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Le "génie" et le "mal" français selon Alexis de Tocqueville
©MYCHELE DANIAU / AFP

Bonnes feuilles

Nicolas Baverez publie "Le monde selon Tocqueville : Combats pour la liberté" aux éditions Tallandier. Cent-cinquante ans après sa mort, Alexis de Tocqueville reste un mystère. Son génie est d'avoir pensé la démocratie dans toutes ses dimensions, notamment sa face sombre. Extrait 2/2.

Nicolas Baverez

Nicolas Baverez

Nicolas Baverez est docteur en histoire et agrégé de sciences sociales. Un temps éditorialiste pour Les Echos et Le Monde, il analyse aujourd'hui la politique économique et internationale pour Le Point.

Il est l'auteur de Lettres béninoises et de Chroniques du déni français aux Editions Albin Michel.

 
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À travers l’Amérique, Tocqueville cherche à explorer non seulement les voies nouvelles de l’âge démocratique mais aussi les mystères de la France, qui a contribué, à travers la Révolution, à l’invention de la liberté moderne tout en se montrant incapable de l’acclimater. Il existe à ses yeux à la fois un génie et un mal français, qui s’enracine dans la difficulté à tenir des stratégies de long terme, dans la puissance des passions collectives et dans la fascination pour la violence. On ne peut manquer d’être frappé par le fait que les traits distinctifs qui, selon Tocqueville, constituent l’identité française et expliquent la trajectoire politique particulièrement heurtée de notre pays restent parfaitement actuels et justes cent cinquante ans après sa mort. 

« Le naturel de notre nation est si particulier que l’étude générale de l’humanité ne suffit pas pour la comprendre. Elle surprend sans cesse ceux mêmes qui se sont appliqués à l’étudier à part : nation mieux douée qu’aucune autre pour comprendre sans peine les choses extraordinaires et s’y porter, capable de toutes celles qui n’exigent qu’un seul effort, quelque grand qu’il puisse être, mais hors d’état de se tenir longtemps très haut, parce qu’elle n’a jamais que des sensations et point de principes ; peuple civilisé entre tous les peuples civilisés de la terre et cependant, sous certains rapports, resté plus près de l’état sauvage qu’aucun d’entre eux, car le propre des sauvages est de se décider par l’impression soudaine du moment, sans mémoire du passé et sans idée de l’avenir. »

Pour Tocqueville, il existe bien une exception historique française, ancrée dans les mentalités des citoyens, à la fois individualistes radicaux et furieusement étatistes, dans la défiance viscérale envers toute forme d’autorité, enfin dans une histoire nationale qui fait alterner des hauts et des bas prodigieux. À l’égal de ses contemporains et des puissances européennes du XIXe siècle, hantés par les spectres de la Révolution puis des guerres de conquête napoléoniennes, il souligne combien la France demeure une nation unique par sa capacité à inventer et à porter des idées nouvelles comme par les périls qu’elle peut engendrer pour elle‑même et pour le continent. 

« Quand je considère cette nation en elle-même, je la trouve plus extraordinaire qu’aucun des événements de son histoire. En a-t-il jamais paru sur la terre une seule qui fût si remplie de contrastes et si extrême dans chacun de ses actes, plus conduite par des sensations, moins par des principes ; faisant ainsi toujours plus mal ou mieux qu’on ne s’y attendait, tantôt au-dessous du niveau commun de l’humanité, tantôt fort au-dessus ; un peuple tellement inaltérable dans ses principaux instincts, qu’on le reconnaît encore dans des portraits qui ont été faits de lui il y a deux ou trois mille ans, et en même temps, tellement mobile dans ses pensées journalières et dans ses goûts, qu’il finit par se devenir un spectacle inattendu à lui-même, et demeure souvent aussi surpris que les étrangers à la vue de ce qu’il vient de faire ; le plus casanier et le plus routinier de tous quand on l’abandonne à lui-même, et, lorsqu’une fois on l’a arraché malgré lui à son logis et à ses habitudes, prêt à pousser jusqu’au bout du monde et à tout oser ; indocile par tempérament, et s’accommodant mieux toutefois de l’empire arbitraire et même violent d’un prince que du gouvernement régulier et libre des principaux citoyens ; aujourd’hui l’ennemi déclaré de toute obéissance, demain mettant à servir une sorte de passion que les nations les mieux douées pour la servitude ne peuvent atteindre ; conduit par un fil tant que personne ne résiste, ingouvernable dès que l’exemple de la résistance est donné quelque part ; trompant toujours ainsi ses maîtres, qui le craignent ou trop ou trop peu ; jamais si libre qu’il faille désespérer de l’asservir, ni si asservi qu’il ne puisse encore briser le joug ; apte à tout, mais n’excellant que dans la guerre ; adorateur du hasard, de la force, du succès, de l’éclat et du bruit, plus que de la vraie gloire ; plus capable d’héroïsme que de vertu, de génie que de bon sens, propre à concevoir d’immenses desseins plutôt qu’à parachever de grandes entreprises ; la plus brillante et la plus dangereuse des nations de l’Europe, et la mieux faite pour y devenir tour à tour un objet d’admiration, de haine, de pitié, de terreur, mais jamais d’indifférence ? »

La grandeur de la philosophie française des Lumières n’est pas tant liée à sa critique d’une monarchie absolue déclinante, dont les institutions étaient devenues antinomiques de l’état de la société, qu’à l’expression des valeurs universelles qui ouvrirent l’âge de la démocratie. 

