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Retraites : cette spirale infernale qui risque de plomber aussi bien le gouvernement que les syndicats
©Eric FEFERBERG / AFP / POOL

Perdant perdant

De nombreuses manifestations sont prévues ce mardi, au sixième jour de mobilisation syndicale contre le projet gouvernemental de réforme des retraites. Le gouvernement veut montrer qu'il est réformateur mais va probablement devoir reculer face à la pression syndicale et des manifestations.

Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico.fr :  Le gouvernement semble coincé entre un retrait de la réforme qui serait très dommageable sur un plan économique et politique, et le maintien des mesures annoncés auxquelles une majorité de Français sont défavorables.

Un paradoxe semble de plus en plus sensible dans l'opinion. Selon un sondage IFOP pour le JDD (1er décembre), les Français n'ont pas confiance dans le gouvernement (64%) pour mener la réforme des retraites. Ils estiment néanmoins qu'une réforme est nécessaire (76%). Par ailleurs, les sondages du week-end ont montré que le soutien à la mobilisation grandissait. Si le gouvernement abandonne la réforme, ne risque-t-il pas d'aggraver la crise de défiance qu'il rencontre? Et plus généralement, celle de toute autorité politique ?

Christophe Boutin : Notons tout d'abord qu'il n'y a pas nécessairement contradiction entre les deux éléments que vous avancez : on peut en effet estimer qu'une réforme est nécessaire, mais ne pas avoir confiance dans le gouvernement pour la mener à bien. Par ailleurs, il faut savoir pourquoi les sondés ont répondu à ces questions très (trop ?) ouvertes. Pour la première en effet, il est possible de ne pas avoir confiance dans le gouvernement parce que l’on craint qu’il ne recule, ou, au contraire, qu'il impose de force cette réforme : dans le premier cas on est favorable à cette dernière, dans le second on lui est opposé. Pour la seconde question ensuite, estiment tous deux qu'une réforme est nécessaire celui qui valide le choix gouvernemental de la retraite à points, et donc certaines baisses, et celui qui, au contraire, considère que les retraites actuelles sont trop faibles et souhaite les augmenter… Méfiance donc en usant de ces sondages.

Ce qui est effectivement plus révélateur, c'est que - même si, classiquement, lors de tels sondages d'opinion, les Français se montrent souvent assez favorables mouvements sociaux, ou leur sont  au moins assez peu opposés -, le soutien des Français à une mobilisation qui impacte largement plus leur vie quotidienne que celle des Gilets jaunes reste ici important. Révélateur sans doute du fait qu’ils ont clairement conscience que le seul dialogue possible avec le gouvernement d’Emmanuel Macron est celui de la pression de la rue, restant finalement peu convaincus par le one man show du Grand débat. Ainsi s’expliquait d’ailleurs un soutien au mouvement des Gilets jaunes, qui, s’il a pu baisser, a très rarement été en dessous de la moyenne, et ce quand bien même y avait-il des violences lors des manifestations, une absence de lisibilité des revendications, et une défiance envers les chefs autoproclamés du mouvement : par l’impression qu’une partie de la France n’avait pas d’autre choix pour se faire entendre.

Enfin, effectivement, si le gouvernement d’Emmanuel Macron choisit de faire machine arrière sur cette réforme des retraites, présentée comme l’un des points importants du quinquennat, non seulement cela pénalisera le pouvoir actuel, mais cela augmentera aussi les doutes portant sur l’équilibre institutionnel du pays, car on aura une fois de plus l’impression que l'on ne parvient pas à réformer en France. Or, après les longues années de l'immobilisme chiraquien, après que le supposé réformisme sarkozyste ait dû affronter de plein fouet la crise financière et s’y soit perdu, après qu’un François Hollande ait su éviter de mettre le pied sur certains dossiers minés, Emmanuel Macron s'est présenté comme porteur d'une Révolution, pour reprendre le titre de son livre-manifeste, et, à peine élu, a cherché à renouer avec une verticalité du pouvoir classiquement liée à un exercice effectif de l'autorité. À cause de cela, son échec aurait sans doute un impact important sur la crédibilité de la classe politique en son entier.

Sur un plan économique, dans tous les cas, les Français ayant conscience qu’une réforme est nécessaire, l’angoisse générée par les quelques mois d’indécision et l’incertitude sur l’avenir du système de retraite ne pourraient-elles pas avoir des effets macroéconomiques négatifs (frilosité sur l'investissement, faible consommation, etc.) ?

Michel Ruimy : L’incertitude serait le nouveau concept permettant d’expliquer, au moins en partie, les dynamiques économiques. Toutefois, elle est une notion délicate à objectiver. 

