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Les médias et les réseaux sociaux : les supports par lesquels le scandale arrive
©CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP

Bonnes feuilles

Jérôme Lèbre publie "Scandales et démocratie" (ed. Desclée de Brouwer). De Cahuzac à Benalla, les scandales suivent le rythme du monde ou participent à son accélération. Ils se diffusent par Internet, entraînant révélations et réactions instantanées. Au point que nous ne faisons plus la différence entre le vrai scandale et la provocation artificielle. Extrait 1/2.

Jérôme Lèbre

Jérôme Lèbre

Jérôme Lèbre est professeur de philosophie en classes préparatoires. Membre du Collège international de philosophie, il est notamment l'auteur de : Vitesses (2011) ; Derrida - La justice sans condition (2013) ; Les Caractères impossibles (2014) ; et, avec Jean-Luc Nancy, de Signaux sensibles (2017).

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À la différence de la communication institutionnelle (le site internet d’un ministère, la revue interne d’une entreprise), les médias ne sont pas soumis à d’autres finalités que celle d’exprimer ce qui fait exception au quotidien. Ils donnent un statut, celui d’événement, à ce qui n’est pas (ou pas encore) normé et institué. Leur domaine de prédilection est donc celui des décisions politiques, surtout souveraines, qui par définition dépassent le champ des normes pour en instituer de nouvelles. Font tout autant événements les délits, les meurtres, et surtout les scandales comme les affaires. 

Bien souvent, scandales et affaires sont en effet dévoilés ou lancés par les médias : c’est le Washington Post qui a dévoilé le délit d’espionnage du « Watergate », le Boston Post qui a montré l’ampleur de la pédophilie des prêtres dans sa région, en France c’est le journal Mediapart qui a dénoncé les fraudes fiscales du ministre du budget Cahuzac, c’est Le Monde qui a identifié Benalla, ce membre de la sécurité présidentielle doté d’un faux statut de policier. Que ni l’État ni la justice ne se chargent de dévoiler et de sanctionner les transgressions à l’ordre public, en particulier quand elles émanent d’eux, est en soi un scandale, lequel obéit cependant à une logique incontournable : la logique auto-immunitaire qui fait que les forces censées protéger la société se retournent contre elle. 

Une fois dévoilés, les scandales provoquent une suite de réactions qui participent de l’événement et maintiennent son actualité au bénéfice des médias. On peut alors leur reprocher de profiter de la situation, et cette tendance à critiquer la presse se développe, y compris de la part des politiques dont on attendrait plutôt, en démocratie, une défense du droit d’expression. Ce « media bashing » est généralement injuste : il vaut mieux en effet que la presse profite des scandales que des financements de grands groupes n’ayant pas pour finalité propre la communication des événements, mais la publicité ou les ventes d’armes. Il faut admettre qu’il n’y aurait pas de vraies réactions aux scandales sans la presse et pas de presse sans scandales, et c’est bien en France l’amplitude de l’affaire Dreyfus qui a donné une assise aux journaux (L’Aurore et Le Siècle). La presse est donc bien moins condamnable quand elle tire profit du scandale que si elle participe à son secret : le scandale de Panama qui secoua la IIIe République révéla que de nombreux journalistes participèrent au vaste dispositif de corruption lié à la construction du canal, se mêlant au monde de la politique et des finances. 

