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Discours de la Reine : ce complexe exercice de la souveraineté du peuple britannique dont pourrait pourtant s'inspirer nombre de démocraties européennes continentales
©Matt Dunham / POOL / AFP

Avenir du Brexit

A l'occasion du discours de la reine Elizabeth II au Parlement, Boris Johnson a placé le Brexit au coeur de son programme de politique nationale.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Quand les cultures politiques anglaise et française divergeaient déjà....

Le 23 janvier 1264, le roi Henri III d’Angleterre demanda au roi de France, saint Louis, de bien vouloir arbitrer le différend qui l’opposait aux barons du Royaume.  Depuis le début du XIIIè siècle et la Grande Charte de 1215 se posait la question de l’association des principaux seigneurs du Royaume aux décisions royales. En 1248, Henri III avait dû accepter les « provisions d’Oxford », version renouvelée de la Magna Carta, puis, incapable de rétablir définitivement la paix dans son royaume, il avait fait appel à Saint Louis. Ce dernier rendit un verdict qui déplut aux barons anglais, puisqu’il donna raison à Henri III contre eux. 

L’épisode d’Amiens montre, si on le prend au sérieux, combien les cultures politiques de la France et de la Grande-Bretagne ont divergé dès le Moyen-Age. Ecouté de toute l’Europe, devenu arbitre de bien des conflits par la confiance qu’il inspirait, Saint Louis, pourtant, déçut l'opinion du Royaume d’Angleterre. Tandis que s’imposait dans le Royaume de France la a conception du roi concentrant les pouvoirs entre ses mains, interdisant ou neutralisant les féodalités, de l’autre côté de la Manche avait commencé une longue lutte pour l’équilibre entre les pouvoirs. 

La monarchie capétienne puis la Révolution ont tendu à créer un pouvoir central fort, sans contrepoids parlementaire; les rois de France ont suivi avec plus ou moins de bonheur le modèle de Saint Louis, celui du roi défini par sa capacité à incarner la justice intérieure et l’équilibre européen; la Révolution remplaça la justice royale par l’idéal « liberté/égalité ». Puis de Gaulle trouva un nouvel équilibre: celui entre un président fort et la démocratie directe; avant que ses successeurs ne dérivent, progressivement, vers un autre système, celui d’un pouvoir exécutif inséré dans le cadre de l’Union Européenne. Au fond, il n’est pas très étonnant que, par contraste, la Grande-Bretagne, qui a inventé le parlementarisme moderne, de la « Grande Charte » de 1215 à la Glorieuse Révolution de 1688, se soit sentie mal à l’aise dans un système européen absolument pas fondé sur l’équilibre des pouvoirs ou le parlementarisme. Autant les chefs de l’Etats français successifs, depuis Giscard, ont trouvé dans l’idéal européen un lointain écho de la justice royale et un substitut aux idées révolutionnaires; autant la Grande-Bretagne a toujours voulu conserver un système de « check and balance »: elle n’est pas entrée dans l’euro, a toujours cherché des dérogations aux dispositifs européens globaux et finit, aujourd’hui, par rejeter complètement l’Union Européenne. 

La liberté enracinée dans la tradition

Nous avons assisté, ce jeudi 18 décembre 2019, à la répétition d’un rituel pouvant paraître banal aux connaisseurs de la Grande-Bretagne mais au fond étonnamment chargé de sens dans le contexte du Brexit. Les Lords se sont installés dans leur Chambre haute, revêtus de leur habit parlementaire. Puis on a amené dans l’enceinte de la Chambre la couronne royale, avant que la Reine elle-même n’arrive, appuyée sur le bras du Prince de Galles, ne s’asseye sur le trône. Alors on est allé annoncé aux membres de la Chambre basse que la Reine attendait les membres des Communes pour annoncer la politique de son nouveau gouvernement. Et l’on a vu Boris Johnson, Premier ministre et Jeremy Corbyn, chef de l’opposition officielle se diriger vers la Chambre haute, dans une gentille cohue, avant de se placer au fond de la Chambre des Lords et de rester debout - à la différence des membres de la Chambre haute - pour écouter le discours de Sa Gracieuse Majesté. 