Au plan historique, l’analyse économique des années 1990 distinguait habituellement 3 principaux effets de l’incertitude en matière de politique économique : du côté des entreprises, on observe un sous-investissement par rapport à ce que les entreprises avaient anticipé (elles reportent des projets tout en rassemblant de nouvelles informations car il est souvent coûteux d’inverser une décision d’investissement) et une réduction du plan d’embauches (les réajustements d’effectifs coûtent cher) ; du côté des ménages, une épargne de précaution se développe (ils réduisent leur consommation de biens durables en attendant des jours meilleurs) et des primes de risque plus élevées sur les marchés financiers. 

Aujourd’hui, mesurer l’incertitude dans les faits est un exercice au moins aussi délicat que celui de la définir. Outre l’incertitude relative au futur, il existe deux autres types d’incertitude économique : l’incertitude de « mesure » (mesure-t-on correctement l’activité ?) et celle « structurelle » (comprend-t-on bien la structure de l’économie ?). Des indicateurs, tel que enquêtes auprès des consommateurs et des entreprises, dispersion des prévisions… peuvent être mobilisés pour caractériser le niveau d’incertitude de l’économie selon une logique de « proxy ». Un indice d’incertitude économique a même été construit, en partie, sur la base de mention de certains mots-clés dans la presse (incertitude, déficit, économie…). Selon cet indice, le niveau d’incertitude actuel serait à un plus haut historique depuis le début de la série (1997), bien au-dessus des niveaux constatés après le 11 septembre 2001, de la crise de 2008 et des tensions au sein de la zone euro en 2011.

Il est cependant difficile d’établir une relation de causalité entre l’incertitude et le cycle économique. Est-ce l’incertitude qui provoque les récessions ou l’inverse ? Cette question est ardue, mais la théorie économique met en lumière des circuits par lesquels l’incertitude peut peser négativement sur l’activité en provoquant de l’attentisme et de l’inquiétude chez les agents économiques. Au plan international, on le voit déjà avec les tensions commerciales sino-américaines. Alors que les mesures douanières prises par les Etats-Unis ne concernent qu’environ 3% des importations mondiales - pas de quoi, en soi, infléchir sensiblement la croissance mondiale -, la dégradation des anticipations d’investissements et de commerce qu’elle induit est, en revanche, de nature à freiner l’activité mondiale dès maintenant.

Le gouvernement peut-il tenir face à l'opinion, alors que le niveau de soutien aux manifestants grandit ? A-t-il une réserve de soutiens ?

Christophe Boutin : Le gouvernement peut toujours tenir face à l'opinion : en France, on le sait, ce n'est pas la rue qui décide, mais le pouvoir politique régulièrement élu lors d'élections démocratiques et par là même seul véritablement légitime. Le correctif à cela est que lorsque des manifestations particulièrement importantes ont lieu contre la politique menée, et que donc, manifestement, un mouvement d'opinion majoritaire s'oppose à certains projets que l'on présente, on peut revenir en arrière. Mais rien n'y oblige. Si, par exemple, François Mitterrand fait marche arrière sur la réforme scolaire après l'immense manifestation en défense de l'école libre, les manifestations de la Manif pour tous, pour imposantes qu’elles aient été, n'ont eu aucun effet sur les choix de François Hollande.

L’un des éléments qui joue est ici la manière dont les médias prennent place dans ce débat public, partagés sur la question de l'école libre, mais quasi-unanimes sur les réformes sociétales. En ce qui concerne la réforme des retraites, tout en relayant l'ampleur des manifestations, ils laissent peu de place à des débats de fond sur les modalités de la réforme – mais encore faudrait-il que l'on en connaisse les tenants et aboutissants - ou sur les autres voies possibles.

Cela donne cette impression de réforme « inéluctable », qui n'est politiquement contestée qu'aux extrêmes - par La France insoumise et le Rassemblement national -, alors que socialement la contestation semble beaucoup plus partagée. Ce qui pose une nouvelle fois la question non seulement de l'actuelle composition du Parlement et du système électoral qui y a conduit, mais aussi, de manière plus générale, celle de la représentation par les partis politiques de certaines catégories sociales, accentuant l’impression d’une division entre élites et citoyens aboutissant à cette constitution des deux blocs que Jérôme Sainte-Marie définit comme « élitaire » et « populiste ».

Sur cette base, la réserve de soutien dont disposerait Emmanuel Macron n'existe pas en matière de réforme des retraites : il a déjà derrière lui une bonne partie du bloc élitaire, favorable à la réforme, et on voit mal comment il pourrait faire basculer des éléments du bloc populiste, qui craignent eux d’en être les perdants, pour les amener à le rejoindre. Cette fois donc, contrairement à ce qui s’est passé lors de la crise des Gilets jaunes, se présenter comme défendant le « parti de l’ordre » ne lui sera d’aucun secours.