Il faut alors simplement distinguer le travail d’investigation des journaux généralistes ou spécialisés (tels Le Canard enchaîné et Médiapart en France) et celui de la presse « à scandale ». L’investigation joue un rôle essentiel dans la révélation de délits que les structures institutionnelles ont plutôt tendance à masquer ; elle est d’autant plus efficace que les journalistes coopèrent au niveau international, mettant alors au jour des réseaux mondiaux de corruption ou d’évasion fiscale (Offshore Leaks, Paradise Papers, Panama Papers, etc.). À l’inverse la presse à scandale, dont l’exemple type reste le Sun au Royaume-Uni, prend la voie de la banalisation et ne sert que de baromètre au conformisme au niveau national ; rien n’est plus scandaleux pour elle que les adultères de stars ou de monarques sur lesquels on peut projeter son désir. Entre ces deux pôles se trouvent les médias satiriques, tels Mad aux États-Unis ou Hara-Kiri en France, ce dernier ayant été interdit de publication en raison d’une provocation ultime (le 16 novembre 1970, Hara Kiri titre « Bal tragique à Colombey : un mort », double référence à la mort de de Gaulle et à l’incendie dans une boîte de nuit grenobloise qui avait fait 100 morts) et remplacé par Charlie Hebdo : ceux-ci soulignent les scandales et attisent les provocations sous la forme de l’exagération et de la caricature, dans une vaste tradition anticonformiste qui date des années 1830. Ils risquent, depuis leur naissance, la chute dans la pire banalité (le racisme, le sexisme, etc.). Ce risque n’invalide pas la satire, même si elle n’oblige pas à l’aimer. Celle-ci a toujours sa place dans les limites juridiques de la liberté d’expression, qui interdisent l’antisémitisme et le racisme. Elle a aussi sa place en première page dans les journaux les plus sérieux, sous la forme d’un dessin caricatural sans (trop) d’excès. Il est normal, et il faut, transgresser les limites de l’expression conforme, mais sans franchir celles de la loi : c’est de cette manière que le lectorat évalue par ses réactions ce qu’il accepte et ce qui lui est inadmissible. Ce devoir de transgression ne fixe pour autant aucune ligne politique, et de fait la satire n’en a a priori aucune : elle navigue d’un extrême à l’autre en passant par le centre. Ainsi le magazine Présent a publié un hors-série, « Nous ne sommes pas Charlie », pour rappeler que la droite « nationale » avait aussi ses dessinateurs, depuis l’affaire Dreyfus. 

Les médias ne peuvent être distingués de leur support technique : machines de presse, radio, télévision, Internet. Plus les investissements sont lourds, plus ils exigent malgré tout le recours aux grandes institutions (État et entreprises) et obligent les médias à produire les événements autant qu’à les diffuser : c’est pour cela que la télévision était vouée à être bien moins objective que la radio ou la presse, et non parce que l’image serait en soi moins objective que la parole ou le texte. Mais c’est aussi à la télévision que se sont révélés les derniers grands provocateurs, parfois admis sur les plateaux parce que le conformisme se nourrit de sa propre transgression, et parfois luttant efficacement contre ce même conformisme, y compris par des gestes imprévisibles. Quand Serge Gainsbourg a brûlé en direct à la télévision un billet de 500 francs, on a pu voir dans ce geste l’insolence d’un riche détruisant une somme qu’un petit salarié gagnait difficilement. Mais aussi bien il dénonçait la richesse facilement obtenue par le biais des grands médias, donc la sienne, lui qui vivait comme une scission intérieure la différence entre un chanteur populaire et un artiste, tout comme il admirait les avant-gardes artistiques. 

Cette révolution technologique qu’est Internet ne laisse donc pas intact ce que nous venons de dire. Son importance dépasse celle de l’apparition de la presse libre, de la radio, de la télévision. Car Internet est, dans la lignée de l’écriture, de l’imprimerie et du téléphone, plus qu’un média : il déborde ainsi toute institution, toute norme et toute finalité, peut servir et nuire, être remède ou poison, comme ce pharmakon qu’était déjà l’écriture pour le Socrate de Platon. Il en découle qu’il concerne d’emblée « tout le monde », tout en créant une fracture avec ceux qui n’en disposent pas. C’est ainsi que chacun, pour peu qu’il soit connecté, peut publier et dispose d’une capacité instantanée de réplique : d’un smartphone, d’une boîte mail, d’un compte Twitter, d’une page Facebook. Dénoncer, répondre, commenter, évaluer, « liker » ou non, laisser une étoile ou cinq, partager, tout lui est possible.