« La méthode philosophique du XVIIIe siècle n’est donc pas seulement française, mais démocratique, ce qui explique pourquoi elle a été si facilement admise dans toute  l’Europe, dont elle a tant contribué à changer la face. Ce n’est point parce que les Français ont changé leurs anciennes croyances et modifié leurs anciennes mœurs qu’ils ont bouleversé le monde, c’est parce que, les premiers, ils ont généralisé et mis en lumière une méthode philosophique à l’aide de laquelle on pouvait aisément attaquer toutes les choses anciennes et ouvrir la voie à toutes les nouvelles. »

L’une des particularités des Français tient à ce qu’ils aiment détester leurs dirigeants autant qu’ils vénèrent l’État. 

« Il n’y a pas de nation qui s’attache moins à ceux qui la gouvernent que la nation française, ni qui sache moins se passer de gouvernement. Dès qu’elle se voit obligée de marcher seule, elle éprouve une sorte de vertige qui lui fait croire à chaque instant qu’elle va tomber dans un abîme. »

La France et les États‑Unis diffèrent ainsi radicalement dans leur rapport à la loi. Elle s’impose à l’État comme aux citoyens en Amérique, où la justice constitue un pouvoir à part entière. Elle est subordonnée à l’État en France où la justice reste une simple autorité. 

« Aux États-Unis, la Constitution domine les législateurs comme les simples citoyens. Elle est donc la première des lois, et ne saurait être modifiée par une loi. Il est donc juste que les tribunaux obéissent à la Constitution, préférablement à toutes les lois. Ceci tient à l’essence même du pouvoir judiciaire : choisir entre les dispositions légales celles qui l’enchaînent le plus étroitement, est, en quelque sorte, le droit naturel du magistrat. 

En France, la Constitution est également la première des lois, et les juges ont un droit égal à la prendre pour base de leurs arrêts ; mais, en exerçant ce droit, ils ne pourraient manquer d’empiéter sur un autre plus sacré encore que le leur : celui de la société au nom de laquelle ils agissent. Ici la raison ordinaire doit céder devant la raison d’État. »

La religion de l’État a en France pour corollaire la passion de l’impôt et de la dépense publique, à travers laquelle chacun espère vivre au‑dessus de ses moyens, au détriment de son prochain. 

« La vérité est, vérité déplorable, que le goût des fonctions publiques et le désir de vivre de l’impôt ne sont point chez nous une maladie particulière à un parti, c’est la grande et permanente infirmité de la nation elle-même ; c’est le produit combiné de la constitution démocratique de notre société civile et de la centralisation excessive de notre gouvernement ; c’est ce mal secret, qui a rongé tous les anciens pouvoirs et qui rongera de même tous les nouveaux. »

Tocqueville a souligné le premier l’originalité de l’expérience historique de la France depuis le XVIe siècle, qui provient de ce que la nation s’est construite autour de l’État. Le primat du pouvoir central a été théorisé par les légistes des rois de France avant d’être institutionnalisé par la monarchie absolue, consacré par la Révolution puis érigé en principe à portée universelle par l’Empire. 

« Les rois de France avaient été singulièrement aidés dans cette tendance par l’appui que pendant des siècles leur avaient prêté les légistes. Dans une contrée où il existe une noblesse et un clergé, ordres privilégiés, qui renferment dans leur sein une partie des lumières et presque toutes les richesses du pays, les chefs naturels du pays sont les légistes. Jusqu’au moment où les légistes français aspirèrent à régner eux-mêmes au nom du peuple, ils travaillèrent activement à ruiner la noblesse au profit du trône ; on les vit se plier aux vœux despotiques des rois avec un art infini et une facilité singulière. Ceci n’est pas, du reste, particulier à la France et il est permis de croire qu’en servant le pouvoir royal les légistes français suivirent les instincts de leur propre nature, autant qu’ils consultèrent les intérêts de la classe dont ils se trouvaient accidentellement les chefs. »

Héritier de plusieurs siècles de centralisation, l’État dispose en France de pouvoirs et de compétences exceptionnels. Mais, quels que soient les perfectionnements de son organisation, il se heurte à la complexité irréductible de l’économie et de la société qu’il prétend diriger. Ses injonctions et ses interventions incessantes et contradictoires s’avèrent au total nuisibles. Mieux vaut gouverner de loin et administrer de près. 