Cette dernière a prononcé d’un ton très neutre un discours relativement bref qui ne faisait qu’énumérer les objectifs du gouvernement Johnson. La priorité de « mon gouvernement » a expliqué Elisabeth II, est de sortir de l’Union Européenne. Ensuite « mes ministres » travailleront à l’établissement d’un accord de libre-échange avec l’Union Européenne. Puis la souveraine de 93 ans a énuméré les mesures prévues pour le National Health Service, pour l’investissement dans l’éducation, pour les infrastructures, tout en promettant que ses ministres travailleraient dans le cadre d’une fiscalité raisonnable. En moins de dix minutes, tout était fini: la Reine avait prononcé dans les années 1970, un discours du Trône qui annonçait l’entrée dans la Communauté Economique Européenne. Un demi-siècle plus tard, la même souveraine voit son pays ressortir de cette Communauté devenue fédérale et idéologique depuis les années 1990. 

Celui qui avait fait aboutir tout cela, Boris Johnson, se tenait debout au fond de la salle. Le contraste entre la mine renfrognée de son adversaire battu, Jeremy Corbyn et le sourire tranquille du Premier ministre confirmé était évident. Mais la mise en scène immuable de la cérémonie était là pour rendre visible la force d’un système qui s’appuie aujourd’hui sur les deux piliers de la souveraineté du peuple et de la « reine en son parlement ». Bien entendu, la Reine n’a plus d’influence politique directe, les Lords ont beaucoup perdu de leur pouvoir suite aux réformes institutionnelles de Tony Blair, le suffrage universel rend très différente la relation entre la Reine et son Premier ministre, comparée à ce que pouvaient être les relations entre la reine Victoria et Benjamin Disraeli dans les années 1870: l’homme de Downing Street n’est plus du tout le chef d’une faction aristocratique, il tire sa légitimité du peuple. Et c’est bien le peuple britannique qui a décidé, lors du référendum de 2016 comme lors des élections générales du 12 décembre, que la Grande-Bretagne devait sortir de l’Union Européenne. Mais il reste que les institutions britanniques rendent visibles comme aucun autre système politique moderne combien, selon la formule de Chesterton, la tradition est la participation des ancêtres défunts à la démocratie. 

La force des institutions de liberté 

On comprenait hier que l’Union Européenne ne s’est pas cassée les dents seulement sur l’indiscipline d’un parlement turbulent ou son incapacité à soumettre définitivement une bureaucratie nationale. La souveraineté britannique est une réalité complexe. Le Parlement est bien le lieu d'exercice de la souveraineté mais il n’est pas à lui seul cette souveraineté. Le parlement n’est rien sans la Reine et le Premier ministre tire une partie de son autorité du fait qu’il est « Premier ministre de sa Majesté », reste des luttes des siècles passées entre les rois et leurs barons. Aujourd’hui le système a marié la légitimité dynastique et la légitimité démocratique. Le Premier ministre et le parlement tirent leur autorité aussi du suffrage universel. Chacune des deux composantes est essentielle: la couronne maintient l’unité du royaume et de ses nations.  

L’incapacité de l’Union Européenne à faire échouer le Brexit témoigne de la vitalité mystérieuse des institutions britanniques, enracinées dans la liberté et l’état de droit. Par une ironie de l’histoire, l’actuel président français est originaire d’Amiens, la ville où Saint Louis rendit son arbitrage favorable au roi d’Angleterre. En 1264, le roi de France, le roi d’Angleterre et ses barons parlaient au moins une langue commune, celle de la chrétienté; même si les langues politiques respectives divergeaient évidemment. Aujourd’hui, le président français doit bien constater, par contraste, qu’il n’a jamais parlé de langue commune avec des Britanniques qu’il a toujours sous-estimés. Ce n’est pas seulement que le président français soit encore plus loin que le roi de France du XIIIè siècle de comprendre la langue du parlementarisme. C’est aussi qu’il n’a même pas eu le réalisme politique de se dire qu’il fallait ménager la puissance britannique au lieu d’appeler à sa punition. Mais tout se tient: la force inattendue de la Grande-Bretagne vient précisément de ce que ses institutions de liberté sont bien plus fortes, actuellement, que celle des nations du continent. Emmanuel Macron et le reste de l’Union Européenne ont pensé en termes de PIB cumulés et d’outils technocratiques. Or la Grande-Bretagne, certaine de son état de droit, adossée à l'immense puissance financière des Etats-Unis et partageant leur culture de la liberté politique, a fait mentir tous les pronostics. 

C’est cela aussi que signifiait la cérémonie d’ouverture d’un nouveau parlement, hier 18 décembre 2019.

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