Certes, avant Internet, il y avait déjà des tribunes, des pages de débats… mais il fallait être attitré, donc déjà institué pour passer les filtres d’une institution médiatique, et de plus posséder une réelle capacité à généraliser son propos. Internet permet en revanche de parler de soi, de dénoncer l’injustice dont on a été victime en se livrant à toutes les généralisations (le retard de mon train prouve l’urgence de réformer la SNCF, voire l’inefficacité des services publics, la panne de ma machine à laver prouve que l’obsolescence programmée, voire le capitalisme, ont vraiment dépassé les bornes), mais aussi de dénoncer des scandales à la portée plus générale : ce sont les vidéos publiées par les témoins qui révèlent les violences policières (et sont à l’origine de l’affaire Benalla), pas les vidéos officielles de surveillance. 

Internet serait alors comme une rue immense et indéfiniment bavarde. Mais aussi bien, chaque individu n’y a de place que si sa réaction est reprise par un autre, « likée », commentée, partagée. Sous l’effet des algorithmes se reforment alors des réseaux dans le réseau où chacun n’est plus qu’en contact avec ceux qui ont les mêmes croyances que lui. Au-delà même de ce resserrement communautaire, ce qui monte en puissance, ce n’est pas l’individu, mais encore les hiérarchies sociales. Les individus « populaires » se distinguent des autres, mais cette popularité n’est rien comparée à la force de réplique des personnalités dont l’autorité ou la célébrité s’est établie et s’entretient ailleurs : femmes et hommes politiques, journalistes de la télévision, chanteurs, comiques, intellectuels « médiatiques ». Quand un ministre ou un chef d’État utilise son compte Twitter plutôt qu’un média plus officiel ou plus traditionnel, il « s’adapte » moins à une technologie récente qu’il ne confirme la capacité des réseaux à maintenir une hiérarchie sociale hors de tout principe démocratique. Au-delà de chacune de ses positions de pouvoir se trouve celle des réseaux de communication eux-mêmes. Qui connaît la page Facebook de Facebook ? Le compte Twitter de Twitter ? Qu’importe, leur puissance n’est pas là : elle est de s’effacer derrière leur fonction de médiation, tout en la contrôlant entièrement, au point de pouvoir identifier, repérer et même définir chaque utilisateur. 

Une révolution technique n’est en soi « responsable » de rien. C’est avant tout un processus anonyme, en grande partie incontrôlable, qui donne une nouvelle puissance aux techniques déjà existantes (pour Internet : le courrier, la presse, la télévision, le téléphone, etc.). Ce processus n’absorbe jamais le tout de la société, qui n’est pas vraiment un tout, mais un ensemble indéfini de relations irréductibles les unes aux autres. En revanche, l’usage des techniques fait ressortir la responsabilité de grands acteurs (entreprises ou États), tout comme il fait muter la société d’une manière qui n’est ni univoque ni anticipable ; plus précisément, il est impliqué dans la multitude de mutations auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés, économiques, religieuses, politiques, géographiques, écologiques. 

Ce sont ici des sociétés qui sont engagées dans des bouleversements qui prennent l’ampleur d’une mutation de civilisation. Avec elles, bien sûr, ce sont aussi les individus qui mutent : non seulement leurs désirs sont conformés depuis longtemps par des techniques de production exigeant l’écoulement de leur marchandise et des techniques de communication qui expriment cette exigence telle quelle (d’où la forme impérative de bien des publicités), mais aussi les mêmes individus participent activement à cette conformation, confient leurs données personnelles à Internet, se laissent localiser par leur téléphone, épient leur pas-de-porte ou leur intérieur à l’aide de caméras électroniques, jugent et diffusent en permanence des événements, des jugements et des accusations. Il en découle que nous sommes vraiment entrés dans une nouvelle phase, non parce que les scandales, affaires et provocations seraient plus rares, mais au contraire parce qu’ils seraient devenus le mode quasi normal du débat, des échanges, des prises de position.

Extrait du livre de Jérôme Lèbre, "Scandales et démocratie", publié aux éditions Desclée de Brouwer

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