« Il faut, du reste, reconnaître qu’en France le gouvernement central n’imite jamais ces gouvernements du midi de l’Europe, qui semblent ne s’être emparés de tout que pour laisser tout stérile. Celui-ci montre souvent une grande intelligence de sa tâche et toujours une prodigieuse activité. Mais son activité est souvent improductive et même malfaisante, parce que, parfois, il veut faire ce qui est au-dessus de ses forces, ou fait ce que personne ne contrôle. 

Il n’entreprend guère ou il abandonne bientôt les réformes les plus nécessaires, qui, pour réussir, demandent une énergie persévérante ; mais il change sans cesse quelques règlements ou quelques lois. Rien ne demeure un instant en repos dans la sphère qu’il habite. Les nouvelles règles se succèdent avec une rapidité si singulière, que les agents, à force d’être commandés, ont souvent peine à démêler comment il faut obéir. »

La difficulté de la France à acclimater la liberté politique s’explique par la volonté de concilier deux principes contradictoires : un État tout‑puissant hérité de la monarchie absolue et une démocratie directe confiant toute la charge du gouvernement à une assemblée placée sous la surveillance des citoyens. Le mélange paradoxal du régime d’assemblée et de l’étatisme a empêché l’enracinement durable de la démocratie. 

« Quand l’amour des Français pour la liberté politique se réveilla, ils avaient déjà conçu en matière de gouvernement un certain nombre de notions qui, non seulement ne s’accordaient pas facilement avec l’existence d’institutions libres, mais y étaient presque contraires. 

Ils avaient admis comme idéal d’une société un peuple sans autre aristocratie que celle des fonctionnaires publics, une administration unique et toute-puissante, directrice de l’État, tutrice des particuliers. En voulant être libres, ils n’entendirent point se départir de cette notion première ; ils essayèrent seulement de la concilier avec celle de la liberté.

Ils entreprirent donc de mêler ensemble une centralisation administrative sans bornes et un corps législatif prépondérant : l’administration de la bureaucratie et le gouvernement des électeurs. La nation en corps eut tous les droits de la souveraineté, chaque citoyen en particulier fut resserré dans la plus étroite dépendance : à l’une on demanda l’expérience et les vertus d’un peuple libre ; à l’autre les qualités d’un bon serviteur. »

De même qu’il développe une théorie critique de la démocratie, Tocqueville refuse de céder à la béatification du peuple, y compris des Français. Face au cycle infernal des révolutions et des coups d’État en chaîne, il pointe l’inconséquence et le mépris de la loi des citoyens, qui ne peuvent exclure leur part de responsabilité dans les maux politiques qui frappent le pays. 

« [C]e peuple, que vous admirez si naïvement, vient d’achever de montrer qu’il était incapable et indigne de vivre libre. Montrez-moi ce que l’expérience lui a appris ? Quelles sont les vertus nouvelles qu’elle lui a données ; les anciens vices qu’elle lui a ôtés ? Non, vous dis-je, il est toujours le même ; aussi impatient, aussi irréfléchi, aussi contempteur de la loi, aussi faible devant l’exemple et téméraire devant le péril que l’ont été ses pères. Le temps n’a rien changé en lui et l’a laissé aussi léger dans les choses sérieuses, qu’il l’était jadis dans les futiles. »

La France, en raison de son incapacité à concilier liberté et stabilité politique, constitue un cas d’école de dérive despotique et de sortie des crises par le pouvoir personnel. Ainsi, seul Bonaparte réussit à mettre fin à la Révolution tandis que l’échec de la IIe République prépara méthodiquement le rétablissement de l’Empire par Louis Napoléon Bonaparte. De même la Ve République, dans son caractère monarchique et bonapartiste, est‑elle le produit de l’impuissance des régimes parlementaires des IIIe et IVe Républiques. 

« Mais je pense que si l’on ne parvient à introduire peu à peu et à fonder enfin parmi nous des institutions démocratiques, et que si l’on renonce à donner à tous les citoyens des idées et des sentiments qui d’abord les préparent à la liberté, et ensuite leur en permettent l’usage, il n’y aura d’indépendance pour personne, ni pour le bourgeois, ni pour le noble, ni pour le pauvre, ni pour le riche, mais une égale tyrannie pour tous ; et je prévois que si l’on ne réussit point avec le temps à fonder parmi nous l’empire paisible du plus grand nombre, nous arriverons tôt ou tard au pouvoir illimité d’un seul. »

Extrait du livre de Nicolas Baverez, "Le monde selon Tocqueville : Combats pour la liberté", publié aux éditions Tallandier.

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