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Les années 2010 ou la révolte des peuples occidentaux contre leurs élites. Certains ont réussi, d’autres moins...
©ALAIN JOCARD / AFP

Révoltes

Durant ces dix dernières années, nombreux ont été les peuple occidentaux qui ont essayé, avec plus ou moins de réussite, de se rebeller contre leur élite.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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28 avril 2010: le début du déclin des travaillistes britanniques

Nous sommes le 28 avril 2010, à 200km au nord de Londres, à Rochdale, dans un bastion électoral des travaillistes. Gordon Brown, qui a succédé à Tony Blair à Downing Street, se présente pour la première fois aux électeurs pour se voir confirmer le poste de Premier ministre. Les travaillistes sont au pouvoir depuis 1997 et les sondages donnent Brown gagnant malgré son manque de popularité. Au moment où il se dirige vers sa voiture, Brown rencontre Gillian Duffy, une électrice fidèle du Labour, une fonctionnaire municipale à la retraite. Le hasard fait qu’elle vient de faire ses courses et croise le Premier ministre en campagne: de façon inopinée Gordon Brown se voir soumis à un feu nourri de questions. Madame Duffy lui demande comment le gouvernement va s’y prendre pour résorber la dette publique; elle lui demande comment ses petits-enfants vont pouvoir faire des études correctes à l’université avec le déclin du nombre de bourses; elle lui demande comment il entend garantir le financement du NHS, le système national de santé. Pour finir, elle lui demande pourquoi il est interdit, dans le débat public, de parler d’immigration. « Tous ces Européens de l’Est qui viennent travailler ici, d’où viennent-ils? ». Gordon Brown sourit, dit quelques mots faussement empathiques sans répondre aux questions puis retourne à sa voiture. Il demande alors à l’un de ses conseillers ce qui a pris à l’équipe de le laisser filmer avec « cette femme ». Le conseiller, qui n’a pas entendu le dialogue, demande ce qu’a dit Madame Duffy: « Oh! J’ai eu droit à tout. Une vraie réac. Elle s’est présentée comme ayant toujours été travailliste. Il y a de quoi s’esclaffer ». Gordon Brown avait juste oublié qu’il portait toujours le micro cravate de Sky News, allumé....

Le Brexit n’est qu’un révélateur de la coupure entre les peuples et leurs élites

Les élections de 2010 sont passées dans l’histoire comme les « élections de Gilian Duffy ». Deux semaines plus tard, les travaillistes perdaient la majorité absolue. Les conservateurs et les libéraux-démocrates constituaient une coalition pour gouverner. Il fallait se remémorer cette histoire pour comprendre la déroute du parti travailliste aux élections de décembre 2019. Le Labour n’a jamais tiré les leçons du désastre du 28 avril 2010. Le Brexit ne doit pas être considéré seulement pour lui-même mais comme un révélateur d’une crise bien plus profonde. Il y avait à Rochdale, des centaines, des milliers d’électeurs travaillistes à penser comme Gillian Duffy. Ils ont voté pour la sortie de l’Union Européenne. En 2017, ils ont pu voter Jeremy Corbyn, en lui faisant confiance sur le fait qu’il appuierait les votes permettant la mise en oeuvre du Brexit. Corbyn n’a pas tenu parole et il a essuyé, en 2019, la plus grosse défaite jamais vécue par les travaillistes depuis la Seconde Guerre mondiale. Au contraire des travaillistes, les conservateurs ont compris qu’il se passait quelque chose de profond dans l’opinion publique britannique: selon un récurrent paradoxe britannique, ce sont deux anciens d’Eton, l’école privée des élites, qui auront organisé le Brexit: David Cameron, en tirant les leçons de la percée de Nigel Farage aux élections européennes de 2014 et en organisant le référendum de juin 2016; Boris Johnson en conquérant la majorité qui permettra, en 2020, de réaliser le Brexit. Au passage, le parti conservateur a vu se rallier à lui les électeurs de Rochdale et de toutes les terres travaillistes situées plus au nord, le fameux « mur de briques ». 

La révolte généralisée des peuples occidentaux 

En Grande-Bretagne, la révolte populaire déclenchée involontairement par Gillian Duffy a pu aboutir dans la mesure où une partie des élites a écouté le désarroi populaire. Mais qu’en a-t-il été ailleurs? La révolte populaire est en effet générale en Occident: c’est là que les classes moyennes et la classe ouvrière ont été les plus atteintes par les conséquences du libre-échange généralisé, de la délocalisation de l’emploi vers les pays émergents et de l’idéologie de l’abolition des frontières. De même qu’en 1979, l’élection de Margaret Thatcher avait déclenché une vague de mise en cause, à travers l’Occident, de l’étatisme social-démocrate, de même le référendum britannique sur le Brexit a déclenché une vague conservatrice de mise en cause du monde sans frontières: quelques mois plus tard, l'élection de Donald Trump a été un choc pour l’intelligentsia occidentale, tout comme l’élection de Ronald Reagan en 1981. Ensuite, tout comme dans les années 1980, on a vu une série de basculements électoraux: en France, tout d’abord, où, comme lors de l’élection des socialistes en 1981, le pays semble se faire une spécialité de s’accrocher au monde d’avant. Emmanuel Macron, élu Président en mai 2017, est le dernier défenseur du monde sans frontières comme François Mitterrand était, à l’origine, le dernier des Mohicans socialistes en Occident. En Allemagne, le vieux monde des élites a reçu un sérieux avertissement lors des élections de septembre 2017, avec l’effondrement du SPD, l’affaiblissement de la CDU et la percée du mouvement conservateur et nationaliste à la fois qu’est l’AfD. En 2018, ce fut au tour de l’Italie de basculer, avec l’arrivée au pouvoir d’une coalition composée de la Ligue du Nord, conservatrice, et du Mouvement Cinq Etoiles, populiste. 

