel, au moins partiellement, à un personnel déjà présent dans « l’ancien monde » qu'il s'agissait de faire disparaître, un personnel qui lui semblait moins directement lié car plus effacé. Se sont ralliés par ailleurs, venus du centre et de la droite, des hommes sortis de l’arrière-scène politique qui estimaient leur temps venu et/ou regrettaient la sclérose de leurs formations d’origine. Pour autant, certaines méthodes semblent avoir perduré : il n'est que de voir le nombre de mises en examen, de démissions du gouvernement, ou les diverses « casseroles » traînées par tel ou tel politique pour comprendre que l'assainissement des mœurs promis avec l'arrivée de ce « nouveau monde » n'a eu lieu que très partiellement. Par ailleurs, les compétences de certains de ceux qui n'étaient peut-être pas des « seconds couteaux » par hasard ne leur ont pas permis pour l’instant de briller au firmament de la vie politique française.

Mais le vrai apport du « nouveau monde » allait résulter, nous annonçait-on, de ces personnalités issues de la « société civile » qui devaient irriguer la vie politique française. Là encore, plus de deux ans après, on reste peu convaincu. Peu convaincu par leur origine « civile » d’abord, car nombre d’entre étaient déjà membres de commissions, de conseils ou autres, et donc pas tout à fait étrangers à la vie politique. Peu convaincu ensuite que le « bouillonnement d'idées » des parlementaires de LREM se traduise dans les faits par autre chose qu'une discipline de groupe dont ne s’abstiennent, quand c’est secondaire, que quelques personnalités qui souhaitent attirer sur elles la lumière des médias. Peu convaincu enfin et surtout que certaines de ces personnalités n’aient pas apporté avec elles un certain nombre de conflits d'intérêts entre les domaines privé et public.

Pourquoi Emmanuel Macron rejette-t-il à ce point les idées du passé ? Quel message envoie-t-il aux générations précédentes (électeurs comme élus) ou à ceux qui font encore partie de l'"ancien monde" ?

Emmanuel Macron rejette les « idées du passé » parce qu'il n’est en fait que l’un des derniers avatars en date de ce que l'on peut appeler avec lui le « progressisme ». Cette idéologie du Progrès, selon laquelle il ne peut s'agir que d’avancer vers un avenir nécessairement meilleur, ici celui de la « mondialisation heureuse », ne saurait en effet être entravée dans l’édification pratique de sa construction théorique par aucun conservatisme. Et elle use pour cela volontiers, comme lors de la Révolution française, d’une politique dite de la table rase pour laquelle les institutions du passé, comme sa vision du monde, sont discréditées par cela seulement qu'elles existaient avant nous.

La différence d’Emmanuel Macron par rapport à d'autres révolutionnaires progressistes tient à deux choses. La première est que son projet n'est pas « révolutionnaire » au sens où on l'entend classiquement en France, c’est-à-dire lié à une idéologie socialiste, mais ici à l’ultralibéralisme de la mondialisation financière. Pour autant, dans les deux cas, il s'agit bien de faire table rase des institutions qui ont pu exister auparavant et constituer autant de contre-pouvoirs, lentement créés par l'histoire, contre le pouvoir central. Pour prendre par exemple les collectivités, il n’est rien de celles que nous connaissions, façonnés par l’histoire et dites « organiques », de la commune à la nation en passant par la région, que ce type de progressisme ne souhaite voir disparaître. Il le fait en les fusionnant dans des ensembles sans autre consistance qu’administrative, les communes disparaissant dans les intercommunalités, les régions dans des « grandes régions » et la nation dans l'Union européenne, toutes structures de plus en plus éloignées des citoyens et dont le pouvoir réel n’appartient plus à des politiques élus mais à une administration qui estime n’avoir pas de comptes à rendre.