Même si la réforme passe finalement, l’incertitude concernant les politiques économiques du gouvernement peut-elle avoir un impact ? Cet épisode politique pourrait-il avoir quoiqu’il arrive des conséquences négatives sur l’économie ?

Michel Ruimy : L’incertitude est loin d’être une nouveauté. Elle est une caractéristique intrinsèque de l’existence humaine : les entreprises, les ménages, font face à une dose incompressible d’incertitudes qu’il est illusoire de vouloir effacer. Une manière de le faire est lorsque nous n’avons pas les idées claires sur son environnement, une manière « rationnelle » de diminuer son incertitude consiste à se fier au comportement des autres agents économiques (comportement moutonnier). Le problème apparaît lorsque tout le monde procède ainsi : les agents peuvent, collectivement, avoir des anticipations qui n’ont plus de lien avec les fondamentaux de l’économie. On a déjà aperçu les dégâts lors de certains épisodes de crises financières. 

Un choc d’incertitude aurait donc des conséquences d’autant plus négatives sur l’activité nationale et sur la croissance, que son impact sera long et profond.  On pourra donc s’interroger, quatre siècles après Thomas Hobbes, si la mission fondamentale de l’Etat était de redevenir un « réducteur d’incertitudes » ou, au contraire, un « générateur d’incertitudes » ? 

Au regard de ces éléments, quel est le risque d'entrer dans une crise sociale majeure, qui ne serait ni canalisée par les syndicats, ni par l'autorité publique ?

Christophe Boutin : La possibilité de rentrer dans une crise sociale majeure semble relativement limitée, et ce pour trois raisons. La première est tout simplement le calendrier, de la même manière qu'en 2018 l'approche des fêtes avait porté un coup fatal, non pas au mouvement des Gilets jaunes si l'on se limite à cette dénomination, puisqu’il a perduré chaque samedi depuis plus d'un an et continue encore de nos jours, mais à ce qu'on pourrait appeler le premier mouvement des Gilets jaunes, le mouvement des ronds-points, le surgissement de la « France périphérique ». Après les fêtes en effet le mouvement, qui se restructure dès janvier, est plus clairement politisé et évolue en s'ouvrant aux mots d’ordre de la gauche radicale, au nom de la convergence des luttes – comme il va aussi permettre aux syndicats, chassés rappelons-le des manifestations de l'automne 2018, de revenir dans les cortèges. De la même manière, en cet automne 2019, la fameuse « trêve des confiseur » aura certainement un effet : on voit mal les transports bloqués comme ils le sont en ce moment alors que les familles veulent passer les fêtes ensemble, et il faudra attendre la mi-janvier pour que le mouvement reprenne son essor. Mais, d'ici là, des contacts informels auront très certainement eu lieu pour tenter une sortie de crise.

La seconde raison pourrait être que l'autorité publique a pu tester sur le mouvement des Gilets jaunes ses capacités de répression, policière comme judiciaire, et qu'elle est parfaitement à même de les mettre en œuvre si besoin est contre des manifestations sociales qui dégénèreraient : force peut parfois rester à la loi en France. Mais si, face à ces manifestations, il n’y a pas mise en œuvre pour l'instant de cette répression, c'est qu'il s'agit de redonner une visibilité et une légitimité à des syndicats qui étaient totalement aux abonnés absents lors du déclenchement du mouvement des Gilets jaunes. Or, le gouvernement d’Emmanuel Macron, comme tout gouvernement d’ailleurs, a besoin, pour mettre en place un dialogue social un minimum crédible, d'avoir en face de lui des interlocuteurs connus, avec lesquels des négociations sont possibles, et non un mouvement informe, sans dirigeants clairement identifiés et au programme évolutif.

Et c’est la troisième raison à l’absence de crise sociale majeure, qui vient de l’intérêt commun du gouvernement et des syndicats de théâtraliser la crise actuelle sans la faire dégénérer. Sans la faire dégénérer pour les syndicats, qui courraient alors le risque d’être une nouvelle fois dépassés par un mouvement hors-contrôle ; et sans la faire dégénérer pour le gouvernement, qui sait que pour que les syndicats soient à même de conserver cette légitimité qu’il veut leur redonner, il devra céder. Il y aura donc quelques concessions symboliques sur lesquelles syndicats et médias s’extasieront, tandis que le gouvernement expliquera plus discrètement au monde de l’économie comme à celui de la finance combien elles pèsent finalement peu au regard des avantages attendus du reste de la réforme.

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