Les autre caractéristiques de cette révolte

Si l’on essaie de trouver un schéma commun à tous les pays dont nous parlons, on peut énoncer quatre caractéristiques : 

- la révolte des peuples a lieu partout. Son facteur déclenchant a été la crise de 2007-2008 et la manière dont les gouvernements de tous les pays se sont préoccupés de sauver le système bancaire, y injectant d’immenses liquidités, sans traiter la question du niveau de vie des sociétés. 

- Elle naît en effet partout des mêmes ingrédients: une baisse du niveau de vie des classes moyennes et populaires, tandis que les inégalités se creusent et une partie des classes supérieures consolide son emprise sur les leviers du pouvoir. Partout, on assiste à une désindustrialisation et une montée du chômage. La seule exception est l’Allemagne, qui a limité ces deux derniers phénomènes grâce à la mise en place d’une chaîne de production très précisément organisée entre la main d’oeuvre moins rémunérée de l’Europe Centrale et sa main d’oeuvre; et grâce à une absence de dévaluations compétitives au sein de la zone euro. Mais cela s’est fait aux dépens du reste de l’Union Européenne. 

- Loin de chercher à résoudre pratiquement la crise pour l’ensemble de la société, les élites néo-libérales ont eu partout le même réflexe: la fuite en avant dans l’idéologie individualiste, en la poussant à son paroxysme. L’insoutenable légèreté des élites se traduit par la multiplication des réformes sociétales, préoccupation d’une minorité très riche, soudain imposée à l’ensemble de la société comme le sujet central. C’est l’accélération de la politique d’immigration, tout à fait voulue, pour briser la résistance nationale des peuples: Tony Blair en avait fait la théorie, contre toute l’histoire du parti travailliste, et l’ancienne fonctionnaire municipale Gillian Duffy avait un bon instinct lorsqu’elle pointait cette question comme le problème central à Gordon Brown en 2010. Mais c’est sans aucun doute Angela Merkel et la CDU qui sont allées le plus loin dans cette direction, lorsque l’Allemagne a ouvert complètement ses frontières à l’automne 2015, durant trois mois, laissant entrer un million de personnes. Pour verrouiller leur emprise, les élites néolibérales font alliance avec l’extrême gauche et toutes ses théories, du gender aux études décoloniales en passant par le n-ième recyclage de Marx. Lors des élections législatives britanniques de 2019, le corbynisme représentait la quintessence de cette alliance. 

- la capacité à faire aboutir la révolte des peuples dépend non seulement d’une personnalité charismatique (Trump, Johnson, Salvini) mais aussi de la persistance d’une croyance à la nation dans une partie de l’élite. La grande force britannique est le maintien, au parti conservateur, d’un nombre important de souverainistes libéraux, qui ont empêché l’enterrement du Brexit à la Chambre des Communes. Trump sera sans doute réélu en 2020 dans la mesure où il a réussi à faire basculer le parti républicain de son côté. Au contraire, la France manque cruellement d’une élite conservatrice, capable de rassembler toute la droite: LR et le Rassemblement National se sont enterrés dans leur tranchées respectives plutôt que de faire vivre la synthèse que Nicolas Sarkozy avait formulée, en 2007, sans l’appliquer complètement. La droite espagnole, de même, est incapable de réaliser une synthèse entre libéraux-conservateurs et populistes. L’Italie a des élites divisées entre mondialistes et souverainistes. En 2015, lors de la crise de l’euro, la Grèce a souffert cruellement de la désertion de la plus grande partie de ses élites, refusant de soutenir le gouvernement Syriza dans son bras de fer avec l’Allemagne. 

La capacité ou non à répondre à la révolte des peuples conditionne la réussite nationale pour deux générations

L’existence ou non d’élites conservatrices capables de canaliser la révolte populaire est un enjeu essentiel pour les pays occidentaux car elle conditionne leur réussite pour une ou deux générations. La Grande-Bretagne de Boris Johnson s’apprête à redevenir la première puissance économique du continent. Que Trump soit réélu ou non, il a ouvert une telle brèche dans le consensus de Washington que les Etats-Unis, apparemment en déclin sous Obama, maintiendront leur domination mondiale, dans les années qui viennent, la Chine se condamnant elle-même, au contraire, par le basculement néo-totalitaire de Xi Jiping. La France et l’Allemagne vont décliner, au contraire, à la mesure de leur incapacité commune, à sécréter une nouvelle élite conservatrice. 

La décennie 2010 aura offert à toutes les sociétés occidentales l’occasion de changer de politique, de redevenir au paradigme national après trente ans d’illusions mondialistes. Toutes ne l’auront pas saisi. Malheureusement la France d’Emmanuel Macron fait partie des pays qui manque le train de l’histoire. 

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