La seconde différence du discours d’Emmanuel Macron d’avec celui d’autres révolutionnaires tient à son fameux « et en même temps », qui lui permet de vanter dans le même moment une chose et son contraire. Un discours qui a l'avantage de séduire tous ceux qui se limitent au plaisir d’entendre tintinnabuler quelques-uns de ces mots qui, comme la clochette du chien de Pavlov, les font saliver de joie. Mais à l'heure du choix politique le dirigeant ne peut pas retenir les modèles opposés, n'arrive pas même à faire des synthèses, et tranche en étant guidé par son seul objectif principal, ici celui du progressisme.

Or ce progressisme libéral, qui laisse face à face des monades individuelles isolées et un pouvoir, non pas de « technocrates » ou de « techniciens » qui décideraient seuls, comme on le dit parfois, mais bien de serviteurs d'une oligarchie financière, lance à ceux qui ne souscrivent pas à ses dogmes un message clair : se soumettre (il préfère dire « s’adapter ») ou disparaître. Ce qui est très loin des attentes d’une grosse part de la population, qui veut une sécurité - physique, économique ou culturelle - et ne souhaite pas voir s’effacer les cadres protecteurs dans lequel elle vivait.

Est-il possible de réparer cette casse entre "ancien monde" et "nouveau monde" ? Si oui, de quelle manière ?

Il est non seulement possible, mais nécessaire de sortir de cette division entre « ancien monde » et « nouveau monde », et il faut pour cela sortir des dogmes du progressisme pour réhabiliter ce qu’Emmanuel Macron définit comme son ennemi principal, même si sa dénomination peut changer au fil des discours (« nationalisme », « illibéralisme », « populisme »…), et qui est bien le conservatisme.

En rappelant d’abord que le conservatisme n’est nullement une pensée réactionnaire, qui viserait à revenir à un état antérieur, et qu’il n’est pas non plus un fixisme, qui viserait à empêcher tout mouvement de la société. Le conservatisme, tel du moins que le définit Edmund Burke au moment même de la Révolution française, a d’abord conscience de l’inanité de la table rase : « Nous pensons qu'une des grandes causes de ce progrès est que nous n'avons pas dédaigné le patrimoine de connaissance qui nous a été légué par nos aïeux » écrit-il dans ses Réflexions sur la révolution de France. Mais c’est pour en faire une base de départ, susceptible d’évolution, car, écrit-il encore, « Un État où manquent les moyens de rien changer manque des moyens de se conserver ». Le conservatisme place finalement la société et l'individu dans une perspective longue : on reçoit un héritage que l’on a vocation à transmettre - car nous ne pouvons le dilapider et interdire à ceux qui nous suivent de bénéficier des avantages qui nous ont permis de devenir ce que nous sommes.

Ce vœu est largement partagé. Les mouvements populistes que nous connaissons en Europe et ailleurs traduisent par exemple souvent une rupture entre un peuple qui voudrait conserver ses cadres d’appartenance et un pouvoir qui le lui interdit : pour reprendre la belle formule de Vincent Coussedière dans son Éloge du populisme, « le populisme, c’est le parti des conservateurs qui n’ont pas de parti ». Mais la séparation entre peuple et élite, théorisée par exemple par Christopher Lasch dans sa Révolte des élites, ne doit pas être absolutisée. Il ne faut pas confondre en effet les notions d’élite et d’oligarchie, et il est permis de se demander si, actuellement, une partie des élites françaises n’est pas en train d’entrer en résistance contre cette dissolution de tous les cadres – y compris et surtout celui d’une nation au service de laquelle elle est traditionnellement engagée – par le progressisme.

Et c’est sans doute ainsi que pourrait se terminer cette séparation entre un « ancien monde » qui n’a pas mérité le mépris dans lequel certains le tiennent ou la haine que d’autres lui vouent et ce monde forcément nouveau qui est celui de l’avenir. Autour d’un projet commun partagé entre un peuple souverain et l’élite – intellectuelle, artistique, politique, économique, artisanale, agricole, administrative… - chargée de l’incarner et de le représenter. Bien loin en tout cas de l’actuelle fuite en avant d’un progressisme qui mêle à son refus d’assumer ses devoirs de transmission d’un héritage sa peur d’affronter le réel qu’il a laissé se créer et sa soumission à de lointains intérêts.

Propos recueillis par Edouard Roux

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